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Mohammed Dib : La mémoire du peuple…

Article de Mohammed Dib paru dans La Nouvelle Critique, n° 112, janvier 1960, p. 88-83 ; suivi du conte « La barbe du voleur »

Folklore serait un terme impropre, en Algérie, si l’on entend par là un ensemble de contes, un artisanat, une survivance de coutumes et de croyances appartenant à un passé révolu, devenus objet de curiosité pour le touriste, prétextes à fêtes locales et, en définitive, domaine des seuls spécialistes. Le mot culture, qui pourrait paraître exagéré, me semble mieux convenir ici. En tout cas, il n’existe pas d’autre culture que celle-là, d’autre qui soit aussi authentique, aussi extraordinairement variée, aussi vivante, si vivante qu’elle continue à se faire tous les jours, sous nos yeux. Il n’est pas d’autre culture aujourd’hui, en Algérie, que cette culture du peuple. La colonisation qui a détruit les formes plus élaborées, plus « hautes », de civilisation n’a pas entamé celle-là.

C’est un trésor immense, et il serait vain de prétendre en faire le tour ou d’en dresser le bilan ; aucune tentative d’ensemble n’a été faite pour le recueillir. Ce qui n’a rien d’étonnant. Le voudrait-on d’ailleurs, qu’on ne le pourrait pas : cette culture vit. Il faut se contenter de quelques maigres travaux, entrepris souvent par des gens qui ont vu les choses de l’extérieur, ou bien de ce qu’on en sait soi-même directement, de ce qu’on a pu soi-même en recueillir. Et les résultats obtenus par une seule personne ne peuvent être que modestes.

Il est une contrée de cette culture qui est particulièrement passionnante pour un écrivain : c’est le conte. La transmission en est purement orale. La mémoire du peuple est la Bibliothèque nationale de l’Algérie. Selon qu’on se porte à la campagne ou à la ville, le caractère du conte change. Il est, là, proche de la fable et très près de la réalité, toujours plein d’humour et comportant une morale, rarement tirée en termes explicites, du reste ; ici, la fantaisie, la poésie du merveilleux prédominent.

Voici un conte caractéristique de la première catégorie.

Mohammed DIB.


LA BARBE DU VOLEUR

Imaginez-vous un petit garçon tout vif, tout déluré, qui a le diable au corps. Tel était Saïd… Il aimait sans fin courir dans les champs; quoi que fît sa mère pour le retenir à la maison, il réussissait toujours à tromper sa surveillance, et le voilà parti !

Avec d’autres enfants de son âge, il faisait les quatre cents coups ! Il allait s’ébattre dans les prés, il jouait des tours aux bêtes, il chipait des fruits dans les vergers.

Il revenait las et très excité de ces équipées. Sa maman alors le grondait. Or, le coquin, à chaque fois, savait se montrer si câlin qu’elle n’avait pas le courage de le punir. Elle lui pardonnait, mais non sans lui faire promettre qu’il ne recommencerait plus.

Ouiche ! Le lendemain, le petit brigand recommençait ! Il allait vagabonder encore plus loin, avec ses camarades.

Jusqu’alors tout se passa bien. Les gamins devinrent plus hardis. C’est ainsi que la bande, une fois, s’en fut dérober une poule chez une paysanne.

Je ne sais si c’est Saïd ou si c’en est un autre qui commit le larcin, mais je sais de manière certaine que Saïd y fut pour quelque chose. La femme eut beau chercher, menacer, — elle vint même se plaindre à la maman de Saïd — peine perdue ! Elle ne put retrouver son bien.

Et puis les années passèrent… L’affaire fut oubliée. Peu à peu, Saïd devint grand, presque un homme ; de la barbe commença à lui pousser : mais c’était une barbe de plumes !

Tout le monde en fut stupéfié, et lui, Saïd, plus encore que les autres. Les gens qui le rencontraient le dévisageaient avec surprise, puis éclataient de rire. Surtout les enfants ! Ils étaient sans pitié. Ils le poursuivaient de leurs moqueries partout où il allait. Saïd ne savait plus où se cacher de honte. Mais aussi, a-t-on idée de porter une barbe de plumes !

Il en devint tout triste et, à partir de ce moment, il n’eut qu’un désir : trouver le moyen de se défaire d’un ornement aussi gênant.

Il alla, en cachette, consulter des hommes réputés pour leur savoir.

Il les interrogeait :

— Pourquoi ma barbe pousse-t-elle en plumes ?

Hélas, en dépit de toute leur science, ces grands savants restaient muets d’étonnement devant un pareil phénomène ! Ou bien, pour cacher leur ignorance, ils donnaient des explications si embrouillées qu’on n’y comprenait rien.

Comme vous le pensez bien, ce n’est pas des explications qu’attendait d’eux le pauvre Saïd, c’est d’être débarrassé de sa barbe de plumes. Ces incapables ne firent que le rendre plus malheureux !

Restait un patriarche. Lui, ne se donnait pas pour un savant et ne se vantait d’aucun pouvoir, mais il était très malicieux.

Sans grand espoir, Saïd se décida à aller lui demander conseil. Il lui posa la même question :

— Pourquoi ma barbe pousse-t-elle en plumes ?

— Qu’as-tu fait quand tu étais petit ? demanda le vieillard.

— Avec d’autres enfants, avoua Saïd, j’ai volé une poule à une paysanne.

— Va donc voir cette femme et dis-lui la vérité.

Il alla chez la paysanne, lui raconta tout et voulut lui demander pardon : elle se mit à l’insulter. Mais à chaque injure, une plume de la barbe de Saïd volait en l’air !

Nous sommes allés tout au long de la route et nous avons trouvé un sac de perles : les grosses pour moi, les petites pour toi…