Article de Colette Guillaumin paru dans Droit et Liberté, n° 265, septembre 1967, p. 14-15

A propos du conflit israélo-arabe, certaine grande presse française s’est étrangement comportée, jusqu’à travestir la vérité. Les prises de position passionnelles se sont multipliées, qui n’avaient plus rien à voir avec le conflit lui même, et ne s’expliquent qu’en référence au contexte français. Colette Guillaumin, chargée de recherches au CNRS, et spécialiste des problèmes de la presse, explique pourquoi de telles réactions.
LA prise de position générale en faveur d’Israël, la façon et le contexte dans lequel elle se présente est à certains égards ambigüe. La spontanéité et la rapidité de cette prise de position de la majeure partie de l’opinion publique appelle un certain nombre de remarques. Qu’une partie de l’opinion ait été motivée par le désir, relativement pur, de défendre l’existence d’Israël, cela est certain et ce n’est pas dans cette direction que nous tenterons l’analyse (1). Ce choix d’Israël qu’à fait l’opinion publique, sentimental, spontané, rapide, on l’a interprété quelquefois, souvent, dans la presse, comme une manifestation de la mauvaise conscience envers les juifs. C’est une hypothèse plausible mais probablement assez optimiste. Les motivations replacées dans leur contexte apparaissent plus globales et plus complexes.
On peut noter en premier lieu que le ton des informations venant de personnes ou d’organismes favorables à Israël ne portait pas la marque du moindre malaise mais plutôt celui d’une auto-satisfaction dont il semble difficile de faire la marque de la mauvaise conscience. Il y a là une indication déjà.
On constate aussi que l’éloignement et la localisation dans l’espace du pays choisi ont joué pour l’exercice facile de cette mauvaise conscience. Le temps n’est pas si loin des événements de 41 où les juifs n’étaient pas israéliens, et où leur pays était la France… Faut-il rappeler l’un des lieux communs les plus forts et les plus enracinés de l’antisémitisme en France : celui-ci « n’en veut pas aux juifs, n’a rien contre les juifs, à conditions qu’ils soient chez eux… ou qu’ils soient ailleurs … ou qu’ils ne soient pas ici … » Tout ceci porte déjà à la réflexion et on peut se demander avec une apparence de raison si ce n’est pas le contexte et « l’adversaire » qui ont déterminé principalement le soutien à Israël beaucoup plus qu’Israël même.
D’une pierre deux coups
C’est d’autant plus probable qu’après deux ou trois jours de conflit, un certain nombre de stéréotypes défavorables à Israël ont fait leur apparition. En premier lieu les commentaires sur les résultats de la collecte de soutien à Israël, celle-ci apparaissant comme alimentée par les seules communautés juives. Ces commentaires ont pris deux formes ; l’une « ils se tiennent les coudes » (qui renvoie au stéréotype que les Anglo-Saxons appellent « clannish ») ; l’autre sur « l’incroyable quantité d’argent qu’ils peuvent réunir » qui prouvent la fragilité et l’ambiguïté de la prise de position pour Israël, qui continuent à voir la situation selon des critères extérieurs à cette situation et selon des schémas rigides dont la racine est à chercher ni dans la situation présente, ni dans celui qui en est l’objet, mais bien plutôt dans celui qui les émet.
Mais alors si ce n’est pas vraiment Israël qui est concerné et soutenu, que se passe-t-il, qui est soutenu ? Ou bien contre qui se sert-on d’Israël ? Or, un fait a été très visible dès le début, qui ne s’est démenti à aucun moment. Ce fait apparaissait même à la plus superficielle des observations : le racisme anti-arabe qui s’est déchaîné dans cette série d’événements. Israël était alors le support et le masque. Il permettait de faire d’une pierre deux coups : se dédouaner sans frais des dettes de la conscience à son égard, en exerçant sous le masque de la vertu, le mépris et la haine contre les pays arabes. Ce que sont objectivement les problèmes impliqués dans la situation joue un rôle secondaire.
Ce racisme anti-arabe s’est manifesté avec ensemble et constance, jusque dans les lieux où une certaine objectivité est habituellement pratiquée. Le ton des informations radiophoniques a été le plus souvent tout à fait significatif à cet égard, objectivité dans le rapport des faits eux-mêmes certes, et il faut le souligner, mais le ton et le vocabulaire portaient, lorsqu’il s’agissait des pays arabes, un poids en moins ou une légèreté en plus ; certains faits même, ont été rapportés sous le sceau d’une très nette ironie et ont donné lieu à des plaisanteries caractérisées. Tout ceci à sens unique. Bien entendu ce n’est jamais à proprement parler un sens précis de vocabulaire ou de traitement de l’information qui caractérise le racisme, mais la différence de traitement entre différents sujets de cette information, et c’est ce qui s’est produit. Dans l’opinion de la rue, une extraordinaire et indécente délectation s’est manifestée de « la pile récupérée par les pays arabes ». Là, depuis le début de la crise, la stéréotypie n’a cessé de s’exercer. Nous avons été les témoins d’un grand nombre de conversations où « le couteau » et « l’Arabe » associés jouaient un grand rôle. On a aussi beaucoup entendu parler de la « paresse » des Arabes. Tous ces stéréotypes étant bien entendu en dehors de quel que contexte précis que ce soit et tout à fait en dehors de la situation précise.
Plus encore, l’apparente sensibilité de cette opinion publique au malheur et à la menace s’est révélée bien anesthésiée devant les horreurs de la guerre une fois que le déroulement des événements eût satisfait ses désirs. Depuis la fin des hostilités armées, les seules manifestations d’intérêt et de solidarité qu’obtiennent les réfugiés et des hommes en train de mourir de soif, ce sont des organismes internationaux, spécialisés ou confessionnels qui les manifestent. Tout intérêt de l’opinion publique s’est évanoui, ou tend à ne pas vouloir dans un mouvement délibéré, considérer la gravité de la situation. Mépris et indifférence ? Vengeance satisfaite ? Racisme la souffrance des autres a moins d’importance, elle n’est pas de même nature, ce n’est pas la même chose …
Cette conclusion de la chaîne logique, renforce encore la certitude de se trouver devant des opinions largement déterminées par le racisme, car que signifient cette sensibilité et ces sentiments spontanés qui ne s’exercent que dans le cadre rigide de la sécurité morale, que vaut cette prise de position en faveur d’Israël qui se manifeste par la haine raciste des Arabes ? Le système raciste est un. Il peut paraître se modifier parfois. Il n’en est rien semble-t-il, d’après ce que nous venons de voir. Il ne fait que concentrer son énergie sur ce qui le concerne le plus violemment au moment X, quitte à se servir pour cela d’attitudes qui ont le bénéfice supplémentaire de le dédouaner apparemment. Les prises de positions que nous venons de constater dans ces quelques lignes permettent de voir des vérités qui ne sont pas agréables. En premier lieu à quel point les « problèmes raciaux » (on dirait plus justement racistes) sont un poison sans antidote actuellement. Ils ne se gomment jamais qu’en apparence, manifestant leur pérennité par leur réapparition immédiate, soit à côté (sur un autre groupe), soit ensuite (ils reviennent après un certain temps). En second lieu qu’ils rendent insolubles tous les problèmes où ils sont objectivement et irréductiblement l’un des éléments de la situation.
Par Colette Guillaumin
(1) Ce texte rapide est le fruit de l’écoute d’un certain nombre de commentaires et de prises de positions dans la rue, dans les conversations courantes, de l’écoute attentive et quasi constante des informations radio. Il est évident qu’il n’implique à aucun degré des commentaires de la situation elle-même. Il est seulement, à la lumière des commentaires verbaux, un essai d’analyse des significations plus ou moins inconscientes des prises de position qui se sont manifestées durant ces quelques jours de conflit armé.
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