Déclaration de Max-Pol Fouchet recueillie par Jean Liberman et parue dans La Presse Nouvelle Hebdomadaire, 9-15 juin 1967, p. 3

MAX-POL FOUCHET, vous connaissez le monde arabe puisque votre jeunesse s’est passée en Algérie et que vous y avez été en contact avec l’antisémitisme … Vous avez toujours combattu depuis, le racisme, et le sort d’Israël, sorte de patrie des persécutés, ne vous est certes pas indifférent. Aujourd’hui, dans le fracas des armes, c’est surtout à l’homme de culture que nous nous adressons. Ce Proche-Orient, où s’affrontent par les armes les civilisations juive et arabe dont la culture respective a si fructueusement coopéré dans l’Histoire, ne devrait-il pas être, au contraire, terre de coexistence ? Nous nous adressons, enfin, au progressiste, à l’homme de la paix. Au moment où la guerre est déclarée, où l’on brandit la menace de l’anéantissement d’Israël, nous ne pouvons oublier que cette guerre est le produit d’un long conflit jamais réglé et que seule une négociation d’ensemble peut assurer une véritable coexistence israélo-arabe. Mais ne faut-il pas d’abord et d’urgence – comme au Vietnam – que les armes se taisent et que cesse des deux côtés le massacre des innocents ?
Il est presque ridicule de dire que l’on est déchiré par les événements mais c’est un ridicule qu’il faut encourir car c’est une vérité. Je le suis d’autant plus, pour ma part, que toute une partie de ma vie s’est passée en contact avec l’Islam et le judaïsme dans la mesure où j’ai vécu longuement en Afrique du Nord et où j’ai constaté sur place l’opposition entre les Arabes et les Juifs de là-bas ainsi que l’opposition de la majorité des Européens d’Algérie à l’égard des Arabes et des Juifs. Je me souviens d’ailleurs d’un temps, en Afrique du Nord, où les Européens étaient plus volontiers du côté des Arabes que du côté des Juifs et auraient accepté une alliance des Arabes contre les Juifs. Ce que l’on a appelé les événements d’Algérie a transformé cette situation, si bien que les Européens d’Algérie et les Algériens juifs ont fait dans l’ensemble cause commune contre les Arabes.
Quand les antisémites deviennent philosémites
Je ne voudrais pas qu’aujourd’hui des confusions de ce genre puissent se constater. Je crains fort que les événements du Proche-Orient mettent l’antiraciste à une rude épreuve. Je crains, je l’avoue, que certains penchent d’un côté ou de l’autre, entraînés par des raisons qui n’en sont pas, par des mouvements inconscients, de vieilles rancunes obscures. Je crains, par exemple, que des Français se sentent proches d’Israël parce qu’ils ont la haine de l’Arabe. Ils ont à reprocher aux Arabes la perte de l’Algérie, Suez et même dans la classe ouvrière et parfois chez ses militants d’extrême gauche on rencontre une antipathie marquée à l’égard de l’Algérien. Cela devrait inquiéter tout antiraciste. Dans cette affreuse et déchirante épreuve nous devons sans cesse nous méfier de nos impulsions intérieures et, s’il nous fallait une leçon, elle nous serait donnée à nous, hommes de gauche et d’extrême gauche, par le comportement d’hommes de droite qui, soudain, sont philosémites alors qu’hier encore ils étaient antisémites. Comment imaginer que des gens qui, hier, auraient accepté des pogromes – et en ont accepté l’éventualité et la réalité – puissent crier d’un véritable cœur : « Vivent les Juifs », sinon parce qu’il y a un compte à régler avec les Arabes. Je vois certains, dont les sympathies à l’égard de l’O.A.S. n’étaient pas douteuses, soudain se porter du côté d’Israël, alors que dans les sentiments et l’idéologie de l’extrême droite il y a un racisme constant. Je demande donc à tous les écrivains, à tous les esprits de gauche et d’extrême gauche de faire très attention à leurs impulsions.
Cela dit, je connais aussi le Proche-Orient. J’en suis revenu même il y a deux mois et, dans un pays comme le Liban, j’ai pu voir comment toute cette région du monde était au fond une synthèse des grandes traditions religieuses, comment celles-ci étaient côte à côte. Dans ce pays si riche, berceau de tout une partie de notre culture, des cultures différentes ne devraient pas s’entredéchirer mais se juxtaposer.
La « destruction d’un peuple » me révolte
On me dira qu’il s’agit de politique et non de culture … Est-ce vrai ? Je crois que si l’on arrivait à trouver le moyen que ces cultures se reconnaissent et se respectent mutuellement on s’approcherait probablement d’une coexistence possible.
Je ne puis, cela dit, accepter que des nations se liguent pour en détruire une autre. Je n’oublie pas pour autant les torts d’Israël ; je les connais : il est inadmissible qu’on ait laissé si longtemps sans solution le problème des réfugiés mais il était tout aussi inadmissible de l’autre côté qu’on ne reconnût point Israël. En tout cas, lorsque j’entends parler de destruction d’un peuple, des hommes, des femmes et des enfants de ce peuple je me révolte. Rien, absolument rien ne peut justifier de pareilles paroles. D’autre part, je n’imagine pas qu’Israël puisse disparaître et je ne l’accepte pas.
Dénoncer les fanatismes religieux
L’agnostique que je suis voudrait signaler aussi qu’il y a des responsabilités dans ce conflit qu’on oublie un peu trop. Ce sont celles des fanatismes religieux. Voilà sans doute où conduit la religion mal comprise, non éclairée, celle que j’ai pu constater si souvent en Islam, je me permets de le dire. Car ne jouons par toujours les coupables et les fautifs : il est bien certain que l’Islam se ferme comme une porte à celui qui n’appartient pas à la communauté des croyants musulmans. Et si tous ceux qui ont lutté pour l’indépendance des pays arabes, comme c’est mon cas, ont été parfois déçus par la suite, c’est parce que, dans le combat, cette porte s’était entrouverte et, après, elle s’est refermée nettement et violemment. L’Islam veut toujours rester fermé à l’intérieur de sa vérité. On me dira que c’est la même chose pour la religions israélite : c’est possible mais je le sais moins. En l’admettant, je ne proclamerai qu’avec plus de force encore que les religions ainsi mal comprises sont des facteurs de guerre et qu’il y a dans le conflit actuel un aspect de guerre religieuse.
Le principal coupable : un impérialisme prêt au génocide
Cela ne m’empêche pas de bien mesurer que les responsabilités sont évidemment du côté politique et économique et que les coupables ce sont les grandes puissances – l’Amérique, la Russie, l’Angleterre, la France – qui devraient avoir pour idéal d’empêcher tout conflit à la surface du monde et qui, non seulement en sont incapables quand ils se produisent mais sont également incapables de les prévenir.
Ni Israël ni la coalition arabe ne se seraient lancés dans cette entreprise s’ils n’avaient été convaincus que les grandes puissances interviendraient. Et je dois dire que le principal coupable me paraît être le gouvernement des Etats-Unis d’Amérique. Car il a donné au monde, depuis des mois, l’exemple d’un impérialisme insupportable, guerrier, destructeur, prêt au génocide. La guerre du Vietnam est là pour le prouver et, somme toute, ce qui se passe au Proche-Orient n’est qu’une conséquence de ce qui se passe au Vietnam. Et c’est là encore où je m’inquiète quand je vois certains demander qu’Israël soit victorieux alors que les mêmes demandent d’autre part que les Américains soient vainqueurs au Vietnam. Quelle étrange contradiction politique !
Nous nous trouvons dans une période de confusion telle qu’il nous faut découvrir en nous-même le point central où nous pouvons revenir sans cesse pour prendre position. Ce point central, c’est pour moi l’antiracisme, mais un antiracisme total, absolu, sans concession, l’antiracisme inconditionnel. Tout ce qui relève du racisme dans une guerre semblable doit être absolument condamné. Si nous faisons cet effort sur nous-même nous nous approchons, du moins je l’espère, sinon de la paix, de la justice.
Une paix boiteuse ferait tout recommencer
Cette paix, qui ne la souhaiterait avec ferveur ? Certains en parlent mais n’accepteraient pas une conclusion munichoise. Je crois en effet qu’il faut la paix sans Munich, parce que Munich n’arrangerait rien …
Encore faudrait-il qu’on nous précisât ce que c’est que Munich en fonction du Proche-Orient où les conditions historiques et ethniques sont tout à fait différentes … mais je reprends la formule de certains politiciens : « la paix sans Munich », c’est-à-dire dans ce cas sans effondrement devant le bloc arabe. Je ne veux pas pour ma part d’une paix boiteuse.
Une paix boiteuse permettrait de gagner quelques mois, quelques années peut-être et tout recommencerait. Il faut une paix qui soit un règlement de tous les problèmes dans le Proche-Orient, non seulement – cela va de soi – celui des réfugiés palestiniens mais un règlement général, car il y a là une région du monde où demain la guerre mondiale peut prendre naissance. Si nous faisons une paix mauvaise nous aurons une nouvelle guerre dans peu de temps qui risque, alors, d’être mondiale. Arrêtons les combats avec la volonté précise, déterminée d’un règlement général de la situation dans le Proche-Orient et au Vietnam. Car, en fait, les deux problèmes, les deux guerres sont liés et l’on ne peut les séparer l’un de l’autre.
Déclaration recueillie par Jean Liberman.
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