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Jacques Tenessi : Pétrole… et nostalgies

Article de Jacques Tenessi paru dans Droit et Liberté, n° 299, février 1971 ; suivi de « L’Algérie et les mariages mixtes » par Omar Bedjaoui

AU moment où l’ex-leader de l’O.A.S. Jacques Soustelle fait à Lyon sa rentrée politique, Minute relance, avec une violence rarement atteinte, sa campagne anti-algérienne.

Si les mots ont un sens, François Brigneau, rédacteur en chef de l’hebdomadaire raciste et dirigeant d’Ordre nouveau, envisage rien moins que la reconquête de l’Algérie :

« La politique méditerranéenne de la France a toujours été, d’abord, la mise hors d’état de nuire des pirates arabes. Il n’est jamais trop tard pour la recommencer. »

En 1830 déjà …

En 1966, les gens de Minute avaient pris prétexte d’un viol imaginaire pour tenter de dresser la population contre les Algériens (Attention aux Arabes !). Cette fois, c’est dans les problèmes rencontrés en Algérie par les groupes pétroliers français (1) qu’il trouvent matière à exprimer leur racisme. Le vocabulaire de M. Brigneau (les Melons, le lumpenproletariat bicot) reflète déjà la mentalité du personnage. Mais là n’est pas l’essentiel. L’essentiel est dans la falsification des faits.

« Pour le monopole de NOTRE pétrole, écrit M. Brigneau, on a englouti des sommes fabuleuses ».

Il paraît pourtant évident – du moins à une personne intellectuellement équilibrée – que le pétrole algérien est richesse naturelle de l’Algérie. Le temps est tout de même loin où le même Jacques Soustelle proclamait dans une belle envolée que la Méditerranée traverse la France comme la Seine traverse Paris. Quant à « l’aide » apportée par la France à l’Algérie, M. Brigneau et les siens savent pertinemment qu’elle n’est pas la conséquence d’un quelconque sentiment de charité ou de solidarité.

M. François Brigneau réclame le renvoi de tous les Algériens résidant en France et ne justifiant pas d’un travail régulier. Dans un premier temps, précise-t-il.

Les lecteurs ayant été mis en condition, dans le numéro suivant, M. J.-P. Mefret prétend présenter la situation des Algériens en France, poussant l’indécence jusqu’à affirmer que ceux-ci envoient les 4/5e de leur paie en Algérie ! Combien faudrait-il donc qu’ils gagnent pour survivre ?

Il est nécessaire, devant une telle falsification, de rappeler quelques chiffres.

Au 1er juillet 1970, 455 338 Algériens de plus de 16 ans (dont 57 927 femmes) étaient recensés : 163 291 étaient employés dans le bâtiment et les travaux publics, 51 237 dans les industries mécaniques, 31 266 dans la production des métaux, 19 886 dans les industries chimiques, etc. : ils constituaient, en 1966 déjà, 42,1% de la population des bidonvilles : selon la dernière statistique connue, 21 664 avaient été admis, durant l’année 1967, dans les hôpitaux de Paris (au 1er janvier 1969, on estimait à 131 424 le nombre d’Algériens résidant dans la région parisienne).

Il est paradoxal – en apparence du moins – que Minute n’ait jamais évoqué le pourquoi et le comment de la situation des Algériens en France.

Il est plus facile de crier Au feu ! quand on a des tendances à la pyromanie.

Un député, M. Léon Feix, a demandé à M. Jacques Chaban-Delmas l’interdiction de Minute et la dissolution des groupes racistes et fascistes tels Ordre Nouveau, France, etc.

Cette fois encore, il faut bien le constater, les pouvoirs publics, le Parquet, sont restés indifférents à la campagne de Minute.

J. T.


(1) Sur 1 franc d’essence payé par le consommateur français, 47,5 centimes vont à l’Etat et 6,3 constituent le bénéfice des compagnies pétrolières. L’Algérie ne reçoit que 7,9 centimes.

– Dans une déclaration publique, la délégation extérieure du Parti de l’Avant-Garde socialiste appelle travailleurs algériens et français à former un front commun contre les racistes.


21 organisations s’élèvent contre les campagnes racistes de « Minute »

PRENANT prétexte des discussions actuelles sur les problèmes du pétrole et sur les relations franco-algériennes, une campagne d’excitation à la haine raciste se développe en France.

Dans cette campagne, l’hebdomadaire « Minute », une fois de plus, s’illustre par ses calomnies et ses injures contre les travailleurs algériens, titrant par exemple dans son numéro du 14 janvier : « Dehors les Algériens ! Ils n’ont plus leur place chez nous ! »

En vue de défendre des intérêts inavouables, qui ne sont en aucune façon ceux des travailleurs français, « Minute » n’hésite pas à falsifier grossièrement les faits. Les travailleurs algériens, comme l’ensemble des travailleurs immigrés, contribuent au développement de l’économie française ; non seulement ils ne bénéficient pas de faveurs particulières, comme l’affirme « Minute », mais ils subissent au contraire de multiples discriminations et sont victimes d’une exploitation renforcée.

Le racisme est une plaie de notre société. La méconnaissance ou la déformation systématique des réalités en sont les véritables causes. Il est une atteinte à la dignité et aux droits des travailleurs immigrés. Il est préjudiciable aux Français eux-mêmes.

Nous ne pouvons le tolérer.

Nous ne pouvons accepter que les Pouvoirs publics restent passifs devant de telles campagnes. Ils doivent user des dispositions légales existantes pour s’opposer à toutes les excitations au racisme.

1971 étant l’ « Année internationale contre le racisme », nous demandons que viennent d’urgence en discussion les diverses propositions de lois déposées depuis longtemps au Parlement contre la discrimination et la diffamation racistes.

Accueil et Promotion – Amitié et Promotion – ASCOFAM – C.F.D.T. – C.G.T. – Christianisme social – CIMADE – Comité d’Aide médicale aux Migrants – Convention des Institutions Républicaines – F.A.S.T.I. – Fédération de l’Education Nationale – France-Algérie – G.A.L.E.T. – Jeune République – Ligue des Droits de l’Homme – Mouvement Chrétien pour la Paix – Mouvement contre le Racisme, l’Antisémitisme et pour la Paix (M.R.A.P.) – Objectif 72 – Pax Christi – Parti Communiste Français – Parti Socialiste Unifié.

Paris, le 2 février 1971


Tribune

L’Algérie et les mariages mixtes

RÉCEMMENT, à l’initiative du ministre algérien de l’Enseignement originel et des Affaires religieuses, M. Mouloud Qassim, une brutale offensive a été lancée contre la liberté du mariage et on a pu lire dans la presse officielle des « études » imprégnées de racisme et de xénophobie.

A l’issue d’un séminaire sur « la pensée islamique » présidé par le même ministre, les participants ont réclamé des « autorités compétentes dans le monde islamique » qu’elles interdisent le mariage avec les étrangères et les étrangers.

L’offensive menée par Mouloud Qassim et ses amis – de nombreux hauts fonctionnaires, ministres et cadres politiques sont mariés avec des étrangères – ne peut être expliquée que par la situation politique et sociale de l’Algérie.

Les « arguments » avancés sont révélateurs …

Il est paradoxal – c’est le moins qu’on puisse dire – que M. Mouloud Qassim ait cité en exemple le refus du Grand Rabbin de Tel-Aviv d’unir la petite-fille de M. Ben Gourion à un officier israélien parce que la mère de celle-ci, convertie au judaïsme, n’était pas juive de naissance.

Il est irritant, du moins pour des musulmans, d’entendre que

« si l’Islam permet aux musulmans de se marier avec des femmes de confession chrétienne ou juive, il vaut mieux renoncer ».

Il est surprenant, pour un Algérien émigré, qu’un responsable gouvernemental puisse affirmer que les conditions qui l’ont obligé à l’exil sont « à jamais révolues ».

Enfin, il est indigne – le peuple algérien ayant lutté pendant des décennies contre le colonialisme et son corollaire le racisme – qu’un Algérien puisse écrire dans un mensuel officiel :

« Le mariage mixte, dans la forme actuelle des rapports entre les hommes et les nations, apparait comme une superstructure non viable, nocive même, où les chocs des deux protagonistes qui se mésestiment et ont peur l’un de l’autre, aboutissent à la fabrication d’infra-humains – leurs enfants – meurtris, douloureux, ballottés entre deux mondes qui s’affrontent. »

Cela signifierait que telle jeune tille, issue d’un mariage mixte et que poursuivaient pendant la guerre de libération toutes les polices et l’armée pour sa participation au mouvement national appartiendrait à la catégorie des « infra-humains » !

L’offensive de M. Qassim et de ses amis est de toute évidence « à usage interne : » Elle apparait comme une tentative de diversion. Le gouvernement algérien a établi un plan de réforme agraire qui tend à abolir des privilèges qui s’étaient maintenus dans l’Algérie indépendante.

C’est quand la mise en application de ce plan se pose concrètement qu’on tente arbitrairement de mobiliser le peuple algérien sur des problèmes « abstraits ».

Déjà en 1963, au moment où la gestion des entreprises industrielles et agricoles par les travailleurs eux-mêmes allait être institutionnalisée, les mêmes hommes avaient prétendu défendre la pureté de l’Islam par les mêmes procédés …

La presse officielle algérienne paraissant en France a « ignoré » la campagne menée au pays. Pourtant, en Algérie, on avait insisté sur la nécessité de préserver les émigrés de la tentation du mariage. Mais les travailleurs algériens en France sont confrontés à des problèmes concrets et on le sait bien à Alger !

Omar BEDJAOUI.