Editorial d’Albert Lévy paru dans Droit et Liberté, n° 303, juin 1971, ; suivi de « Verrons-nous de nouvelles ‘ratonnades’ ? » par Jacques Desmoulins

PAS de pétrole … pas de café !… » Cette réplique d’un patron de bistrot à un Algérien illustre dans un raccourci saisissant le passage d’un litige entre Etats aux discriminations individuelles, de la rancœur des grandes compagnies à la haine contre d’humbles travailleurs. C’est l’adaptation pure et simple du slogan de Minute : « Ils nous chassent, chassons-les ! » visant à faire des immigrés nord-africains en France, les boucs émissaires privilégiés du moment.
Il ne s’agit pas seulement d’invectives : les excitations au racisme, par presse, tracts ou graffiti, les menaces répétées d’Ordre nouveau se traduisent de plus en plus en actes criminels. On déplore dans plusieurs régions des agressions et des « ratonnades », évoquant les sombres jours de la guerre d’Algérie. Il ne s’agit pas seulement d’initiatives « privées », puisque l’on constate l’impunité quasi générale des coupables, alors que des représentants de l’autorité publique couvrent ou exécutent les actes d’intimidation qui frappent l’immigration algérienne : licenciements abusifs, refus d’embauche, tracasseries administratives, expulsions.
Qu’on ne s’y trompe pas : l’économie française a besoin actuellement et du pétrole algérien et de la main-d’œuvre algérienne ; de même que le gouvernement d’Alger a intérêt aux échanges économiques mutuellement avantageux et au maintien des immigrés en France pour une durée indéterminée. Ni la coopération, ni l’immigration ne portent donc la marque d’un total désintéressement qui ne serait payé en retour que par une ingratitude sans bornes. Ainsi, le chantage exercé contre les travailleurs algériens ne correspond pas à une réalité, et leur éventuel départ ne saurait remédier aux difficultés résultant de la nationalisation du pétrole.
POURQUOI alors cette campagne, ces exactions ? Tout se passe comme si l’on voulait dans certains milieux, profiter du présent litige pour, d’une part, aggraver encore la condition économique et sociale des travailleurs algériens, les rendre plus vulnérables et plus dociles, en faisant peser sur eux l’insécurité, et d’autre part dresser contre eux l’opinion publique.
Ce sont d’ailleurs les immigrés dans leur ensemble qui, depuis quelque temps, par une soudaine et convergente sollicitude, sont présentés de diverses façons comme un grave problème, justifiant la peur et l’inquiétude, comme un danger pour l’équilibre de notre société. Même pour les défendre, parfois, on les sépare, on les isole.
Veut-on ainsi freiner le mouvement fécond qui les unit de plus en plus aux travailleurs français, à l’heure où s’affirme la dignité et la combativité des O.S., catégorie où les immigrés sont nombreux ? Veut-on, selon une méthode éprouvée, détourner contre « les étrangers » la « morosité » bien connue pour en masquer les causes ?
Une telle hypothèse n’est pas à exclure, lorsqu’on voit se manifester avec insistance d’autres « racismes », c’est à dire d’autres formes de division et de diversion, opposant par exemple jeunes et adultes, commerçants et consommateurs, ouvriers et fonctionnaires, tandis que l’aspiration à l’ordre se trouve trop souvent opposée à l’exercice des libertés démocratiques.
ENTRE autres sujets de réflexion, nous citerons la mésaventure de ce Parisien d’origine juive, fils de déporté, qui, excédé par une manifestation antisémite d’Ordre nouveau, a menacé des nervis de son pistolet. Frappé, blessé, hospitalisé, il a été poursuivi et condamné à six mois de prison. Sans approuver cette riposte individuelle, on peut poser la question : quelles condamnations ont sanctionné, les meurtriers qui, récemment, dans plusieurs villes, ont tiré sur des jeunes sans défense ?
Le désordre n’est pas plus le fait des immigrés que celui des jeunes. Il est dans les campagnes de haine, dans une répression aveugle, dans l’insuffisance criante des crédits auxquels les uns ou les autres ont droit pour répondre aux besoins les plus élémentaires.
Face aux confusions de toutes sortes, il y a une immense tâche de clarification, une nécessité constante de vigilance pour tous ceux qui entendent combattre le racisme. Et défendre la démocratie.
Albert LEVY.
Verrons-nous de nouvelles « ratonnades » ?
Une campagne anti-algérienne se développe en France
VOICI quelques extraits d’un tract distribué fin mai à Dijon et signé « Groupe d’union des nationalistes ». Nous y lisons :
« Aujourd’hui les plus bornés mesurent avec stupeur la catastrophe : les fellaghas augmentent massivement le prix du pétrole. Ils nous le supprimeront bientôt … On baisse culotte … et on recule les fesses ouvertes. »
Passons sur ces formules typiquement fascistes pour arriver à l’essentiel de ce tract :
« Hier on humiliait le drapeau et on bazardait nos intérêts essentiels. Aujourd’hui on abdique l’honneur, le respect de soi, la fierté nationale et le simple courage. Bafoué, détroussé, cocufié, le peuple français en a marre ! Ils nous chassent, chassons-les. »
Ce genre de prose peut paraître trop outré pour être dangereux, sans doute si on l’isole de son contexte, car dans la même période Minute poursuivant ses excitations à la haine se déchaîne à propos d’un accident qui s’est produit à Maisons-Laffitte le 9 mai. Ce jour-là un enfant est écrasé par un camion. Cet enfant est portugais, ce qui donne bonne conscience au rédacteur de Minute qui ne nous a pas habitués à tant de sollicitude pour les travailleurs immigres. Le titre est révélateur : « Un bambin de 7 ans écrase par un Algérien ivre. » Citons quelques phrases de l’article :
« Ici le tueur est un Arabe. » « Eux (les Algériens), se sentent, se savent les occupants privilégiés d’un grand pays ouvert à la lie nord-africaine. » « Et la marée brune monte toujours dans le grand silence complice … »
Ce genre d’argument, nous le retrouvons dans Rivarol, dans d’autres publications quotidiennes et hebdomadaires où les initiatives de M. Bidault, pour faire du 13 mai 1971 une manifestation anti-algérienne, ont trouvé une large place.
Tout se passe comme si, une fois encore, on voulait faire retomber sur les Algériens résidant en France, la responsabilité du contentieux pétrolier franco-algérien. Nous retrouvons dans cette presse les idées d’Ordre Nouveau. Par exemple le slogan « ils nous chassent, chassons-les ».
Cette campagne se développe au moment où les gouvernements français et algériens ont eux-mêmes solennellement proclamé leur volonté de maintenir à l’écart de leur différend économique les éléments humains de la coopération.
De plus, pouvons-nous ignorer que la présence en France d’une forte émigration algérienne, vieille de plus d’un demi-siècle, est une composante essentielle de cette coopération, mais, plus encore, des liens que l’Histoire a tissés entre les deux peuples et que n’ont pu anéantir sept années de guerre ? Il est reconnu que les travailleurs algériens, au même titre que tous les travailleurs étrangers, contribuent à l’essor de l’économie française en accomplissant les travaux les plus durs et les plus ingrats.
Déjà des attentats …
Cependant, le déchaînement de la presse, des organisations fascistes et racistes, trouve, c’est certain, des échos dans notre pays. Nous en voulons pour preuve le communiqué récent du Conseil national de la C.F.D.T. qui dénonce
« des brimades, des tracasseries multiples, parfois des voies de fait ( … ) exercées dans certaines entreprises contre des travailleurs algériens ( … ), le refus d’embaucher des travailleurs algériens au mépris ( … ) de la réglementation du travail ( … ), des expulsions « à la sauvette » ( … ) ordonnées notamment dans la région du Nord, sans que les ressortissants algériens visés par ces mesures puissent exercer la moindre défense. »
Cette situation qui se dégrade devient inquiétante. D’autant plus que les pouvoirs publics font preuve d’une passivité coupable qui ne peut qu’encourager le développement d’un courant raciste anti-algérien.
Les quelques faits que nous allons citer, parmi d’autres, montrent à l’évidence que toutes les craintes sont justifiées. Le 13 mars dernier, à Bonneville (Haute-Savoie), un travailleur algérien, Amar Saadi, est attaqué et frappé à la tête à coups de manivelle : il en meurt. Au mois d’avril, à Martigues (Bouches-du-Rhône), un ressortissant algérien, M. Djefalila, est tue par une bande de voyous. Le 22 avril, à Ivry (Val-de-Marne), M. Bekar-Ekala, pour avoir vole un yaourt est blessé par balle, par un policier qui le frappe ensuite à coups de pelle. Le 3 mai, à Saint-André-de-Nice, M. Rachid Koachba essuie plusieurs coups de feu en rentrant chez lui. Le 1er mai, à Toulouse, le siège de l’agence Air-Algérie est attaqué de nuit pas six individus vêtus de vestes kaki. Le 17 mai, sur le cours Wilson, à Toulouse encore, un groupe de parachutistes attaque et blesse à coups de ceinturon quatre travailleurs algériens.
Ces attentats racistes suscitent la réprobation. Ce fut notamment le cas à Toulouse où avec le M.R.A.P., les diverses organisations politiques et religieuses ont protesté contre « des comportements racistes nés d’un climat habilement entretenu ». Nous devons cependant constater que la riposte face à cette campagne raciste n’atteint pas l’ampleur voulue. Il appartient à tous les démocrates, à tous les militants anti-racistes – ceux du M.R.A.P. doivent se sentir particulièrement concernés – de riposter immédiatement et avec force à chaque manifestation du racisme. Sinon, dans le climat de haine savamment entretenu, les risques de nouvelles « ratonnades » ne sont pas à exclure. Et les silences du gouvernement, sa mansuétude par rapport à la montée de cette campagne anti-algérienne, ne peut que nous renforcer dans nos craintes.
Dans cette perspective nous pensons qu’est encourageant le geste d’une cinquantaine d’Européens travaillant à El Asnam (ex-Orléansville) qui, dans une pétition, expriment
« leur volonté de voir les étrangers se promener dans les rues de France sans craindre à chaque instant de se faire tabasser ( … ) ou étrangler ( … ) pour des raisons de couleur de peau. »
Jacques DESMOULINS.
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