Editorial d’Albert Lévy paru dans Droit et Liberté, n° 308, décembre 1971 ; suivi de « Qui a tué Djellali ? » par Jacques Desmoulins ; « Peut-on être algérien et délégué ? » ; « Du racisme à la torture » par Harry Salem dit Henri Alleg ; « La bataille d’Alger » ; « Sous le soleil de Jean Sénac » par Jean Cussat-Blanc

ASSASSINAT d’un garçon de quinze ans dans le dix-huitième arrondissement de Paris ; coups de feu contre toute une famille et tentative de noyade à Angers ; menaces et brimades contre un candidat aux élections du personnel chez Citroën, à Levallois ; agressions à Paris contre un cinéaste qui est gravement blessé, à Boulogne contre un travailleur qui meurt sous les coups ; attaques de commandos contre des passants, à Lyon dans le style de l’O.A.S. : la liste s’allonge des crimes et des sévices dont sont victimes depuis quelques semaines des Algériens et parfois d’autres immigrés en France.
Si ces actes traduisent parfois la fureur meurtrière qui s’empare de racistes forcenés lorsque leurs passions se déchaînent, ils sont souvent le fait de groupes organisés.
CETTE escalade de la violence, introduisant en France les mœurs qui sont l’apanage des pays les plus racistes, s’inscrit dans le contexte de la dure exploitation qui frappe particulièrement les travailleurs immigrés dans notre société : bas salaires, travaux les plus pénibles, entassement dans les bidonvilles, les caves ou les garnis sordides, dans les quartiers transformés en ghettos. Elle est un effet des excitations à la haine, des appels aux sentiments de peur, et de mépris, répandus par une certaine presse, par des tracts, des graffiti qui déshonorent notre pays.
En cette période de crise économique, de chômage et d’insécurité, où tant de Français connaissent des difficultés de toutes sortes, le racisme tend à diviser en groupes hostiles les travailleurs, la population, alors que tous doivent faire face aux mêmes problèmes. Arme antidémocratique, le racisme tend à désigner à l’opinion des « boucs émissaires » pour détourner d’une analyse lucide et d’une lutte cohérente ceux qui cherchent à améliorer la situation. C’est donc dans l’intérêt de tous, dans l’union, qu’il convient de barrer la route au racisme.
Nous constatons que, dans le cadre de l’Année internationale de lutte contre le racisme, proclamée par l’O.N.U., et qui va bientôt s’achever, les pouvoirs publics n’ont pris aucune disposition concrète pour combattre ce fléau. En particulier, aucun des actes criminels perpétrés par des racistes pendant le conflit pétrolier franco-algérien, au printemps dernier, n’a donné lieu à des arrestations ou à des poursuites.
DEVANT la montée des périls, sans démagogie et avec le souci permanent de ne pas aggraver les tensions, le M.R.A.P. demande que soient prises sans délai les mesures suivantes :
– Mise hors d’état de nuire et châtiment impitoyable des auteurs d’exactions racistes ;
– Poursuites contre les publications qui provoquent systématiquement la haine :
– Adoption des propositions de lois du M.R.A.P., déposées au Parlement depuis 1959, contre les discriminations, la diffamation et toutes les menées racistes ;
– Vote et application de lois assurant l’égalité sociale des immigrés, l’alphabétisation et la promotion, un accueil humain et organisé de ces travailleurs ;
– Financement par l’Etat et le patronat d’un plan d’urgence pour la suppression des bidonvilles et des taudis, afin d’assurer un logement décent à tous les mal-logés français et immigrés ;
– Mise en œuvre des grands moyens d’information et développement des activités culturelles pour éclairer l’opinion publique sur les problèmes de l’immigration, combattre les préjugés racistes et xénophobes.
Nous appelons tous ceux – sans distinction d’origine ou d’opinion – qui condamnent le racisme, à se mobiliser pour lui faire échec, pour exiger des pouvoirs publics les mesures urgentes qui s’imposent.
Albert LEVY
Immigrés
Qui a tué Djellali ?
IL s’appelait Djellali Ben Ali. Il avait quinze ans. Le mercredi 27 octobre, il a été assassiné, au 53, rue de la Goutte-d’Or, dans le 18e arrondissement de Paris. Il allait chercher son lait. L’escalier ou il est tombé, la tête éclatée par la balle qui l’a frappé, pose le décor de ce qu’on appelle un fait divers.
Fait divers ? Cela ne fait aucun doute pour certains. Conclusion normale d’une affaire passionnelle, affirment-ils : le mari trompé s’est vengé. Il ne faut pas chercher plus loin. Et la grande presse, celle qui affiche toujours le crime à la « une », glisse et tourne la page.
C’est l’attitude déjà observée lors du crime de Boulogne, quand Gacem Ali fut roué de coups par des voyous et en mourut dans la première quinzaine d’octobre. Même silence gêné en ce mois de novembre quand le cinéaste Mohammed Zinet, réalisateur de Tahya ya Didou, est agressé au Quartier Latin.
Mais les « Coudreaux », c’est autre chose ! Un rentier français, roué de coups, et qui en meurt, ça, cela vaut des « manchettes ». Pourquoi cet amalgame des faits divers ? Parce que des Algériens y jouent un rôle : agresseurs aux Coudreaux, agressés dans les autres cas. Avec mort d’homme le plus souvent. Quand c’est l’Algérien qui est tué, il ne peut s’agir que d’un fait divers banal, qu’on ne parle surtout pas de racisme.
C’est ainsi, qu’en général, ce qui est devenu « l’affaire Djellali » a été présenté. On s’appuie pour cela sur des données contrôlées donc incontestables : Djellali était turbulent, bagarreur, la police le connaissait bien (il avait quinze ans !). De plus, il était malade, sujet à des crises d’épilepsie. Mais beau garçon. Et comme l’épouse de M. Pigot, le meurtrier, ne dédaignait pas de « rendre visite, quand elle s’ennuyait, à ces Arabes … », il n’en faut pas plus pour accréditer la thèse du crime passionnel. On ajoute encore la légitime défense. Mais les cartouches qui ont tué ont été achetées une semaine avant. On dit encore que Djellali « avait menacé à plusieurs reprises M. Pigot, le concierge de l’immeuble ». Mais il a été attaqué par derrière, et c’est dans la nuque qu’il a été frappé. Mais le mercredi 20, huit jours avant le crime, le concierge avait menace la tante de Djellali, chez qui il vivait, jetant dans leur magasin des cartons ramassés près des poubelles, il criait : « Gardez vos ordures chez vous et rentrez dans votre sale pays » et tirait sur elle avec un pistolet d’alarme chargé à blanc. Des témoins existent. Le jeudi, c’est Djellali lui-même qui est agressé par les époux Pigot. Crise d’épilepsie chez le gamin. Et hôpital.
Plainte de l’oncle au commissariat de police :
« Ça ne nous regarde pas », lui est-il répondu. Nouvelle démarche auprès d’un avocat avec qui est pris rendez-vous pour le mercredi 27, à 14 heures. Djellali n’est pas allé au rendez-vous. Son sang, depuis le matin, maculait le plafond et le mur de l’escalier du 53, rue de la Goutte-d’Or.
Ces faits, et d’autres que nous ne pouvons pas tous citer, tempèrent un peu l’engouement avoué pour le seul fait divers, pour le crime passionnel.
Et puis, il y a l’environnement. Nous sommes dans le 18e arrondissement où la politique d’immigration a parqué, par milliers, des familles d’Algériens. Ils sont aujourd’hui une très forte minorité dans ce quartier. Parfois majoritaires dans certaines rues. Cela ne peut pas ne pas créer de difficultés. Et cela d’autant plus que des journaux racistes, des groupes racistes enveniment les rapports. Surtout quand quelques « bonnes âmes » s’emploient à dresser les communautés les unes contre les autres. C’est ainsi qu’une feuille, Paris-demain, a vu le jour dans le 18e. Son premier numéro est daté de novembre. Elle ne cache pas ses visées électoralistes au niveau du Conseil de Paris. Et sous le titre « Voici notre dossier noir », on peut lire, sur deux pages, ce genre de prose :
« Sortir le soir est devenu une véritable expédition ou presque », « Les contrôles ne sont qu’occasionnels. L’absence d’agents musulmans ou arabisants laisse abandonnée à toutes les tentations de la délinquance une population immigrée qui a besoin d’être aidée. Les voyous prolifèrent », « Un quartier entier est ainsi en train de devenir le lieu de « loisirs » des dizaines de milliers de travailleurs immigrés », « Par quel abus autorise-t-on, par exemple, des ressortissants étrangers à acquérir à bas prix – après avoir rendu la vie impossible aux propriétaires – des cafés, des magasins dont la « colonisation » tend à donner un caractère irréversible à une occupation qui s’étend constamment. »
Cela, c’était avant le crime. Les lendemains du crime confirment l’analyse, puisqu’une pétition a circulé immédiatement, demandant la libération de
« Monsieur Pigot » qui a tué le « dénommé Ben Ali » qui « l’avait menacé à plusieurs reprises ». Cette pétition adressée à M. Bernasconi, député U.D.R. du 18e, reprend les thèmes de la feuille Paris demain, et, bien entendu, exige des mesures policières plus fermes dans le quartier.
Parallèlement, des groupes irresponsables, sous prétexte de défendre les Algériens, provoquent des incidents qui isolent les immigrés et justifient la présence permanente de la police.
Ainsi, avant le crime existait une situation que certains ont exploitée de façon raciste. Le crime commis, la situation nouvelle est encore exploitée de façon raciste. Alors qui a tué Djellali ? Crime passionnel ou racisme ?
Jacques DESMOULINS.
Une histoire d’amour
Peut-on être algérien et délégué ?
MESSAOUD BENGHELLAB est algérien. Il travaille chez Citroën, à Levallois. Cette entreprise emploie 5 800 travailleurs dont 4 856 horaires. La main d’œuvre immigrée représente environ 85% de cette catégorie. L’écrasante majorité de ces travailleurs est O.S.
Citroën offre une autre particularité : celle de posséder une organisation syndicale, la C.F.T. (Confédération française du travail) qui, en collaboration avec la direction, fait régner sa loi dans l’entreprise et s’oppose violemment et par tous les moyens au développement des syndicats ouvriers.
Messaoud Benghellab a adhéré à la C.G.T. il y a deux ans. Ouvrier conscient il se fait souvent le porte-parole de ses camarades immigrés. En juillet dernier, il donne son accord verbal pour figurer sur la liste C.G.T. lors des élections des délégués de novembre.
A partir de ce moment, il devient le point de mire de la direction et de la C.F.T. Rien ne lui est épargné. D’abord et pendant deux jours, un chef d’équipe et un contremaître se relaient, à côté de sa machine, le traitent de fainéant et autres injures plus grossières les unes que les autres.
Dans le même temps, une vaste campagne est orchestrée. Aux travailleurs immigrés on dit :
« Il faut être bien avec la direction, il faut être bien avec la C.F.T., ce sont eux qui vous donnent du travail, donc qui vous donnent à manger. »
Aux autres travailleurs, on suggère qu’ils ne peuvent être défendus par un Algérien et tous les sous-entendus racistes et xénophobes sont utilisés. Quant à Messaoud Benghellab, on l’oblige à prendre une carte de la C.F.T. Pour le protéger, la C.G.T., dépose immédiatement sa candidature pour les élections.
Alors la pression s’accentue et le processus s’accélère. Dès la deuxième semaine d’octobre Messaoud est muté de poste. Le 27, il est convoqué par « l’interprète » de la direction qui veut lui faire rendre sa carte de la C.G.T. Le 28, il tombe malade et se soigne chez lui (ils sont quatre dans la même pièce). Là, du 28 octobre au 2 novembre, la pression va se poursuivre. Quatre fois la C.F.T. conduite par un délégué bien connu, lui rendra visite. Toujours pour qu’il abandonne la C.G.T. La menace intervient : « On va te couper la tête si tu n’obéis pas. »
Le 2 novembre, dans un tract, la C.G.T. dénonce ces méthodes. Le 4, la C.F.T. distribue un tract où elle présente une lettre écrite en arabe par Messaoud. Celui-ci aurait donc cédé ? Non, c’est un faux, car Messaoud ne sait ni lire ni écrire dans sa langue maternelle.
L’inspectrice du travail intervient le même jour. Elle convoque Messaoud pour 14 h 30. Il veut se rendre à cette convocation. Mais, à 14 h 15, il est intercepté par un commando C.F.T. qui veut l’obliger à distribuer lui-même le faux. Ce qu’il fait pour quelques exemplaires et sous la menace, puis disparaît.
Messaoud, nous l’avons dit, est un travailleur conscient. Il sait, et de nombreux immigrés avec lui, qu’il est nécessaire que ceux-ci soient représentés parmi les délégués pour être mieux défendus. Il maintient donc sa candidature.
Les élections ont eu lieu. La C.G.T. a gagné en voix, en pourcentage. Elle obtient même un délégué supplémentaire. Messaoud est élu. C’est un échec pour la direction Citroën et son « syndicat-maison ».
Mais il y a plus que cet échec : car si les travailleurs immigrés sont les plus atteints par la répression patronale et la C.F.T., cette répression n’épargne pas les travailleurs français. Immigrés et Français ont mené ensemble une action les intéressant tous. C’est une victoire sur les tentatives de division que le racisme et la xénophobie engendrent. Et cela, chez Citroën, il fallait le faire !
Du racisme à la torture
Par Henri Alleg
L’auteur de « La Question », s’agissant de la torture,
peut témoigner. Il sait dans sa chair, de quoi il parle.
Son analyse du livre du Général Massu n’en est que
plus précieuse
UNE exceptionnelle publicité a entouré la sortie récente du livre du général Massu, « La vraie bataille d’Alger ». Ce n’est pourtant pas la valeur de l’ouvrage qui justifie ce bruyant lancement, car les lecteurs y chercheront vainement un épisode inédit, une révélation historique ou un jugement politique nouveau sur les événements évoqués. Ceux qui auront ouvert le livre avec l’espoir d’y trouver un témoignage de première main sur la guerre d’Algérie, le refermeront en restant sur leur soif. Ce ne sont évidemment pas non plus les qualités littéraires du général parachutiste, plus à l’aise dans le maniement des commandos répressifs que dans celui des idées, qui suscitent cet intérêt tapageur. Personne d’ailleurs, même parmi ces journalistes proches de l’auteur et qui furent en d’autres temps des « jusqu’au-boutistes » de la guerre coloniale, ne s’est risqué à prétendre le contraire car nul ne se trompe sur les raisons d’un succès commercial qui tient avant tout, comme nombre d’autres, au scandale qu’il soulève.
« Lisez ce livre ! Du jamais vu, du jamais dit ! Un général de l’armée française avoue qu’il faisait torturer ses prisonniers ! Les tortionnaires ? Des hommes aux qualités morales exceptionnelles, affirme Massu ! »
Ces lignes – au point où l’on en est – pourraient très bien figurer sur la bande de lancement du livre. Elles résumeraient sans en trahir l’esprit le thème général d’une opération bâtie pour tenter de justifier la torture et réhabiliter les tortionnaires.
A la vérité, les aveux du général Massu n’apportent pas non plus de révélation extraordinaire, même dans la connaissance de la « pratique » de la guerre d’Algérie. Il y a bien longtemps que l’opinion dans sa grande majorité ne doute plus de la véracité des témoignages nombreux qui dénoncèrent à l’époque le traitement indigne infligé aux prisonniers algériens : mais ce qui est effectivement nouveau, c’est qu’un militaire français de haut rang s’en fasse gloire – cela au pays de la Déclaration des Droits de l’Homme et au moment même où des méthodes semblables utilisées par les Américains au Vietnam, soulèvent une telle indignation que certains officiers ont dû, malgré tout, venir s’en expliquer devant les tribunaux de leur pays. Cette apologie de ce qu’il faut bien appeler des crimes de guerre – puisque c’est ainsi que, depuis Nuremberg, les qualifie la jurisprudence internationale – n’a pourtant suscité aucune sorte de réaction dans l’aréopage des détenteurs du pouvoir pourtant chargés de veiller sur l’honneur et le crédit de la nation.
Faut-il rappeler qu’au temps de la guerre d’Algérie, les hommes courageux qui luttaient pour la paix en Algérie et osaient dire ce qu’ils savaient des massacres collectifs de population, des exécutions sommaires, et des « usines à torture » mises au point par les services du général ne jouissaient pas d’une telle mansuétude ? Ils étaient poursuivis devant les tribunaux, sanctionnés lorsqu’ils étaient militaires comme le fut lui-même le général Pâris de la Bollardière, accusés de calomnier la France et son armée parce qu’ils refusaient seulement de faire endosser à leur pays les horreurs que le général Massu revendique allègrement aujourd’hui.
C’était l’époque où Michel Debré, alors premier ministre, s’expliquant à la tribune du Sénat (1) sur la saisie du livre « La gangrène » qui dénonçait les sévices exercées en France par certains policiers, s’indignait de son caractère « outrageusement mensonger et diffamatoire représentant simplement un assemblage de mensonges ».
« Le parquet, ajoutait-il, est saisi, d’une plainte en calomnie et en diffamation … Je ne voudrais pas qu’on dise que ce livre infâme, rédigé par deux auteurs infâmes, représente en quoi que ce soit l’ombre de la vérité ».
Les temps ont décidément bien changé puisque, ce qui était « calomnie » hier et attirait sur ses auteurs les foudres du pouvoir, est aujourd’hui vérité avouée, bonne à publier et à diffuser par les voies de la télévision et de la radio d’Etat.
Il faut dire aussi qu’à l’époque, le général Massu était lui-même moins disert. Les ordres qu’il donnait pour l’utilisation systématique des électrodes, de la baignoire et d’autres supplices, et pour la destruction « physique » et sans jugement des résistants algériens, étaient marqués du sceau du secret. Il n’y a pas si longtemps encore, à l’occasion d’un procès où il témoignait en faveur de l’un de ses anciens subordonnés qui s’est illustré depuis parmi les mercenaires du Katanga – il jurait ne rien savoir des méthodes d’interrogatoire pratiquées sous son règne puisqu’il ne « descendait pas sur le tas ».
La « franchise » dont certains voudraient au moins créditer le général, se révèle donc n’être qu’une franchise à éclipses. Il n’hésite pas plus à taire ou à travestir la vérité lorsqu’il y trouve son compte : ainsi de cette torture à la française « parfaitement supportable … comme chez le dentiste … qui ne porte pas atteinte à la dignité ou à l’intégrité physique des prisonniers », à l’exception sans doute des milliers d’Algériens qui sont morts sur la planche à tortures et dans les « corvées de bois », à l’exception aussi des milliers d’autres que la souffrance a rendu fous et marqués pour toujours, ainsi également de la « fuite» de Maurice Audin et du « suicide » de Ben M’Hidi, ainsi de ces tortionnaires choisis pour leur « haute valeur morale», ainsi enfin de ces contre-vérités lancées pour discréditer des hommes et des femmes qui combattirent pour l’indépendance de l’Algérie.
La politique, affirme aussi le général, n’était pas son affaire. Sa mission, était de protéger la population européenne contre les « terroristes ». Pour cela il lui fallait être renseigné et pour l’être, une seule méthode était efficace, celle de la « question », jugée « nécessaire et moralement valable » (2). Sur « l’efficacité », il suffit aujourd’hui de dire que ces méthodes n’ont pas empêché l’Algérie de conquérir son indépendance pour démontrer que les hommes qui se sont abaissés à les pratiquer n’ont rien changé à ce que l’Histoire exigeait. Le seul résultat de la torture et des exactions généralisées a été de rendre la décolonisation plus difficile en préparant le terrain à l’O.A.S. et en contraignant des centaines de milliers d’Européens d’Algérie au départ. Mais le général se fait plus simple qu’il n’est. Il n’est pas si incolore qu’il le prétend et il savait quelle politique il servait. Celle-ci répondait parfaitement à ses propres sentiments qui s’expriment dans son livre, malgré les précautions qu’il prend. Il servait le colonialisme qui ne peut se détacher du racisme à l’égard du colonisé. A partir de là, on peut plus aisément comprendre que Massu puisse parler avec ce mépris ironique des « Mohammed Ben Untel » que ses hommes maltraitaient (après tout, il ne s’agissait que de « bougnoules » et accidentellement de leurs complices).
On disait déjà que ces gens ne comprenaient que la force, il fallait bien leur montrer où elle était et le meilleur moyen était la terreur. C’est sur ce mépris de l’homme que reposait toute la politique coloniale. C’est au même mépris profond que répondait en août 1955, l’ordre de destruction complète – avec l’accord du gouverneur général d’alors, Jacques Soustelle – de dix mechtas algériennes après « évacuation des femmes et des enfants » selon le communiqué officiel, ce qui signifiait que tous les hommes y furent sacrifiés. On sait qu’on fit encore mieux par la suite.
(1) Déclaration au Sénat, le 25 juin 1959.
(2) Dans une note secrète du 19 mars 1957 (citée dans « La raison d’Etat » de P. Vidal-Naquet) Massu écrit à propos d’un sermon du R.P. Delarue, aumônier parachutiste justifiant la torture :
« Le général commandant de la 10e DP Invite toutes les âmes inquiètes ou désorientées à l’écouter et souhaite que ces réflexions d’un prêtre contribuent à éclairer ceux qui n’ont pas été formés à la rude école de la « guerre pourrie » d’Indochine et qui n’auraient pas encore compris que l’on ne peut lutter contre la « guerre révolutionnaire et subversive », menée par le Communisme international et ses intermédiaires, avec les procédés classiques de combat, mais bien également par les méthodes d’action clandestines et contre-révolutionnaires.
« La condition sine qua non de notre action en Algérie est que ces méthodes soient admises, en nos âmes et consciences, comme nécessaires et moralement valables. »
LA BATAILLE D’ALGER
1957, plus de deux ans après le début de la guérilla dans les Aurès. Le F.L.N. lance une série d’attaques à Alger.
A la volonté de lutte du peuple algérien pour son indépendances, le gouvernement français et les généraux d’Alger répondent par les tortures, les assassinats, les emprisonnements, les exécutions : c’est une véritable guerre de rue que se livrent les patriotes algériens et les soldats français : c’est ce que l’on a appelé La Bataille d’Alger. Le film, qui relate cette partie de la guerre d’Algérie montre les difficultés de la lutte clandestine, les grèves des travailleurs algériens, le régime, de terreur auquel ils étaient soumis.
Parce que ce film a montré l’Algérie qui voulait vivre, les néo-fascistes, les réactionnaires, les nostalgiques de l’« Algérie Française » ont tenté de l’interdire, recourant parfois au terrorisme et aux menaces.
On ne peut que se féliciter de sa sortie sur les écrans et du succès qu’il remporte.
J. D.
Poésie
Sous le soleil de Jean Sénac
« Obsédée de justice, affamée de lumière et d’une beauté sans masque, fidèle au pain autant qu’aux roses, persuadée que l’alphabétisation est l’acte primordial » :
ainsi Jean Sénac introduit l’Anthologie de la nouvelle poésie algérienne (1). Et certes c’est en poète et alphabétiseur (et militant du M.R.A.P.) que j’ai reçu, ce « bivouac de liberté », dont la dédicace est signée d’un « soleil fraternel ». Merci Jean Sénac ! Car voici une anthologie inhabituelle, « composée d’inédits de poètes dont la plupart ont à peine vingt ans, issus de milieux populaires ». Leurs œuvres nommées sont à paraître. L’introduction de Jean Sénac les dépasse d’ailleurs pour nous ouvrir les différents visages de la Jeune Poésie algérienne et nous les découvrir attachés à la grande tradition arabe : et non sans courage analyse la condition actuelle du poète au Maghreb.
« Parias peut-être, mais fidèles à la grande tradition des « fous de Dieu » de la littérature arabe, les poètes maghrébins font de leur véhémence la dernière parole lisible. La première parole. » « Il s’agit par une provocation du langage, d’avancer vers un ailleurs où la liberté, l’amour, une vraie santé soient possibles. »
J’ai été frappé de découvrir ces jeunes poètes aussi vibrants que désespérés. Et c’est lourd d’enseignements.
Ma peau me gêne amis
écrit Ahmed Benkamla (19 ans) et Hamid Nacer-Khodja (18 ans), le plus jeune.
C’est ici
Et c’est, ô Faust la maison de Marguerite.
C’est ici qu’habite la Raison menant à l’appel fertile du suicide.
Rachid Bey, nous apprend Jean Sénac, en fut tenté au point que Breton dut littéralement l’en sauver.
La poésie sauve du désespoir. Leur poésie est douloureuse, crispée, érotique et insolente. Mais leur poésie ouverte, non seulement ouverte, adhérente à l’homme. Et c’est en quoi elle est une poésie révolutionnaire.
« L’Espérance désespérée » du berger Youcef Sebti s’est nourrie de Rimbaud, d’Artaud.
Je suis né dans l’enfer
J’ai vécu dans l’enfer
Et l’enfer est ne en moi
Et dans l’enfer
Sur la Laine – ce terreau qui flambe
Ont poussé des fleurs
Il crie
O truands des bas-fonds vous seuls êtes mes frères.
Mais ce voyou Rimbaud, Maïakovsky, c’est celui de toutes les insurrections, de la Commune au Viêt-nam ou de l’autogestion. C’est Abdelhamid Laghouati.
Etre soi-même, être un voyou à la sortie d’un mirage
Où l’on aurait voulu boire éternellement
Alors la détresse du révolutionnaire chute dans la recherche de l’Etre
Que sont tes habits ?
Sinon un gouffre
Et tes cheveux un linceul
Où je sens passer le vent
Que sont nos étreintes.
Et cela conclut
J’ai un billet de 100 dinars
Juste de quoi habiller
Un mendiant un vrai
Et m’en aller
Dormir
Sans
Rêver
Vous comprenez pourquoi Rachid Bey donne cette définition du poème « Volupté posthume et certitude sexuelle, testament politique et liberté nationale … l’arc-en-ciel destructeur et le soleil des parias ».
Une CHAIR audible où les Mots souffrent
De Saba-La Mer sortit un soleil au Profil de reine
Et j’ai vu des Vivants
Mourir le long du verbe AIMER
Ce soir-là, la vie avait une saison de plus.
Et c’est pourquoi, bien sûr, Boualem Abdoun (21 ans), le plus étonnant peut-être de ces étonnants jeunes poètes (comme nous n’en avons pas), mais il est possible que les ayant, nous ne les connaissions pas, car ici rien ne leur est offert), élève son poème d’amour à une dimension cosmique.
Berçons-nous avant la cécité du jour, par ce bruissement tendre d’abeilles …
et par ce frisson temporel
et par ce rythme sidéral.
Narcisse dénonçant Narcisse.
Echo, cruel écho que tes éclaboussures me font mal
Il conquiert à travers le mal d’aimer une liberté, qui aussitôt se veut offerte aux humiliés. Avec joie et désespoir, cet authentique révolutionnaire boira « longtemps à la pureté féconde de l’inassouvissement ».
Parce que lui aussi parle « pour les muets, les opprimés, les faibles » Hamid Skif
déchire ses mots
pour en faire
une
conscience-mitrailleuse
Désormais il est normal que Ahmed Benkamla fasse suivre sa plainte
Ma peau me gêne amis
de
Qu’elle est belle
la prairie où ils vivent
qu’il est amer
le clos qui m’en sépare
et le très jeune Hamid Nacer-Khodja dépassant son amour de suicide
C’est ici, juste ici
Faust ! Oui, vraiment cette fois, pour le salut de l’Homme
C’est ici, juste ici, parmi la nuit, que naquit la profonde terre du verbe aimer.
Je n’ai pas parlé du Djamal Imaziten, prodigue d’épanchement lyrique, mais dont la vision aigue s’inscrit dans l’expression immédiate.
O tes cils dans un battement d’aile rapide
ni de Djamel Kharchi « consumé aux confins de ses désirs », mais voix sobre et pleine
Debout
Face au défi d’un ciel toujours ouvert
… Voyou des quatre portillons
Vous êtes trop, trop doués, chers jeunes poètes frères d’une Algérie que vous voulez nouvelle.
Merci à Jean Sénac. Mais il me reste à parler de lui. Ce sera dans une prochaine chronique.
Jean CUSSAT-BLANC.
(1) Librairie Saint-Germain-des-Prés.
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