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Roger Dosse : De retour d’Algérie. Du palais de la Résidence aux terriers des « hommes-lapins »

Article de Roger Dosse paru dans Droit et Liberté, n° 65 (169), 2-8 mars 1951, p. 1 et 3

D’UN séjour d’une semaine en Algérie, au sein d’une délégation venue observer le déroulement des opérations électorales, deux impressions majeures se dégagent :

– L’Algérie est une nation en voie de formation.

– C’est aussi un pays colonial, un pays de féroce exploitation colonialiste.

C’était pour moi le premier contact concret avec cette exploitation colonialiste. Des l’arrivée dans « Alger-la-Blanche », l’émerveillement du site, du paysage, fait immédiatement place à l’indignation, à la révolte, devant tant de misère accumulée que le Gouvernement Général ne peut cacher, en admettant qu’il cherche à la cacher… L’Algérie, le pays des contrastes … Comme dans tout pays colonial, contraste entre l’exploiteur et l’exploité, entre la pauvreté de l’un et la richesse provocante de l’autre.

D’un côté, les riches demeures des « Européens » et des administratifs, le Palais somptueux da Gouvernement Général, la « Résidence d’Hiver » et la « Résidence d’Eté » de M. Naegelen, les maisons neuves qui s’édifient un peu partout, dans Alger, sur les collines, aux appartements à deux millions la pièce d’une part, et de l’autre, la Casbah et les « Bidonvilles » du quartier Mahieddine, sinistres constructions de tôles mangées par la rouille, dans lesquelles vivent, entassées dans des réduits de 3 m. sur 2.m. 50, sur le sol battu, des milliers de familles nombreuses.

La rue Michelet, la rue de l’Isly, à Alger, sont sillonnées de grosses voitures américaines. Les boutiques sont pleines de riches marchandises. Une impression d’aisance, de vie facile se dégage. Mais les enfants arabes sont là, qui nous rappellent à la réalité : des milliers d’enfants en bas âge, errant, nu-pieds, dans les rues, à la recherche de chaussures à cirer, et dormant la nuit près des fours des boulangers pour trouver un peu de chaleur.

LES HOMMES-LAPINS

Dans la riche plaine de la Mitidja se déroulent d’immenses domaines de culture d’orangers et de vignes. Les villages sont cependant des haltes de misère. Les ouvriers agricoles perçoivent un salaire de 180 à 240 francs par jour, aucune allocation familiale, pas de congés payés, aucun salaire minimum mensuel assuré.

Lorsque le temps est mauvais, durant la période d’hiver, ces ouvriers, qui sont pour la plupart pères de nombreux enfants, ne gagnent rien et passent leur temps dans les cafés maures ou sur les bords des routes : forces inemployées d’un peuple essentiellement laborieux. Dans les oueds, l’eau coule par une mince rigole. Les bêtes s’y abreuvent, les hommes l’utilisent à toutes fins, et cette eau transporte des germes de maladies d’oued en oued.

Souma, Bouïnan, villages sur lesquels règnent des maires-tyrans, véritables petits seigneurs féodaux dont il est inutile de souligner l’action répressive lors des élections. Pas d’école. Quatre-vingt-dix pour cent de la population est illettrée, de l’aveu même du maire de Souma, Astier, ancien commandant de territoire militaire dans le Sud, qui expulsa du bureau de vote la délégation parlementaire venue enquêter sur les élections.

Dans les plaines du Sersou, d’immenses terres à blé, et des « hommes-lapins » qui habitent dans des trous de terre qu’ils ont creusés sur le flanc des collines. Les militants du mouvement national, les militants des mouvements syndicaux, ont à faire face à l’administration, à ses forces de police, et, dans les communes mixtes, aux caïds, dévoués serviteurs de l’administration, s’enrichissant au détriment des fellahs.

LES FELLAHS ET LES GRANDES COMPAGNIES

L’Algérie est un pays riche, riche en produits agricoles, riche en minerais.

D’immenses domaines de 25 à 100.000 hectares, équivalant à 5 ou 6 départements français, sont la propriété de sociétés colonialistes comme la Société Génevoise, la Compagnie Algérienne – de gros colons comme Borgeaud, Branthôme, Torrès, Faure, ou de gros féodaux comme Sayah Abd El Kader.

De pauvres fellahs exploitent de minuscules lopins de terre de moins d’un hectare, sur lesquels il leur faut faire vivre leur famille avec des moyens matériels inférieurs à ceux des serfs du Moyen Age : ils ne possèdent même pas de charrue.

Les cultures se composent essentiellement de vignes, d’agrumes et de blé dur, les deux premières étant destinées à l’exportation. A l’heure actuelle, par suite d’accords signés par le gouvernement français avec l’Italie et l’Espagne, une crise grave sévit en Algérie, tant en ce qui concerne l’exportation des vins que des oranges, contradiction supplémentaire d’une économie coloniale, totalement liée à la métropole et subissant les fluctuations économiques et politiques de celle-ci.

Quant aux richesses minières, elles sont aux mains des banques Mirabaud et Rothschild, et de l’Union des Mines, qui pratiquent l’extraction mais se gardent de traiter les minerais sur place, alors qu’il serait possible de créer des industries métallurgiques avec le minerai de fer, chimiques avec le minerai de cuivre, et une industrie du papier avec l’alfa.

La nation algérienne se développe et conquiert les moyens de son indépendance ; elle a obtenu en 1947 un statut qui constitue un pas en avant et en réclame à l’heure actuelle l’application intégrale, tandis que le gouvernement en viole chaque jour les dispositions progressives.

Les partis progressistes, qui sont les levains de la République Démocratique Algérienne que tout le peuple attend, sont sur le chemin de l’unité, et les dernières élections de février ont montré, malgré les multiples illégalités commises par le Gouvernement Général, que le jour n’est pas si loin où le peuple algérien saura gagner son indépendance.