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Nicole de Boisanger-Dutreil : Saint-Claude. Algériens s’abstenir

Article de Nicole de Boisanger-Dutreil paru dans Droit et Liberté, n° 233, 15 juin-15 juillet 1964 ; suivi de « Saint-Claude : Un test pour les racistes », paru dans Droit et Liberté, n° 234, juillet-août 1964 ; Albert Lévy, « Minute récidive », paru dans Droit et Liberté, n° 237, 15 novembre – 15 décembre 1964

TROIS piscines d’un bleu hollywoodien sont groupées dans une verte vallée. Réalisation d’un Citizen Kane pour des invités triés sur le volet ? Eh non. Il s’agit d’un ensemble baptisé « Centre Nautique du Martinet » qui pourrait s’appeler plus simplement les bains publics de Saint-Claude. Quelle ville ne s’enorgueillirait pas d’offrir à sa population une baignade aussi luxueuse ? Oui, mais voilà : peut-on parler de bains publics. Ici aussi, les nageurs sont triés sur le volet ; ici, le hâle tant prisé chez les sportifs devient signe distinctif, objet de méfiance. Gare aux bronzés !

Un quotidien du soir a titré en grosses lettres : « La piscine de Saint-Claude est interdite aux Algériens. » La vérité est pire ; elle se camoufle sous un masque hypocrite. La vérité tient dans trois lignes des règlements de l’établissement :

« Ressortissants algériens. – Les ressortissants algériens ne sont admis au « Centre Nautique » que sur présentation préalable an secrétariat de la mairie d’un certificat médical, garant de leur bonne santé, et de leur carte d’identité. »

Remplaçons le mot Algérien par celui d’étranger, et la grotesque discrimination ferait rire aux éclats. Qu’ils paraitraient chauvins de leur petite province les Sanclaudiens ! Mais le Suédois à la peau rose comme le voyou britannique ou français, casseur de matériel, n’a pas à montrer patte blanche pour plonger dans l’eau bleue.

Il est de grands Algériens blonds, il est de petits Français basanés. Au guichet de la piscine, à qui réclamera-t-on son certificat ? Interrogé par Libération, le guichetier répond : « Je les reconnais, je les sens. » Moi pas. « Et les Marocains ? » me demande mon fils. « Et si moi j’étais naturalisé Algérien ? » Il est clair de peau et de cheveux. Tout Algérien qu’il serait, le laisserait-on entrer sans papiers ? Possible. Il s’agit bien de racisme, de ségrégation, de chasse au faciès.

Admettons le pire. Admettons que se présente au guichet une bande d’Algériens typés par Minute comme le Juif Errant à barbe blanche, œil hagard et pieds plats, une bande de clochards vérolés. Il y a les douches obligatoires. Et puis les bains de Saint-Claude sont équipés d’installations modèles pour purifier l’eau. Faut-il, pour faire plaisir aux obsédés des germes, exiger dans toute la France et de tous les usagers des piscines un certificat médical. Ce serait très incommode, mais plus juste. D’ailleurs, quelles que soient les personnes visées, tout règlement est ridicule : on a autant, sinon plus de chances d’attraper un microbe dans la rue, au café, au cinéma qu’en un lieu public où tout est prévu pour l’anéantir.

Au café, dehors, au cinéma ? Nos racistes ne sont pas privés de sauter à la conclusion qu’à toute réquisition sur la voie publique, un Algérien devra présenter son certificat.

ET quels sont-ils, ces Algériens qui pollueraient l’eau de Saint-Claude ? Ils sont un peu plus de deux cents, souvent mariés à des Françaises ; beaucoup d’entre eux habitent la région depuis dix ans ; ils travaillent pour la plupart en usine ou s’ils émargent à la Sécurité Sociale, ils sont suivis médicalement. Il n’est pas même prouvé qu’un seul d’entre eux ait échappé au contrôle médical.

Le plus inquiétant dans cette affaire, c’est que les instigateurs de la mesure, en tête le maire M.R.P., M. Taillon, ne sont pas des nazis, des racistes conscients.

Attaqué dans un tract où se côtoient les signatures catholiques et communistes, le maire se justifier par une affichette : « Seuls les Algériens séjournant en France sans contrôle médical … » Voilà que se complique encore l’impossible travail de détection du guichetier : comment distinguer sur la mine qui a ou n’a pas subi un contrôle médical ? Soit dit en passant que les vagabonds, certains artisans et membres de profession libérale, de nationalité française, échappent à ce contrôle.

Un de mes amis, pas plus nazi que le maire de Saint-Claude, mais infecté lui aussi et à son insu du mal raciste, me dit : « Les Algériens sont les seuls étrangers à ne pas subir un contrôle médical sévère. » Et les Belges, les Suisses, admis en France sur présentation d’une carte d’identité vieille de dix ans ? Il faudra réclamer un nouveau contrôle d’un nouveau faciès illusoire si l’on veut respecter l’équité. On vérifiera les papiers des blonds et des bruns. Qui pourra encore franchir le seuil de la piscine ?

L’AFFAIRE de Saint-Claude est un cas voyant, mais ce n’est, hélas, pas un cas isolé. De tous côtés parviennent des témoignages d’injustices commises envers les Algériens.

A leur arrivée, ils ont beaucoup de peine à trouver du travail, et, s’ils connaissent mal le français, ils sont la proie des négriers. A Marseille, 4 à 500 occasionnels sont embauchés aux docks pour trois jours par semaine. A Clermont-Ferrand, un diplômé F.P.A. avec la mention bien doit s’embaucher comme manœuvre dans le bâtiment. Le salaire minimum horaire augmente au bout de trois mois de travail ; la main-d’œuvre algérienne, considérée comme un réservoir, est licenciée avant l’augmentation pour faire des économies.

Les cotisations des salariés sont les mêmes que les nôtres, mais les prestations sont plus faibles. L’assurance-maladie ne couvre pas le travailleur s’il se trouve en Algérie.

Hors leur vie professionnelle, ils sont en butte à toutes sortes de brimades. Récemment, en revenant du travail, un groupe d’ouvriers algériens a été cerné par la police en arrivant à une porte de Paris. On les a fouillés un à un, mains en l’air. Deux d’entre eux sur lesquels les policiers ont trouvé des couteaux d’un modèle courant ont passé la nuit au poste.

Dans le 13e arrondissement, un ouvrier algérien, appréhendé vers huit heures du soir, s’est vu demander ce qu’il faisait là, alors qu’il finissait son travail à six heures et habitait Charenton.

A Limoges, un ouvrier algérien a été emmené loin de la ville et passé à tabac parce qu’il avait consommé dans un café déclaré « français ».

Chez eux, les Algériens trouvent-ils enfin la paix et le repos? Chez soi, deux mots qu’ignorent tous ceux qui, embauchés au jour le jour et sans contrat, sont obligés de devenir des nomades. Et peut-on appeler foyer un taudis de bidonville sans eau ni électricité ? Et les chambres d’hôtel où non seulement on loge à cinq, mais encore on pratique le « 3 x 8 ».

Jusqu’à présent, il leur restait les distractions dominicales ; la piscine par la chaleur est l’une des plus plaisantes. Mais voici qu’à Saint-Claude, on règlemente leur droit au bain. Un cameraman de la Télévision américaine est allé sur place filmer toute l’affaire. Les Américains ont trop l’expérience de la ségrégation pour s’y tromper. Apres Saint-Claude, ne nous diront-ils pas qu’avant de donner des leçons d’antiracisme à l’étranger, il serait temps de balayer devant notre propre porte.


Une lettre du M.R.A.P.

Dès qu’ont été connues les mesures discriminatoires pratiquées à St-Claude, le M.R.A.P. a rendu publique une protestation. Il a, d’autre part, adressé à M. Jaillon, député-maire de cette ville, la lettre suivante :

Monsieur le Député-Maire,

Les dispositions édictées par la Municipalité de St-Claude concernant la fréquentation par les ressortissants algériens du Centre Nautique du Martinet, ont suscité dans notre Mouvement une vive émotion et vous n’ignorez pas les nombreuses protestations qui se sont élevées un peu partout en France.

De telles dispositions en effet, en dépit de toutes les justifications invoquées, présentent un caractère discriminatoire qui contredit la Constitution et la loi et heurte les lointaines traditions d’hospitalité et de fraternité, chères à notre peuple.

On ne peut s’empêcher de penser que si la Municipalité avait été inspirée exclusivement par des préoccupations d’hygiène, elle aurait formulé la même exigence à l’égard de tous les baigneurs éventuels et non pas envers une catégorie seulement. Qu’il nous soit permis d’ailleurs, d’ajouter que l’établissement d’un certificat de « bonne santé » paraît assez difficile à concevoir tant du point de vue médical que du point de vue légal : outre que la formulation et l’interprétation de ces certificats pourraient être sujettes à caution, vous n’êtes sans doute pas sans savoir que le secret professionnel interdit au médecin de révéler à tout autre qu’a son client le contenu de son diagnostic.

En fait, tout se passe comme si l’on avait voulu aboutir à écarter purement et simplement du Centre Nautique les Algériens dont le dur labeur est pourtant des plus utiles au développement économique de votre région et de notre pays tout entier. Et cet exemple malencontreux pourrait très rapidement servir de point de départ et de justification à d’autres mesures de discrimination et de ségrégation particulièrement néfastes.

Nous voulons croire, Monsieur le Député-Maire, que, tenant compte de l’émotion qui s’est exprimée, y compris dans votre ville, le Conseil Municipal de Saint-Claude – à qui nous vous serions obligés de faire connaître notre présent appel – mettra fin à ces dispositions inconcevables dans notre pays.

Espérant que vous ne verrez dans notre démarche que le désir de servir les idéaux républicains auxquels demeure attachée l’immense majorité des Français, nous vous prions d’agréer, Monsieur le Député-Maire, l’assurance de notre considération distinguée.


SAINT-CLAUDE : Un test pour les racistes

« LA PISCINE DE SAINT-CLAUDE : UN TEST POUR LES RACISTES. » C’est sous ce titre, résumant bien la situation, qu’une affiche apposée dans toute la ville et aux environs, conviait les Sanclaudiens, le lundi 6 juillet, à la Maison du Peuple, pour la réunion publique et contradictoire organisée par le M.R.A.P.

BATAILLE DE TRACTS

Plus d’un mois s’est écoulé depuis qu’a commencé « l’affaire ». La piscine, avec l’ensemble des aménagements qui l’entourent, sous l’appellation (impropre) de Centre Nautique du Martinet, était inauguré le dimanche 17 mai. Réussite remarquable, tout à l’honneur de la municipalité, cette réalisation ultra-moderne, qui aurait dû n’apporter que joies et détente à la population, suscitait aussitôt des débats passionnés, en raison non pas de son aspect ou de sa conception, mais d’un surprenant paragraphe, à la fin de son « règlement ».

Celui-ci était ainsi conçu :

« Ressortissants Algériens. – Les ressortissants algériens ne sont admis au Centre Nautique que sur présentation préalable au Secrétariat de la Mairie d’un certificat médical, garant de leur bonne santé, et de leur carte d’identité. »

Affiché à trois exemplaires sur le panneau de l’Hôtel de Ville, le tract reproduisant ce texte avait été distribué abondamment, la veille et l’avant-veille de l’inauguration (1).

Deux ou trois jours plus tord, un autre tract sortait des presses, riposte rapide et vigoureuse aux mesures discriminatoires édictées par la municipalité.

« Ainsi, proclamait-il, il suffira d’être Algérien OU PRESUME TEL, pour être rejeté de l’enceinte de la piscine, si l’on n’a pas satisfait à l’humiliante formalité exigée par le règlement municipal.

« Ainsi, tout homme ou toute femme dont le type sera plus ou moins proche du « type Nord-Africain », pourra être contrôlé, qu’il (ou elle) soit ouvrier, étudiant, ou touriste au camping voisin.

« Pourquoi, si l’on invoque des nécessaires mesures de sauvegarde de la santé publique, ne règlemente-t-on pas, de la même manière le libre accès des autres établissements publics : bains-douches, cafés, salles de spectacles, terrains de sports ?

« Pourquoi, dès lors, ne prend-on pas la même réglementation à l’encontre des Marocains, puis des Noirs, puis des Portugais, puis des Espagnols, puis des Italiens … et enfin des Français eux-mêmes ?

« Pourquoi pas un certificat médical pour l’ouvrier d’origine algérienne qui désire être admis sur les lieux du travail, pour les enfants de même origine qui désirent être admis à l’école ? »

Après avoir exprimé en quelques phrases l’opposition des travailleurs et des enseignants, des croyants et des athées, de la jeunesse, à toute forme de racisme, ce tract concluait :

« Il n’est pas possible qu’une telle mesure annoncée au public, si brutalement et avec si peu de tact, ne soit pas rapportée.

« Sinon malheur à nous !

« C’est que nous serions revenus au « temps du mépris », où l’injustice faite à quelques-uns peut laisser indifférents tous les autres.

« C’est que d’autres temps bien sombres nous seraient promis. »

Suivait la liste des signataires : la Ligue des Droits de l’Homme, les Clergés Paroissiaux, la Libre Pensée, les Syndicats C.G.T., C.F.T.C., C.G.T.-F.O., le Syndicat National des Instituteurs, les Déportés F.N.D.I.R.P., le Parti Communiste Français, le Parti Socialiste S.F.I.O., le Parti Socialiste Unifié, l’Union des Femmes Françaises.

Devant cette rare unanimité, le député-maire de Saint-Claude, M. Louis Jaillon, ressentant la nécessité de s’expliquer, rendait public un communiqué, également édité en tracts, où l’on pouvait lire :

« Tous les Français sont suivis sur le plan médical de l’école à l’atelier et les étrangers, pour obtenir leur carte de séjour sont soumis à un examen sévère comportant notamment la radiographie et l’analyse du sang. Seuls parmi eux, les Algériens séjournent en France sans contrôle médical, hormis les salariés qui demeurent assez longtemps chez un employeur pour se présenter à la médecine du travail. Voila donc le pourquoi clair, simple et motivé de la mesure instituée, laquelle avait été préalablement approuvée sans réserve par l’Amicale Sancloudienne des Algériens. Les enfants algériens, fréquentant les établissements scolaires et soumis par conséquent au contrôle médical scolaire, n’ont fait l’objet d’aucune formalité particulière. »

Cette tentative de justifier une mesure discriminatoire par un louable souci d’hygiène allait-il couper court aux polémiques ? Certes pas.

L’affaire, dépassant le cadre de la petite cité jurassienne, avait pris, entre temps, une ampleur nationale. Les informations parues dans toute la presse, l’interview de M. Jaillon à la télévision, avaient alerté l’ensemble de l’opinion, des protestations nouvelles s’élevaient, tandis que les racistes applaudissant bruyamment, réclamaient l’interdiction aux Algériens de toutes les piscines de France, voire même d’autres lieux publics. Une mesure discriminatoire prise pour la première fois par des autorités officielles, c’était pour les fauteurs de haine, une aubaine inespérée. Saint-Claude devenait à leurs yeux un exemple et un test …

EN LISANT « LE COURRIER »

Dans la ville même, accouraient des journalistes, et l’on vit, parmi eux, des reporters américains fort intéressés. Les porte-parole de l’Amicale des Algériens démentaient catégoriquement avoir approuvé les dispositions prises par la municipalité.

Alors que certains souhaitaient le silence, propice à l’apaisement des consciences troublées, et comptaient sur l’indifférence générale, sur le poids du fait accompli pour écarter pratiquement les Algériens de la piscine ; que d’autres suggéraient discrètement une certaine souplesse dans l’application sans que soit pour autant supprimé le paragraphe incriminé, le problème soulevé par la municipalité continuait de préoccuper les Sanclaudiens. Il suffit pour s’en convaincre, de consulter la presse locale et régionale.

Le 23 mai, l’hebdomadaire de Saint-Claude, « Le Courrier », présente sous une forme humoristique une justification des dispositions visant les Algériens, où il ne voit « rien d’humiliant ». Le 30 mai, il décrit les mérites de la piscine – qui sont réels – sans parler du règlement discriminatoire. Le 6 juin, il y revient pourtant. Reprochant à un journal parisien d’avoir écrit que la piscine était interdite aux Algériens, « Le Courrier » estime nécessaire d’affirmer que

« de telles pratiques ne sont pas en usage parmi les Sancloudiens, quelles que soient les divergences qui les séparent ».

« Puisse cette simple constatation, ajoute-t-il, être le frêle lien capable d’unir les uns et les autres dans la recherche d’une solution acceptable pour tous. »

Il publie une déclaration du caissier-contrôleur du « Centre Nautique » :

« Je jure devant Dieu que je n’ai refusé à aucune personne l’entrée de la piscine. »

(En fait, aucun Algérien ne s’est présenté).

Le 20 juin, dans sa tribune libre, l’hebdomadaire sanclaudien reproduit un article adressé à un journal parisien par un membre du Conseil municipal, ami du maire. Celui-ci s’efforce de distinguer deux catégories d’Algériens :

« Les Kabyles qui sont installés depuis plusieurs années ici, travaillent régulièrement, vivent sans histoires, en bon voisinage avec les Européens, passant comme tout le monde des visite de la S.S. », et, d’autre part « tout un régiment qui va et vient, qui vit d’on ne sait quoi et qui, jusqu’à ce jour est presque incontrôlable, que ce soit au point de vue sanitaire ou au point de vue « police ». (2)

Les premiers, précise l’auteur de l’article, « n’auront aucune difficulté à rentrer à la piscine ». Quant aux autres, « on a peur d’eux, non sans raison ». Il ne dit pas, toutefois, comment on peut les différencier à l’entrée de la piscine, mais reconnaît :

« Le fait que le paragraphe concernant les ressortissants algériens soit rédigé d’une façon trop sèche et trop peu nuancée – disons d’une façon trop administrative – est aussi un peu la cause de ce soi-disant scandale. »

Fort de cette prise de position officielle, « Le Courrier » revient, le 4 juillet sur « la maladresse d’un texte trop administratif ». Et il ajoute :

« La mesure prise, telle qu’elle était présentée, avait, en effet, un caractère discriminatoire puisqu’elle visait les seuls Algériens. »

Est-ce à dire que présentée d’une autre façon la même mesure serait plus acceptable ? On ne saurait établir clairement ce qu’en pense « Le Courrier », qui, reprenant la distinction entre les deux catégories d’Algériens, « ceux qui travaillent et ceux qui ne font rien », conclut son article en ces termes :

« Notre souhait : une simple modification au texte du règlement, en s’inspirant de la façon large et humaine (?) dont il a été appliqué dès l’ouverture de la piscine. Il ne s’agit, en effet, que d’une question de mots, et il est hors de doute qu’on puisse trouver une formule intelligente qui donnera satisfaction à la fois aux Algériens et à leurs amis, en même temps qu’à l’ensemble de la population sanclaudienne. »

Notons cependant, que le même numéro du « Courrier » reproduit la lettre adressée par le M.R.A.P. au député-maire de Saint-Claude (3), d’où il ressort clairement qu’il ne s’agit pas seulement … d’une question de mots et de formules.


(1) Voir dans notre dernier numéro le fac-similé de ce tract et le commentaire de Nicole de Boisanger-Dutreil.

(2) En fait, rien ne justifie, parmi les Algériens de Saint-Claude une telle distinction. Tous travaillent. Un certain nombre d’anciens « harkis », il est vrai, ont parfois une conduite peu exemplaire, mais ils bénéficient d’une mansuétude systématique de la part des autorités.

(3) Lettre publiée dans le dernier numéro de « Droit et Liberté ».


SAINT-CLAUDE : Le meeting du M.R.A.P.

IL est heureux, il est réconfortant qu’à Saint-Claude même, l’affaire de la piscine ait donné lieu à de telles controverses. L’émotion des uns, la mauvaise conscience des autres expriment l’attachement de tous aux grands principes mis en cause. En intervenant dans le débat, le M.R.A.P. a entendu souligner que des mesures discriminatoires introduites officiellement en un point quelconque du pays risquent d’avoir sur le plan général les plus graves conséquences et que cette affaire, en définitive, concerne tous les Français.

Après une enquête menée sur place, au nom du Bureau National, par Louis Lefèvre, nos amis sanclaudiens préparèrent activement la réunion publique et contradictoire du 6 juillet.

Près de deux cents personnes étaient présentes, ce soir là, dans la salle de la Maison du Peuple, tandis que, sous la présidence de M. Maurice Rollandez, délégué du Syndicat National des Instituteurs, les représentants de divers groupements prenaient place à la tribune : MM. Léon Bacheley (Ligue des Droits de l’Homme), Jean Bourgeat (Libre Pensée), André Selva (C.G.T.), Jean Meynier (C.F.T.C.), Aimé Prost-Taurnier (F.N.D.I.R.P.), Jean Pernier (P.C.F.), Serge Canier (S.F.I.O.), Henri Rémy (P.S.U.), Mme Cavalle (U.F.F). Dans l’assistance se trouvaient également trois prêtres, trois conseillers municipaux (dont deux appartenant à la majorité), ainsi qu’un groupe de travailleurs algériens.

Après une brève introduction, rappelant les données de l’affaire, M. Rollandez donne la parole aux deux membres du Bureau National venus de Paris, Roger Maria et Albert Lévy.

Les microbes « bien de chez nous » sont-ils moins dangereux ?

C’est sur le caractère à la fois arbitraire et inefficace de l’interdiction visant les Algériens qu’insiste tout d’abord Roger Maria.

La municipalité, explique-t-il, prétend avoir été inspirée uniquement par des considérations d’hygiène. Alors qu’il existe des piscines dans un nombre important de communes françaises, faut-il croire qu’un seul maire, celui de Saint-Claude, désire sauvegarder la santé de la population ?

Et si tel est bien son souci, pourquoi imposer un contrôle aux seuls Algériens ? Tous les Français ne sont pas « suivis » par la Sécurité Sociale. Et quand bien même ils passeraient une visite une fois par an, ce ne serait pas la garantie qu’ils n’ont aucune maladie contagieuse le jour où ils se rendent à la piscine. Même un « certificat de bonne santé », donné la veille peut perdre toute valeur, puisque certaines maladies sont incubées plusieurs semaines, et que d’autres peuvent être contractées en quelques heures.

« Est-ce à dire, s’écrie Roger Maria, que les microbes « bien de chez nous » seraient moins dangereux que les autres ? »

D’ailleurs, poursuit-il, une protection de ce genre, en bonne logique, devrait s’appliquer aussi dans les cafés, les restaurants, les bains-douches, les salles de spectacles, les terrains de sports, les wagons du métro, à l’école, en un mot dans tous les lieux publics. En fait, c’est à chaque instant de la vie que chacun de nous est menacé. Mais le corps se défend contre ces attaques permanentes. Et c’est peut-être dans une piscine que le risque est le plus réduit, d’autant plus qu’un système de purification de l’eau est toujours prévu et qu’à Saint-Claude il est particulièrement perfectionné. Ce qui compte avant tout, c’est de veiller à ce que chaque usager passe à la douche avant de se baigner.

Quant à la poliomyélite, son développement est lié, précisément à celui de l’hygiène, et c’est aux Etats-Unis qu’elle fait le plus de ravages.

La véritable contamination

En réalité, montre Roger Maria, l’hygiène n’est qu’un prétexte : on a voulu écarter de la piscine les travailleurs algériens, on a cédé aux préjugés racistes. L’application de la mesure prévue par le règlement ne peut se réaliser que sur la base d’une appréciation « au faciès » : non seulement des sportifs d’origine nord-africaine, tels que Mimoun au El Mabrouk, ou le nageur Nakache seraient soumis à cette formalité offensante, s’ils se présentaient au Centre Nautique, mais quiconque a le teint basané, ou une certaine coupe de visage. Comment prétendre alors que les Algériens qui travaillent échapperaient au contrôle, puisqu’il faudrait, de toute façon, leur demander la preuve qu’ils ont un emploi ?

« On ne doit pas minimiser la gravité de ces discriminations, conclut l’orateur. Le racisme, s’il finit par les chambres à gaz, commence parfois par des actes en apparence anodins. Nous devons y prendre garde dès le début, avant qu’il ne soit trop tard. La véritable contamination dont nous devons protéger notre pays, c’est celle du racisme. Soyons toujours vigilants : pas de ça chez nous ! »

Le racisme cherche toujours des prétextes

Notre rédacteur en chef, Albert Lévy, commence son intervention en assurant que les orateurs parisiens ne sont pas venus pour donner des leçons aux Sanclaudiens, puisqu’aussi bien, ceux-ci dans le présent comme dans un passé récent, au temps de la Résistance, ont manifesté leur opposition au racisme, leur traditionnel attachement aux principes républicains. Il souligne également que le M.R.A.P. n’est nullement guidé par des considérations politiques, locales ou nationales, mais que son intervention s’inscrit dans le cadre de son action contre toutes les formes et toutes les manifestations de racisme, quels qu’en soient les auteurs ou les victimes.

Se référant à une lettre de M. Jean-Pierre Prévost, rédacteur en chef de l’hebdomadaire M.R.P. « Forces Nouvelles » (1) Albert Lévy montre que, dans son parti même, l’attitude du maire de Saint-Claude suscite des critiques.

Etudiant ensuite les préjugés, plus ou moins conscients, qui subsistent en France, Albert Lévy souligne que des mesures comme celle qui a été édictée par la municipalité, en suscitant la suspicion et la méfiance à l’égard de tout un groupe, ne peut qu’entretenir et accroître ces préjugés. Le fait que l’on prétende justifier cette mesure par un souci d’hygiène (sans fondement réel), ne doit pas en minimiser la portée, car les préjugés, le racisme cherchent toujours des prétextes et des justifications.

Si l’état de santé des travailleurs algériens présente des déficiences, poursuit l’orateur, c’est un problème social qu’il aurait fallu résoudre avec des mesures appropriées, plutôt que d’en prendre acte à l’occasion de l’ouverture de la piscine. Ces travailleurs que l’on admet bien sur les chantiers et dans les usines, où ils contribuent à la richesse économique de la région, sont, eux aussi, des administrés de Saint-Claude. S’ils sont défavorisés, il faut les aider davantage, il faut contribuer à ce qu’ils vivent dans de bonnes conditions matérielles et morales, à ce qu’ils sortent de l’isolement.

Préférez l’approbation des gens de cœur ! …

Citant un certain nombre de prises de position et d’actes hostiles aux Algériens qui ont eu lieu dans la dernière période, Albert Lévy montre que les racistes se sont saisis du règlement de la piscine de Saint-Claude pour s’en faire un drapeau. Le caractère officiel de ce texte leur est un encouragement, et ils souhaitent l’instauration d’une ségrégation généralisée qui serait une honte pour notre pays, un danger pour nos libertés.

« Car, déclare-t-il, admettre sans réagir qu’un groupe soit maltraité, c’est donner des armes à l’injustice, à l’arbitraire, c’est leur donner le moyen de se retourner contre tous. Admettre que des hommes soient surexploités, traités en parias, c’est laisser le champ libre à des atteintes qui – de proche en proche – compromettent notre propre niveau de vie ».

Aussi, regrettant que le maire, invité à la réunion n’ait pas cru devoir venir présenter son point de vue, notre ami lui lance un vibrant appel :

« Nous ne méconnaissons pas les difficultés que vous pouvez rencontrer. Mais mettre fin à une injustice, dans quelques conditions que ce soit ne saurait causer de tort, bien au contraire, à qui sait faire preuve de résolution et agir à temps … Vous avez reçu les éloges bruyants des racistes, qui vous encouragent à la fermeté : permettrez-vous que votre ville soit donnée en exemple par une feuille à scandale, par les torchons fascistes ? Préférez à cela l’approbation des antiracistes de toutes tendances, des gens de cœur, qui attendent de vous un geste de réparation, un geste d’humanité !… »

Les interventions sont suivies d’un bref débat, au cours duquel Roger Maria et Albert Lévy apportent diverses précisions. Les conseillers municipaux présents reconnaissant la sagesse de la position du M.R.A.P., l’assistance unanime leur demande d’intervenir auprès de leurs collègues pour qu’il soit mis fin à une situation injustifiable.

L’équivoque demeure

Les antiracistes de Saint-Claude entendent veiller à ce que cette réunion ne soit pas sans lendemain.

Déjà, un premier résultat est acquis : le règlement de la piscine a été retiré du panneau d’affichage de l’Hôtel de Ville, où il était apposé. Il ne figure pas non plus à l’entrée du Centre Nautique. Mais ce règlement distribué à la population, demeure, jusqu’à nouvel ordre, applicable. Les Algériens ne paraissent guère disposés à se rendre à la piscine tant que la mesure qui les vise n’aura pas été officiellement annulée.

Une prise de position du maire ou du Conseil Municipal – qui doit se réunir prochainement – pourrait seule, mettre fin aux équivoques.

A Saint-Claude, mais aussi dans l’ensemble du pays, nombreux sont les démocrates qui demandent une fin rapide de cette malencontreuse affaire, pour que triomphent la raison, le droit et la dignité humaine.


(1) Lettre publiée dans « Libération » du 23 juin 1964.


Chronique de la haine…

MARS-AVRIL. Campagne raciste de l’hebdomadaire « Minute » contre les Algériens. Sous le titre : « L’invasion algérienne en France », il écrit (273) : « Paris a peur la nuit … Des la nuit tombée, la pègre nord-africaine attaque. » Titre du 10 avril : « La gangrène algérienne : comment ils envahissent nos hôpitaux, dévalisent la Sécurité Sociale … Voici comment Mohammed vit à nos crochets … » Du 17 avril : « L’invasion algérienne. La suite du dossier qui fait peur. »

9 ET 12 MAI. Expulsant des Algériens de leurs bidonvilles, à Argenteuil, les policiers se conduisent avec une particulière brutalité : les baraquements sont détruits ou incendiés, et les expulsés restent sans abri. Les mêmes faits se reproduisent les 16, 26 et 28 mai, dans la même ville et le 26 mai à Bezons.

15 MAI. Distribution et affichage, à Saint-Claude, du règlement de la nouvelle piscine, exigeant des Algériens un certificat de « bonne santé ».

FIN MAI. Cédant aux pressions de certains groupes de « pieds noirs », le maire d’Aix-en-Provence s’oppose à la venue dans sa ville d’étudiants algériens, qui devaient faire un stage de 15 jours à l’Université.

5 JUIN. Nouvel article de « Minute » : « La pègre algérienne menace nos villes … La voilà, l’armée algérienne des bas-fonds. 17.000 armes braquées la nuit dans vos rues ». Et, sous le titre : « Ce qui vous guette dans vos piscines », un encadré approuvant les mesures prises par le maire de Saint-Claude.

5 JUIN. Arrêté deux jours plus tôt alors qu’il se reposait sur un banc dans un square du 11e arrondissement, un Algérien, Ahmed Kaddoura, violemment frappé par les policiers, meurt à la prison de Fresnes, d’une « hémorragie digestive d’origine traumatique. »

5 JUIN. Cent policiers envahissent à 6 heures du matin un foyer algérien à Nantes : coups, insultes, bris de valises et de meubles, précèdent l’arrestation de deux Algériens.

7 JUIN. M. Abdelkader Menchou, demeurant à Gentilly, réprimande deux enfants qui avaient joué dans sa cave et les reconduit à leurs parents. Le père de l’un des enfants, agent de police, se livre à une violente agression contre M. Menchou et le fait arrêter par police-secours. La plainte de la victime est refusée su commissariat. Il faudra 48 heures et l’insistance de plusieurs témoins pour qu’une enquête soit ouverte.

18 JUIN. Brutalement expulsés d’un bâtiment où ils habitaient, à Meudon, 150 Algériens et Marocains, sont transportés par les cars de police et abandonnés par petits groupes à différents points de Paris.

19 JUIN. « Minute » poursuit sa campagne : « Les voyous algériens nous chasseront-ils de nos piscines ?… Les femmes et les enfants ont peur. »

20 JUIN. Des policiers font irruption dans des locaux habités par des Algériens à Denain et Escaudain (Nord). Plusieurs Algériens sont malmenés. L’un d’eux, qui avait pris peur et s’était enfuit, est pourchassé : on est sans nouvelle de lui.

24 JUIN. « Carrefour », prenant la relève de « Minute », se déchaîne contre les travailleurs immigrés. « L’immigration, sans contrôle, écrit-il, renforce l’armée du vice et de la subversion. »

2 JUILLET. Se référant à la campagne de « Minute », l’ex-commissaire Dides, dans une question écrite au préfet de la Seine demande la création d’une compagnie de « gardiens de la paix – maîtres nageurs pour « protéger les piscines » contre les « voyous algériens. »

2 JUILLET. Reconnus coupables d’avoir frappé des Algériens et cassé le bras à l’un d’eux, trois policiers sont condamnés à de légères peines de prison avec sursis.


Le M.R.A.P. demande des poursuites contre « Minute »

Apres la publication dans l’hebdomadaire « Minute », de plusieurs articles tendant à créer un climat d’hostilité contre les Algériens, le M.R.A.P. a adressé une plainte au Procureur de la République.

Le M.R.A.P. demande que des poursuites soient engagées en vertu de la loi du 29 juillet 1881, dont plusieurs articles, modifiés par le « décret loi Marchandeau », visent les diffamations, les injures et les excitations à la haine contre un groupe de citoyens ou d’habitants en raison de leur origine.

« De tels écrits, souligne la plainte, qui sont de nature à troubler gravement la tranquillité sociale, doivent être très sévèrement punis. »


« Minute » récidive

FAIRE peur, susciter la haine : tels sont les objectifs de « Minute », qui lançait, il y a quelques mois, une virulente campagne contre les Algériens vivant en France. A en croire cette feuille, qui s’efforce en permanence de miser sur les scandales (et au besoin de les créer), notre pays serait soumis à l’invasion catastrophique de centaines de milliers de monstres dangereux, coupables de tous les crimes, atteints de toutes les maladies, qui volent notre argent, mangent notre pain, menacent notre vie.

En conséquence, la défense – nécessaire – de la Sécurité Sociale est envisagée par « Minute » (et ses pareils) sous un angle très particulier : si ca va mal, c’est la faute des Algériens, trop nombreux dans nos hôpitaux. Il en est de même des insuffisances – réelles – de l’équipement sportif : s’il n’y a pas assez de piscines, c’est la faute des Algériens qui s’y pressent et s’y conduisent mal …

On reconnaîtra là, au passage, le rôle classique du racisme : créer des diversions pour éviter que soient posées les vraies questions. Le résultat, c’est la méfiance, l’hostilité, les discriminations, voire les violences contre ceux que l’on a désignés comme boucs émissaires. Déjà, cet été, les mensonges et les provocations de « Minute » avaient servi de point de départ à diverses tentatives pour exclure les Algériens des piscines et des plages – comme les noirs aux Etats-Unis.

Suites …

En mai et juin derniers, plusieurs organisations avaient dénoncé vigoureusement les campagnes de « Minute », et le M.R.A.P avait demandé aux autorités judiciaires d’engager, selon la loi, des poursuites pour diffamation raciale et excitation à la haine raciste. Quelques semaines après, était communiquée à notre Mouvement la décision du Parquet : « Dossier classé sans suite ».

Comme on pouvait s’y attendre, « Minute », encouragé par cette impunité, récidive : pourquoi se gêner ? Dans le numéro du 30 octobre, qui s’étalait récemment à la devanture de nombreux kiosques, c’est avec une audace accrue que l’équipe de Jean-François Devay relance l’opération haine et peur.

Sous le titre : « Assez de crimes d’Algériens ! », une grande photo représentant un groupe d’Algériens surveillés par un policier, avec, en surimpression, ces mots : « Assassinats, viols, vols, rixes en hausse continuelle… Et la police avoue son impuissance ». La photo, selon toute apparence, a été prise pendant la guerre d’Algérie, lorsque les travailleurs algériens étaient quotidiennement victimes de rafles « au faciès », et il faut une certaine impudence pour présenter comme des criminels ces hommes arrêtés à raison seulement de leur origine.

Quant à l’article qui occupe en entier une page intérieure, il recourt aux procédés habituels en ce genre de littérature : affabulation, généralisations abusives, en vue de déshonorer toute une communauté.

Partant de quelques faits divers où sont impliqués des Algériens, « Minute » en vient à présenter l’ambassade d’Algérie à Paris comme un repère d’assassins et la France entière comme un champ de bataille, soumis aux exactions de « cette armée sombre qui fait peser sur nos villes une effroyable menace et qui recrute mille soldats par jour qu’Allah fait ».

« Ils sont devenus les maîtres du crime en France », écrit des Algériens le rédacteur de l’article, pour qui « le crime, le brigandage et le vice sont de plus en plus le « domaine réservé » de la pègre algérienne ».

Et il rapporte, à titre d’exemple, ce qui se passe à Lyon en ces termes :

« Pas de jour sans qu’en un point quelconque de la ville, un viol, un meurtre ne soient commis par des Algériens. Il y a des quartiers de Lyon où une femme seule ne peut plus passer sans risquer une agression suivie d’une tentative de viol. Les commissariats sont assaillis de plaintes. Chaque jour ajoute à la liste ».

En conclusion, « Minute » demande bien sûr l’établissement d’un régime spécial pour la totalité des Algériens. Pour faire échec à la « marée montante de la pègre algérienne », il faut, affirme-t-il, « réglementer et surveiller sérieusement la main-d’œuvre nord-africaine en France ». Autrement dit : revenir aux méthodes utilisées pendant la guerre d’Algérie, ou à celles que l’on pratique en Afrique du Sud à l’égard des noirs …

Comment naît la suspicion

Devant les « dossiers » truqués que présente « Minute », on conçoit que des gens de bonne foi, impressionnés, puissent ressentir effectivement quelque inquiétude, dans la mesure où ils ignorent la réalité ou manquent d’esprit critique. C’est pour les éclairer, plus que pour répondre à ceux qui s’efforcent sciemment de susciter le racisme, qu’il faut, à chaque occasion, rétablir les faits dans leur vérité. Un examen objectif amène à des réflexions que l’on pourrait résumer, ainsi en quelques phrases :

1. On ne peut évidemment nier qu’il y a parmi les Algériens, comme dans n’importe quel groupe humain, des criminels, des voyous, des malhonnêtes. Ils constituent, comme dans tous les autres cas, une minorité condamnée par l’ensemble du groupe.

C’est le racisme d’une certaine presse qui contribue à créer de la suspicion à l’égard des Algériens. Même si parmi les crimes commis en France dans une année, l’immense majorité sont le fait de Français « bien de chez nous », cette presse s’emploie, chaque fois qu’un Algérien est coupable, à souligner son origine dans de gros titres, alors que l’origine des autres criminels ne donne lieu, bien sûr, à aucune généralisation. Au besoin, cette même presse accuse un Algérien avant même que le coupable soit connu : cela s’est produit lors de plusieurs crimes spectaculaires, récemment encore. Même si, par la suite, un démenti est publié (moins visible que l’accusation) le poison aura été néanmoins inoculé par le lecteur, la psychose anti-algérienne aura été renforcée.

Cette même presse enfin se garde bien, inversement, de mettre en relief les actes, les faits divers qui pourraient susciter la sympathie à l’égard des Algériens.

2. Parmi les Algériens comme dans tous les groupes, la criminalité est liée essentiellement aux conditions de vie. Non seulement on ne fait pratiquement rien pour créer dans le travail, le logement, la vie sociale des Algériens un climat plus humain, mais on omet de faire connaître et d’expliquer leur triste situation.

Ainsi, « Minute » et d’autres journaux, présentant des hommes mal habillés, misérables, qui préfèrent la rue à leurs chambres sans confort, veulent susciter à leur égard la méfiance, alors que le mouvement naturel devrait être la compréhension et la solidarité. On « oublie » trop souvent que la misère, le chômage, la maladie, l’analphabétisme sur lesquels insistent les racistes sont les fruits d’un régime colonial dont certains continuent à vanter les « bienfaits ».

Pour limiter les délits dans un groupe déterminé, il ne sert à rien de crier hypocritement au scandale. Le problème est social. Il faut supprimer les bidonvilles. Il faut cesser de traiter ces hommes en parias. Il faut en finir avec le racisme qui les isole et peut susciter chez eux des réactions, bien explicables d’agressivité. Si « Minute » (et ses pareils) étaient sincères, s’ils voulaient effectivement diminuer une criminalité – dont ils exagèrent outrageusement l’ampleur – voilà les solutions qu’ils préconiseraient.

La vraie menace

3. Mais ce qu’il faut sans relâche souligner c’est que pour quelques Algériens peu recommandables (qui méritent le même sort que les Français de même acabit) il y a, en France, une masse de travailleurs originaires d’Algérie, dont le dur labeur est indispensable à notre économie. Ces hommes modestes, à la vie laborieuse, dont la sueur crée la richesse, qui travaillent chaque jour aux côtés de leurs camarades français, « Minute » et ses semblables n’en parlent jamais. Les rédacteurs de cette feuille raciste ne les voient sans doute pas, le matin, quand, au premier métro, ils se rendent vers les usines de produits chimiques, les chantiers du bâtiment, les rues de nos villes ou ils piochent, bétonnent et goudronnent … Les tâches les plus pénibles leur sont imparties, pour les salaires les plus bas, et ils se retirent, le soir, dans leurs taudis pour tenter de recouvrer les forces qui leur permettront de recommencer le lendemain.

La voilà bien l’« effroyable menace » que fait peser sur notre pays « cette armée sombre » dont parle « Minute » !

La vraie menace, estiment les démocrates, elle réside dans les campagnes racistes.

Combattre ces écrits scandaleux, en exiger l’interdiction, c’est pour l’ensemble des Français une question d’honneur, mais aussi de sauvegarde. Car le racisme – on en a ici la confirmation – en même temps qu’il défie la raison, atrophie la sensibilité, détruit les simples sentiments humains. C’est à ce titre, en premier lieu, qu’il est préjudiciable à ceux-là mêmes qui le pratiquent, à ceux qui, par les effets de cette grossière mystification, deviendront les victimes des diversions, des divisions, des passions que le racisme a pour objet d’entretenir.

Quant aux mystificateurs, c’est un devoir, pour les pouvoirs publics, de les mettre, avec fermeté, hors d’état de nuire. Nous en reparlerons.

Albert LEVY