Enquête de Dominique Delhoume parue dans Droit et Liberté, n° 317, janvier 1973

LE 28 novembre au soir, une rafale de pistolet mitrailleur troue le silence de la nuit au commissariat de Versailles : M. Mohamed Diab, 32 ans, chauffeur-livreur, s’écroule après avoir fait quelques pas. Et succombe aussitôt …
Tout débute quand, en fin d’après-midi, Mohamed Diab, accompagné d’un ami, M. Mostefa Mebarek, rend visite à sa mère, à l’hôpital de Versailles.
« Vers 20 h 30, nous a raconté Mme Fatma Sahlioui, sœur de la victime, les heures de visite étant passées, les infirmières lui ont demandé de sortir. Nous sommes arrivées, moi et ma belle-sœur, averties par un ami, Mostefa qui était avec Mohamed quand il a rendu visite à notre mère.
« Malgré les demandes de l’infirmière, mon frère a voulu attendre encore un peu. Nous étions inquiètes, car Mohamed était nerveux et malade.
« L’infirmière a alors téléphoné au concierge, qui a appelé Police-Secours.
« Trois policiers sont venus ; ils ont décidé d’amener Mohamed au commissariat, malgré son état. En le faisant monter dans le fourgon, ils lui ont donné un coup.
« Moi, sa femme, et Mostefa, notre ami, qui nous accompagnait, nous avons suivi à pied le car de Police-Secours. Nous n’avons rien vu de ce qui se passait dans le fourgon.
« Nous sommes entrés dans le commissariat, où trois policiers ont commencé à fouiller Mohamed. Ils l’ont battu et insulté. Un policier lui a donné un coup de karaté.
« Ils ont voulu le déshabiller en continuant de l’insulter : « Sale race » … etc.
« J’ai dit aux policiers de l’attacher, parce qu’il était malade, nerveux, comme je l’avais dit déjà dit aux infirmières de l’hôpital. Les policiers m’ont dit : « Non, il n’est pas malade, il fait la comédie, il a bu ». « Non, je l’attache pas, je vais le tuer », a dit aussi le policier qui allait tirer sur lui.
« Mohamed leur a dit : « Qu’est-ce que vous faites, qu’est-ce que j’ai fait ? Vous voulez me tuer ? ». « Oui », a répondu le policier.
« Alors, les policiers nous ont ordonné de sortir ; la femme de Mohamed était amenée dans une autre salle pour être interrogée.
« Les policiers ont du trop énerver Mohamed : c’est pour ça qu’il a, sans doute, pris une chaise pour se défendre, à bout de nerfs.
« Par la porte vitrée du couloir, nous avons vu le policier avec une mitraillette viser Mohamed, qui était à environ trois mètres de lui.
« Un autre policier a crié : « Ne le tue pas, tu es fou ! ». « Non je le tue, il ne veut pas rester tranquille », a répondu le policier ».
« Il a tiré un premier coup dans le plafond. Après, il a tiré un second coup sur Mohamed, qui est tombé.
« Ils ne se battaient pas, quand c’est arrivé. Mon frère était loin du policier quand il a tiré.
Malgré la présence de ces témoins, la police, avant enquête, diffuse aussitôt une tout autre version : René Marquet, le sous-brigadier qui a tiré, aurait agi en état de légitime défense. Ou bien encore : Mohamed Diab aurait voulu s’emparer de l’arme, en s’enfuyant, et le coup serait parti accidentellement.
A la « cité » des Grands-Chênes, dans la famille Diab, c’est l’affolement, la peur. On ne comprend pas … ou l’on comprend trop bien. Dans ce bidonville en cours de démolition, un bruit se répand comme traînée de poudre : Mohamed a été assassiné …
Et chacun de se remémorer, à la faveur de ce tragique événement, les brimades dont il a été victime de par son origine nord-africaine, les ratonnades, les insultes quotidiennes.
Un ami de la famille raconte :
« Tous les jours, ils nous insultent, ils nous attaquent. Tiens, le jour même de la mort de Mohamed, un ami avait été tabassé par la police … »
De cette atmosphère particulière, qui rappelle d’autres ratonnades, le M.R.A.P., dans un premier communiqué, s’est immédiatement inquiété.
« Que cet homme soit un Algérien suscite, étant donné les circonstances, de nombreuses interrogations quant aux conditions dans lesquelles s’est déroulé le drame et aux causes qui l’ont provoqué ».
Le communiqué conclut à la nécessité de faire la lumière, toute la lumière sur l’affaire. Et de partout, de semblables appels s’élèvent.
Pourtant, à l’heure où ce journal est mis sous presse, nombre d’irrégularités sont à relever dans la manière dont les recherches ont été menées, ainsi que le souligne un second communiqué du M.R.A.P. :
« Est-il normal qu’avant même les conclusions de l’enquête, le procureur-adjoint de la République ait publiquement pris position, et que l’enquête elle-même se soit achevée en deux jours sans que les différents témoins aient été confrontés ?
« Est-il exact que Mme Sahlioui, qui parle difficilement et ne lit pas le français, ait été invitée à signer sa déposition en l’absence d’un interprète ? »
On s’explique mal, par ailleurs, les lenteurs apportées à l’enquête – après tant de célérité ! – réouverte après la plainte déposée par la femme de Mohamed Diab. La mise sous séquestre du corps de ce dernier et la non-publication du rapport d’autopsie autorisent aussi bien des questions.
Le climat malsain qui règne chez certains policiers, la volonté d’étouffement clairement manifestée par les autorités ne sont pas pour rassurer.
En ce qui nous concerne, nous sommes décidés à agir pour que les responsables soient dénoncés et sanctionnés. Dans l’intérêt de la justice.
Enquête : Dominique DELHOUME.
Le M.R.A.P. a décidé de lancer une collecte pour aider la famille Diab, la veuve de Mohamed et ses quatre enfants. Son comité de Versailles suit attentivement le déroulement de l’affaire.
Contre les brutalités policières
Le M.R.A.P. a publié, le 19 décembre, le communiqué suivant :
Face à quelques centaines de manifestants qui entendaient exprimer leur émotion après la mort de l’Algérien Mohamed Diab, tué dans un commissariat de Versailles, les forces de police ont mis le centre de Paris en état de siège le samedi 16 décembre.
Le Mouvement contre le racisme et l’antisémitisme et pour la paix (M.R.A.P.). qui n’a pas participé à cette manifestation, tient cependant à exprimer, sa condamnation indignée des brutalités commises, visant spécialement les travailleurs-immigrés, et qui ont atteint également un enfant de cinq ans, un journaliste et des spectateurs faisant la queue devant un cinéma.
Pendant plusieurs heures, sur les boulevards, la police a procédé à la vérification d’identité des Algériens, repérés « au faciès » ; au centre de Beaujon, les personnes arrêtées ont été gardées dans des locaux différents selon qu’elles paraissaient françaises ou non.
Ces méthodes, qui évoquent de façon inquiétante, le temps de la guerre d’Algérie, ne peuvent que soulever la réprobation de l’opinion française. Une grande vigilance s’impose pour faire échec à toutes tentatives de créer un climat de violences, qui ne pourrait qu’aggraver les atteintes aux libertés dans le présent et l’avenir.
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