Article d’Ida Berger paru dans Droit et Liberté, n° 315, novembre 1972, p. 25 ; suivi de « D’ordre nouveau en front national » et de « Dangereux transferts »

IL existe peu d’ouvrages qui ont analysé le problème du racisme sous autant d’aspects que celui de Colette Guillaumin (1). Avec une grande pénétration elle a réussi à mettre à nu les différents éléments de l’idéologie raciste.
Selon l’auteur, la perception de « l’autre » comme essentiellement différent, n’existait pas en Europe avant le XIXe siècle. C’est seulement a partir de cette date-là, que l’on voit naître une idéologie discriminatoire. Celle-ci est fondée sur une minimisation systématique des minorités et c’est ainsi que l’on tente de justifier la notion de race.
Ce terme est également un élément relativement moderne du vocabulaire des pays dits hautement civilises. Au XVe et au XVIe siècle il signifiait « simple lignage » et c’est seulement avec Buffon qu’il prend le sens de groupe humain. Avec le grand essor de la biologie – donc sous une étiquette « scientifique » – le terme « race » se généralise au cours du XIXe et au début du XXe siècle. Cependant il est souvent confondu avec « ethnie » et « culture ». Mais bientôt la variété des formes culturelles est expliquée et justifiée par la variété des formes physiques. « C’est explicitement la thèse fondamentale du racisme théorique. »
Il existe donc désormais une échelle de valeurs entre les différentes formes physiques. Curieusement, ce sont toujours des groupes minoritaires « en situation de dépendance et d’infériorité » qui sont « discriminés » (certaines classes sociales, les jeunes, les femmes, les juifs, les gens de couleur, etc.).
Si le terme race existe depuis plus d’un siècle, le mot « raciste » n’est employé que depuis 1930. L’auteur parle d’une racisation systématique des groupes minoritaires, systématiquement infériorisés.
En revanche, les groupes dominateurs qui persécutent les minoritaires se perçoivent eux-mêmes en état de normalité évidente. Il leur parait donc parfaitement normal d’être de couleur blanche (le « blanc » n’est pas ressenti comme couleur !), d’être chrétien, d’être bourgeois. Car selon Colette Guillaumin, il existe également un racisme de classe.
Le système de justification de l’idéologie raciste est le suivant :
« Les groupes racisés sont mineurs parce que incapables ; incapables, parce que différents ; différents parce que marques des stigmates de la dépendance. »
D’une façon minutieuse, on étudie ensuite les différents mécanismes de minimisation et de justification de la notion de race. C’est, entre autres « la nécessité et son frère le « devoir humain » qui sont les parrains de l’entreprise coloniale ».
Si le dix-neuvième est le siècle de la colonisation massive, il est aussi celui d’une nouvelle forme de l’antisémitisme. Auparavant, les persécutions contre les juifs se fondaient sur une idéologie religieuse. Mais depuis une centaine d’années, l’idéologie des persécutants prend une tournure plutôt raciale. Les juifs deviennent une race maudite.
L’auteur souligne les différentes étapes de ce nouvel antisémitisme : de l’affaire Dreyfus aux « Protocoles des Sages de Sion », de la « France juive » d’Edouard Drumont à « Mein Kampf » d’Adolf Hitler.
« Si en effet, dans les siècles précédents, il s’agissait de la destruction d’une religion dans son expression humaine, désormais il s’agira de la destruction d’un groupe humain. »
Il paraît difficile de rapporter ici le grand nombre d’observations judicieuses que contient cet ouvrage si riche. Un des chapitres les plus intéressants est consacré à l’analyse de la catégorisation des différents groupes discriminés : les catégories d’âge (la norme c’est d’être adulte), les femmes, les nègres, les jaunes, les juifs, les homosexuels, les « basses » classes sociales, etc. Cette catégorisation est entreprise exclusivement par ceux qui ne se croient pas concernés par un tel classement d’infériorisation consciente ou inconsciente. Tous les exemples cités sont extraits de numéros de France Soir de ces dernières années.
Par ailleurs, il est vrai que depuis la fin de la dernière guerre, les idéologues racistes ont été obligés de prendre quelques précautions et de ne pas montrer trop ouvertement leur vrai visage. D’autant plus que les anciens « racisés », qu’il s’agisse de juifs, de noirs, de jaunes, de femmes ou d’ouvriers, lèvent de plus en plus la tête. Et il paraît symptomatique que les persécutés ne se contentent plus de la grande concession d’une assimilation que les couches libérales de telle ou telle population voudrait bien leur faire. Dans ce contexte, la phrase prononcée par Cassius Clay et citée par l’auteur : « Je n’ai pas à être ce que vous voulez que je sois », est une réplique type de la résistance accrue de tous les individus et groupes que l’on veut systématiquement opprimer.
En résumé, l’auteur conclut que malgré une certaine prise de conscience, le racisme actuel, quoi qu’on en dise, se nourrit encore aujourd’hui des mêmes sources que celui du dix-neuvième siècle.
Il paraît donc indéniable qu’une idéologie raciste fait partie intégrante d’une société fondée sur l’exploitation de l’homme par l’homme, et l’ouvrage de Colette Guillaumin a l’incontestable mérite d’avoir su clarifier l’image floue de cette idéologie non seulement néfaste, mais criminelle.
Ida BERGER.
(1) Colette Guillaumin : « L’Idéologie raciste, genèse et langage actuel ». Ed. Mouton ; Paris, La Haye, 1972
D’ « ordre nouveau » en « front national »
Une campagne raciste se prépare en France, à la faveur des prochaines élections législatives. On annonce la création d’un « front national », qui entend présenter 400 candidats, et dont la composition est, à elle seule, tout un programme. Qu’on en juge par les noms de ses participants : François Brigneau, rédacteur en chef de « Minute » et dirigeant d’ « Ordre nouveau » ; Jean-Marie Le Pen, qui fut à la tête pendant de longues années de groupes d’extrême-droite aux sigles variables, aujourd’hui éditeur de disques tels que les « Chants du Troisième Reich », apologie du nazisme interdite à la vente ; Guy Ribeaud, proche ami de Georges Bidault, qui fut avec Soustelle, l’un des plus éminents jusqu’au-boutistes de la guerre d’Algérie : Claude Jeantet, adjoint de Doriot sous l’occupation, passé ensuite par le poujadisme : Roger Holleindre qui « anima » naguère la campagne présidentielle de Tixier-Vignancour, etc.
Le langage tenu par ce « front », qui est « national » comme l’était le « socialisme » que l’on sait, n’a rien d’original. Dans les commentaires d’ « Ordre nouveau », initiateur de cette campagne, il est question de « discipline », de « hiérarchie », de « sélection ». La nation est conçue comme « une communauté de langue, d’intérêts, de race, de souvenirs ». Il est fait appel à la « France silencieuse » pour « faire échec au communisme ». Enfin, dénonçant « le vice », «les copains », les « voleurs », la « pourriture » et défendant l’ « ordre naturel » dans le style démagogique propre à ce genre de formations, « Ordre nouveau », lors de son dernier Conseil national, présente « l’immigration et l’assimilation des étrangers » comme un « souci majeur », dans la « protection de la communauté ». « Rien ne sert de veiller aux frontières, est-il dit, si une invasion spécifique et légale change la nature et le particularisme de la nation française ». Comme toujours, l’extrême-droite s’efforce d’exciter la xénophobie, le nationalisme, en misant sur les instincts les plus obscurs, sur les frustrations subies par les victimes d’une société brutale et injuste, dont elle est elle-même un produit.
Une extrême vigilance s’impose donc pour barrer la route à ces provocations à la haine et à la violence. Une nouvelle fois se pose la question des limites que la loi doit apporter à ces menées antidémocratiques, dangereuses pour la sécurité de la population et pour l’avenir de notre pays.
Dangereux transferts
Les remous créés par le drame de Munich n’ont pas fini de se manifester. Parmi les errements les plus graves auxquels nous assistons, il faut dénoncer la transposition du conflit du Proche-Orient sur le plan ethnique et religieux, et son transfert géographique, tendant à en faire un affrontement mondial entre « Juifs » et « Arabes ».
En France, au moment où, dans certains milieux juifs, on se mobilise contre le « terrorisme arabe », des lettres de menaces – flétries comme des provocations par les organisations palestiniennes – parviennent à des groupements ou à des personnalités israélites, sous la signature : « Organisation Septembre Noir, section France ». Parallèlement, un certain « Front populaire de libération juif, Talion, Promotion Judas Macchabée» menace les ambassades arabes. Et une « Armée de libération juive » annonce dans un tract :
« Nous ferons sauter tous les sièges des Palestiniens et leurs refuges arabes, comme les sièges des compagnies aériennes et les ambassades. »
L’attentat contre la « Librairie Palestine », à Paris, perpétré au nom de la « Terreur juive », s’inscrit dans le cadre de ces excitations malsaines. Il convient de souligner que diverses organisations juives représentatives, telles que le C.R.I.F. et l’U.J.R.E., ont vigoureusement exprimé leur réprobation.
Le M.R.A.P., quant à lui,
« condamne une nouvelle fois le recours à la violence aveugle comme une perversion de la lutte politique, une méthode inefficace et dangereuse, créant l’insécurité pour les populations, nuisant à la solution des problèmes posés. »
Le communiqué du M.R.A.P. (6 octobre 1972) précise encore :
« Transposer en France le conflit du Proche-Orient, ne peut qu’inciter au racisme, aussi bien antijuif qu’anti-arabe et favoriser les éléments qui misent sur un climat de violences propice aux diversions, à la confusion, aux aventures antidémocratiques. »
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