Editorial de Léon Blum paru dans Le Populaire de Paris, 19 juin 1948, p. 1-4 ; suivi de « Magnifique meeting à Pleyel »

AUJOURD’HUI s’ouvre à Puteaux le Congrès des peuples. Le comité qui l’a organisé est présidé par Marceau Pivert, secrétaire fédéral de la Seine, et les camarades qui y ont pris le plus de part sont ceux qui, depuis un an et davantage, ont le plus activement travaillé au mouvement fédéraliste des Etats-Unis socialistes d’Europe.
Congrès des peuples, Etats-Unis d’Europe, ce sont là des formules et des conceptions, je ne dirai pas contradictoires, mais dissemblables, divergentes, et même – en apparence – peu compatibles entre elles. Quel est l’effort immédiat que la situation actuelle dicte et impose aux socialistes ? Est-ce l’effort d’organisation et de fédération européenne, est-ce l’effort d’organisation et de fédération universelle ? Nous placerons-nous sur le plan européen ou sur le plan mondial ? Beaucoup de fédéralistes, à commencer par le plus illustre, M. Winston Churchill, sont enclins, dans l’état présent des choses, à concentrer sur l’Europe l’effort et l’espoir, à délaisser au moins temporairement – l’organisation universelle pour l’organisation européenne. Ceux de nos camarades qui ont pris l’initiative de la convocation du Congrès des peuples ont-ils fait la démarche d’esprit inverse ? Ont-ils délaissé soudain l’européen pour se transporter sur l’universel ?
Je ne le crois pas. Je crois que la conception universelle et la conception européenne sont et restent inséparables dans leur pensée et dans leur action.
Le socialisme est international par essence. La construction socialiste, l’édification socialiste sont internationales par essence. La paix, dont les intérêts sont indissolubles de ceux du socialisme, est internationale par essence. C’est donc du côté de l’organisation internationale, de l’instauration d’une communauté internationale que se sont naturellement tournés, au lendemain de la guerre, l’espoir et l’effort socialistes. S’ils ont été peu à peu refoulés, depuis trois ans, sur le plan européen, c’est par l’effet convergent d’un certain nombre de circonstances fortuites ou temporaires : les tares congénitales de l’O.N.U. et son impuissance consécutive, la constitution de deux blocs antagonistes entre lesquels l’Europe seule pouvait servir de conciliateur ou de médiateur, les besoins de la reconstruction européenne auxquels l’organisation collective et solidaire pouvait seule pourvoir, l’offre Marshall qui faisait de cette organisation le complément, la contrepartie, la condition de l’assistance américaine.
Mais le socialisme n’a jamais considéré l’Europe, ni comme un tout, ni comme une fin en soi. Il a adhéré de plein cœur au fédéralisme européen dont il sentait profondément la nécessité et l’urgence, mais en le considérant tout à la fois comme un moyen de parer dans le présent aux insuffisances actuelles de l’organisation internationale, et comme un moyen de préparer pour l’avenir une organisation internationale véritablement cohérente et efficace. Pour nous l’européanisme, si j’ose risquer l’expression, est sorti de l’internationalisme, et il y retourne. Il en dérive et il y tend.
Peut-on d’ailleurs, dès à présent, séparer les Etats européens des peuples auxquels les rattache le phénomène séculaire de la colonisation ? Peut-on imaginer un statut politique et moral de l’Europe fédérée qui ne déborde pas sur les autres continents ? Peut-on concevoir pour l’économie européenne, après la période malgré tout factice de l’exécution du plan Marshall, des conditions d’existence indépendantes de l’économie universelle ? J’appelle l’attention de mes camarades sur le livre saisissant que vient de faire paraitre M. Lévy-Jacquemin : Grandeur et décadence du plan Marshall. En supposant la réussite totale du plan Marshall, en supposant que d’ici quatre ans, la production européenne aura été non seulement restaurée mais considérablement accrue, comment pourvoira-t-elle à ses besoins normaux et permanents d’importation : pétrole, cuivre, coton, laine, céréales, viande et matières grasses, etc. ? Ces importations représenteront des dettes en dollars. Comment l’Europe les acquittera-t-elle ? Elle s’acquittait autrefois avec le produit de ses placements extérieurs et le produit de ses exportations. Mais deux guerres ont consommé ses placements extérieurs ; la Grande-Bretagne elle-même achève de manger les siens. Si le plan Marshall a réussi elle sera redevenue exportatrice, mais ce n’est pas en Amérique qu’elle pourra exporter suffisamment ; les grands débouchés possibles seront l’Asie et l’Afrique. Pour les années qui s’approchent le grand problème universel et « crucial » sera donc un problème de compensation monétaire entre l’Amérique, créancière de l’Europe, et l’Asie et l’Afrique, ses débitrices. Le plan Marshall était un plan de sauvetage européen. Il aura rendu inéluctables l’organisation et la coopération économiques sur le plan mondial.
On le voit, en organisant le Congrès des peuples, les initiateurs du mouvement des Etats-Unis socialistes d’Europe sont demeurés conséquents avec eux-mêmes. Le seul nom de ce congrès évoque les problèmes les plus graves et les plus pressants. La seule présence sur le sol français, aux côtés des socialistes français, de représentants des mouvements indigènes d’Asie et d’Afrique ouvre des perspectives et des espérances indéfinies. Le Congrès de Puteaux est donc un événement international dont il faut comprendre l’importance et dont il faudra suivre les travaux avec l’intérêt dont il est digne.
MAGNIFIQUE MEETING A PLEYEL
Le socialisme fera la paix du monde
tel est le cri d’espoir des délégués du Congrès des Peuples d’Europe, d’Afrique et d’Asie
LA Jeune Garde et l’Internationale ont ouvert, hier soir, le meeting de la salle Pleyel où les représentants des peuples d’Asie, d’Afrique et d’Europe ont fait entendre la grande voix du socialisme et de la fraternité humaine.
De longues acclamations saluent l’arrivée à la tribune des délégués du Chili, de l’Italie, de la Fédération panafricaine, du Congrès pan-hindou, du Bund, du Luxembourg, de Tunisie, du Viêt-Nam, du Nigéria, du Labour Party. Et lorsque le délégué grec et Llopis, pour l’Espagne apparaissent, les applaudissements redoublent pour ne cesser qu’après l’arrivée de Marceau Pivert, Guy Mollet, Claude Bourdet, Lamine-Guèye et Léon Blum.
Marceau Pivert, dans son allocution d’ouverture, expose rapidement la raison d’être de ce Congrès des peuples. Puis le militant travailliste Fenner Brockway affirme la résolution des délégués de tout faire pour « mettre fin à l’infâme système impérialiste européen qui a opprimé nos frères de deux continents ».
Lamine-Guèye, qui lui succède, associe l’Afrique noire à cette belle manifestation internationale.
C’est l’occasion pour lui de rendre hommage à Léon Blum qui « n’est pas seulement le chef du socialisme international, mais aussi un moment de la conscience universelle. »
Léon Blum développe ensuite les grandes lignes de l’éditorial qu’il consacre aujourd’hui au Congrès des Peuples.
Puis il conclut par un acte de foi socialiste qui exalte tous les assistants.
Noégrito, délégué de l’Indonésie, un représentant des travailleurs d’Afrique au Nord, le professeur Varma du parti socialiste hindou, un délégué malgache, un représentant du Viêt-Nam expriment successivement leurs espoirs en ce rassemblement socialiste mondial.
Enfin Claude Bourdet tire les leçons de ce meeting et invite tous les gouvernements à comprendre les lois des sociétés modernes qui doivent régir tous les hommes.
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.