Interview d’Arthur Koestler par Jean Duché publiée en deux parties dans Le Littéraire, n° 32, 26 octobre 1946, p. 1-2 ; n° 33, 2 novembre 1946, p. 3

_ « Vous êtes un faux témoin ! » reprochent les communistes à Koestler.
_ « J’ai vécu à Moscou et à Kharkov ; j’ai voyagé dans toute la Russie », répond l’écrivain de Le Zéro et l’Infini.
Interview par Jean DUCHE
ARTHUR KOESTLER m’accueille dans sa chambre d’hôtel sur la rive gauche. Je l’ai déjà rencontré à un cocktail offert en son honneur par un de ses éditeurs, il a consenti à donner au Littéraire une interview, j’ai pu sans difficulté franchir le barrage du portier et Koestler veut bien ne pas me témoigner, dit-il, la méfiance d’un ancien journaliste à l’égard d’un confrère.
– En arrivant à Paris, lui dis-je, vous aviez déclaré à Combat … que vous ne feriez aucune déclaration. Et voila qu’il y a des articles sur vous et de vous dans tous les journaux …
– Je suis en vacances à Paris, me répond Arthur Koestler. D’habitude, je ne donne aucune interview : 1° Parce que je considère que c’est une coquetterie qui ressemble beaucoup à de la prostitution ; 2° Parce que si un écrivain a quelque chose à dire, qu’il l’écrive. Si je vous donne la première et la dernière interview de mon séjour à Paris, c’est en partie à cause de certains malentendus qui pourraient faire croire que les articles publiés sont des articles écrits par moi spécialement pour ces journaux. Je n’ai jamais écrit d’article pour un magazine sur ma pièce. Ils ont simplement imprimé un texte tronqué et modifié, extrait de ma préface à ma pièce Le Bar du Crépuscule. Quant à la série d’articles La fin d’une illusion, ce sont des extraits de Le Yogi et le Commissaire, ouvrage écrit en 1944 et dont la traduction sortira dans quelques jours. Pour ce qui est des articles sur la Russie ou sur la Palestine parus, ici et là, ce sont des réimpressions d’articles parus dans le New York Times ou des extraits de mes livres, dont je tiens à souligner que si l’on veut les qualifier de reportage, ils datent déjà de deux ans.
– Bien plus nombreux encore sont les articles que l’on a écrits sur vous. J’ai entre les mains un dossier de coupures de presse extraordinairement volumineux. Parmi lesquelles je remarque que Ce Soir et Action portent contre vous de vigoureuses attaques communistes. Ce Soir vous traite de « faux témoin ».
– Je n’ai jamais répondu en Angleterre, aux Etats-Unis ou ailleurs, aux attaques personnelles. Dans le cas d’Action et de Ce Soir j’ai été plutôt surpris par leur douceur. Ils ne me traitent ni d’agent nazi, ni d’espion japonais, ni même de vipère lubrique …
– Mais ils vous traitent de « trotskiste ».
– Je ne l’ai jamais été. Mais je ne trouve pas l’accusation déshonorante.
– Vous avez été attaqué également dans Politics, revue américaine d’influence trotskiste.
– Oui. Si l’on essaie de rester un indépendant de gauche, de n’appartenir à aucun parti, ces attaques ne sont que naturelles.
– Vous avez été membre du Parti communiste, vous êtes allé en Russie. Il y a tant de rumeurs contradictoires sur votre carrière de communiste … Voulez-vous préciser quand vous y êtes allé, où, et dans quelles conditions ?
– J’ai joint le Parti communiste en décembre 1931. Comme à cette époque je travaillais en tant que journaliste a Berlin, je fus affilié (bien qu’étant d’origine hongroise) au Parti communiste allemand. Mes activités en liaison avec le Parti communiste me contraignirent à abandonner mon poste de directeur de la politique étrangère de la B. Z. am Mittag, quotidien démocratique appartenant à la Maison Ullstein, pour laquelle j’ai travaillé dans différents postes – en Orient, à Paris, etc., depuis 1927.
Je me suis rendu en Russie au début de l’été 1932 en qualité de correspondant d’un certain nombre de quotidiens suisses, scandinaves, etc … Je suis resté en Russie jusqu’à l’automne 1933. J’ai vécu à Moscou et à Kharkov, alors capitale de l’Ukraine, et j’ai voyagé un peu partout : dans les régions industrielles de la Russie, de l’Ukraine, puis en Transcaucasie, et ensuite à travers l’Asie centrale de Bakou à Tachkent. Grace à ma double qualité de correspondant de journaux « bourgeois » et de membre du Parti, j’avais une relative liberté de mouvement ; d’ailleurs, je parlais le russe couramment.
« Mes anciens camarades du Parti communiste trouvent curieux qu’ayant quitté la Russie en 1933, je n’aie démissionné du Parti qu’en 1938. Ce que j’ai vu en Russie, disent-ils, n’avait donc pas pu ébranler ma foi dans l’expérience soviétique. C’est exact. Ce que j’ai vu en Russie m’a effrayé et déprimé ; c’était un coup dur pour un jeune romantique plein d’illusions. Mais l’école marxiste m’a appris à me méfier de mon propre romantisme et de mes réactions émotionnelles. Je me disais, mes camarades me disaient (et ils se le disaient à eux-mêmes) :
« La terreur, la famine, la suppression des libertés, le mépris total des droits et de la dignité de l’homme ne sont que des phénomènes passagers. La situation en Russie ne doit pas être jugée statiquement, mais dynamiquement par comparaison avec le passé tzariste et en relation avec l’avenir que nous essayons de construire. Il faut suspendre son jugement, il faut se méfier de ses propres réactions morales et esthétiques, il faut nous garder de tout impressionnisme superficiel. »
C’est ce que nous nous répétions jour et nuit comme une prière ou une formule de Coué.
Rentré en Europe, je suis donc resté encore quatre ans et demi (jusqu’en mars 1938) dans les rangs du Parti. Du point de vue sentimental, je ne voulais pas trahir la confiance que m’avaient accordée mes amis et camarades en Russie. Du point de vue rationnel, j’accordais le bénéfice du doute à la grande expérience qui se déroulait en U. R. S. S. C’était la position de beaucoup de mes amis du Parti, surtout des émigrés allemands, autrichiens, etc … A chaque nouvelle écœurante qui nous arrivait de Russie – les épurations, les lois réactionnaires, l’exécution de nos camarades comme « crapules contre-révolutionnaires » – nous trouvions une excuse, une raison. Il y avait de l’espoir, il y avait en même temps la lâcheté, cette peur d’être appelés « renégats », « traîtres », et cette autre peur qu’en critiquant l’U. R. S. S. nous ne soyons exploités par la réaction. Nous détestions ceux qui avaient fléchi, nous ne voulions pas suivre leur chemin et être détestés à notre tour. Ce n’était pas drôle. On devenait un peu névrosés. Ce qui nous maintenait, c’était le travail anti-nazi, cette frénésie des Comités, mouvements, conspirations, des jours de la grande mystique antifasciste … C’était l’époque du Comité Amsterdam-Pleyel, du Front Populaire ; je travaillais dans une drôle d’organisation qui s’appelait l’I. N. F. A. (Institut pour l’Etude du Fascisme) qui était rue Buffon, au n° 25, si je m’en souviens bien. Nous étions un noyau d’une douzaine de camarades à travailler sans salaire, et je vécus alors avec environ 800 francs par mois ramassés grâce à des articles par ci par là. Puis vint la guerre d’Espagne, je partis comme correspondant du News Chronicle … La suite de l’histoire, les prisons franquistes, se trouve dans le Testament espagnol. Je revins en France en 1937 et quittai le Parti six mois plus tard, en mars 1938.
– Pourquoi à ce moment ?
– Les dernières gouttes qui firent déborder le vase furent le procès Boukharine – Boukharine que j’admirais et aimais – l’exploitation cynique de la guerre civile en Espagne, de l’enthousiasme et du sacrifice de leur vie par des milliers d’hommes simples, exploitation au profit des buts particuliers de la politique étrangère de l’U. R. S. S., etc … C’était fini, je ne marchais plus et j’ai commencé alors à écrire Le Zéro et l’Infini.
Tout en parlant, Koestler arpente nerveusement la chambre. Elle est petite, mais il n’est pas grand : six pas dans un sens, six pas dans l’autre. N’est-ce pas dans Le Testament espagnol qu’il disait n’avoir pu se débarrasser de cette habitude de cellule ? L’entretien durera deux heures. Cela fera combien de kilomètres ?
– Je voudrais souligner une chose, poursuit-il : aujourd’hui, mes anciens camarades m’attaquent, c’est régulier, inévitable, mais ce qui me donne une certaine satisfaction ce sont des lettres que j’ai reçues d’un assez grand nombre de gens, y compris quelques Normaliens français, qui me disent que la lecture de ce bouquin les a convaincus de joindre le Parti communiste. Bien entendu, je ne cherchais pas ce résultat, mais il me prouve tout de même que le cas des deux antagonismes a été présenté avec suffisamment d’objectivité pour produire ce résultat paradoxal. Ce n’est d’ailleurs pas tellement paradoxal puisque dans tout roman, pris en tant qu’œuvre d’art, chacun des protagonistes doit avoir raison de son propre point de vue.
– Je crois que les innombrables lecteurs français du Zéro et l’Infini aimeraient savoir où vous étiez pendant la guerre, ce que vous avez fait. Nous savons que vous avez été interné au camp du Vernet par le gouvernement Daladier. Pourquoi ? Et comment en êtes-vous sorti ?
– J’ai été arrêté le 1er ou le 2 octobre 1939 comme suspect politique ; d’abord envoyé au Stade Roland-Garros, puis au Vernet, au camp des étrangers indésirables où j’ai eu l’honneur d’être le voisin de ceux des membres du Comité central du Parti communiste allemand qui se trouvaient en France. J’ai été relâché en mars ou avril 1940, je suis rentré à Paris, mais la police continuait à perquisitionner chez moi et à me refuser un permis de séjour. Lorsque les Allemands furent aux portes de Paris, la police essaya de m’arrêter de nouveau. Je fus caché pendant quelques jours par Henri Membré, au Pen-Club, puis par Adrienne Monnier, chez elle, rue de l’Odéon. Elle me procura un laissez-passer pour Limoges où j’arrivai le jour de l’Armistice. Je me dis qu’entre Vichy et la Gestapo j’étais fichu, donc, pour changer d’identité, je me présentai au Bureau de la Légion étrangère et m’inscrivis sous un nom d’emprunt, comme au cinéma. Je me baptisais Albert Dubert (j’avais choisi le nom du chef de la police des étrangers de Limoges), chauffeur de taxi, venant de Berne (Suisse). Envoyé au dépôt de la Légion, le fort Saint-Jean, à Marseille, j’achetai une feuille de démobilisation pour Casablanca, d’où je joignis Lisbonne sur un bateau de pêche, puis l’Angleterre. Là on me coffrait de nouveau, puisque je n’avais pas de papiers. Lorsque cette question fut réglée, je m’engageai dans l’armée anglaise, fus réformé en 1942, travaillai comme chauffeur d’ambulance, fis des conférences à la B. B. C. et aux soldats. De décembre 1944 à août 1945, je suis allé en Palestine comme correspondant du Times, en fait pour me documenter en vue de mon roman La Tour d’Ezra. Mais ces dernières aventures sont racontées dans mon livre La lie de la terre.
– Qui sort ces jours-ci chez Charlot ?
– Oui, mais il s’est produit un accroc pénible. C’est le seul de mes livres dont je n’aie pas revu la traduction à l’avance et, malheureusement, celle-ci est assez lamentable. Cela est ennuyeux au point de vue du style, mais beaucoup plus ennuyeux au point de vue politique. Je dis, par exemple, à une certaine page que « pour la gauche la Russie était la seule expérience sociale dans ce malheureux siècle d’où vint l’espoir » tandis que, dans la traduction, le mot espoir est remplacé par le mot agonie. Vous voyez ce que ça va donner ? J’aimerais ajouter que les conditions techniques dans lesquelles ce livre a été traduit et composé rendaient difficile le travail de l’éditeur, mais je suis obligé de décliner toute responsabilité dans ce texte.
– Etes-vous satisfait de la façon dont est montée votre pièce Le Bar du Crépuscule ?
– Je suis très reconnaissant à mon ami Jean Vilar pour l’effort qu’il a accompli. C’est une bouffonnerie que je me suis amusé à écrire et à laquelle je n’attache aucune importance littéraire.
– Vous parlez parfaitement le français. Vous avez été journaliste allemand, anglais, vous m’avez dit que vous parliez couramment le russe. Quelle est votre langue ?
– Etant né à Budapest en 1905 d’une mère viennoise et d’un père hongrois, j’ai reçu une éducation bilingue. Mes premières tentatives littéraires furent faites en hongrois. Puis, étudiant à l’Université de Vienne, je fis une première volte sur la langue allemande. Tout ce que j’écrivis jusqu’à 1939 fut écrit en allemand (sauf quelques articles anglais et français, mais c’était du journalisme). En 1940, je m’établis en Angleterre pour de bon : deuxième volte. (Ce n’est pas drôle de changer de langue pour la deuxième fois à 35 ans.) Depuis La lie de la terre, parue en 1940, mes cinq derniers livres ont été écrits en anglais.
– Et Le Zéro et l’Infini ?
– Ce fut le dernier livre que j’écrivis en allemand. La traduction anglaise en fut faite par Daphné Hardy en collaboration avec moi. L’original allemand du Zéro et l’Infini ayant été perdu lors de ma fuite de Paris en 1940, je viens de le retraduire d’anglais en allemand pour une édition allemande qui va paraître à Londres.
Le temps avait passé, Koestler avait arpenté de nombreux kilomètres, et il me restait à lui poser les questions les plus importantes et les plus brûlantes sur la révolution et sur la liberté. En particulier sur le précepte « la fin justifie les moyens », mis en accusation dans Le Zéro et l’Infini et qu’André Breton, dans une interview récemment accordée au Littéraire, soulignait pour dire qu’il fallait lui tordre le cou. C’est là la préoccupation centrale de Koestler.
Nous le lui demanderons la semaine prochaine : comment, de son point de vue, un homme libre peut-il s’engager dans la révolution et demeurer libre ?
Jean Duché.

ARTHUR KOESTLER S’EXPLIQUE…
Pourquoi l’écrivain de « Le Zéro et l’Infini » juge l’U. R. S. S. « le grand pays le plus réactionnaire de notre temps »
CE second entretien avec Arthur Koestler commença dans la chambre de son hôtel, l’hôtel Montalembert, dont la situation vaut d’être signalée : car d’un côté est l’hôtel du Pont-Royal, où habitait jusqu’à ces derniers jours Ilya Ehrenbourg, ex-journaliste n° 1 de l’U. R. S. S., et (du même côté) l’église de Saint-Thomas-d’Aquin. Tandis que de l’autre l’on voisine avec Les Temps Modernes, cette revue existentialiste qui entretient chez Gallimard, après la N.R.F., le foyer de notre élite intellectuelle. C’était un beau matin ensoleillé de cette fin d’octobre, et nous sommes allés poursuivre l’entretien à la terrasse des Deux-Magots, devant ce cher vieux clocher de Saint-Germain-des-Prés. Nous étions, on le voit, dans des lieux où soufflent bien des esprits, et d’horizons opposés.
Et voici à peu près dans quel ordre se sont succédé les questions et les réponses :
– On dit que vous haïssez l’U. R. S. S. Est-ce exact ?
– Je déteste le système stalinien d’aujourd’hui autant que je détestais le système hitlérien, et pour les mêmes raisons.
– C’est-à-dire ?
– C’est-à-dire que je suis socialiste et que je hais la tyrannie.
– Pourtant l’U. R. S. S. passe pour être un pays socialiste.
– Alors il faut entrer dans le domaine des définitions précises. Distinguons d’abord deux choses : l’une est le système économique ; l’autre est ce qu’en terminologie marxiste on appelle la superstructure ; les institutions politiques, le climat moral, le respect des droits et de la dignité de l’homme en sont des parties constitutives.
» Au point de vue économique, la Russie a nationalisé les moyens de production et de distribution. Il y a vingt ans, nous avons cru, nous autres socialistes, que la nationalisation des moyens de production était la condition nécessaire et suffisante pour créer le socialisme. Aujourd’hui, nous voyons que les choses, hélas ! ne sont pas si simples que ça. Nous voyons qu’une économie nationalisée peut servir de base à une structure politique tyrannique, autocratique, totalitaire, fasciste même.
– Si je comprends bien, vous êtes toujours socialiste, et même marxiste, mais vous voulez qu’à un système économique socialiste se superpose un climat moral, un système politique qui mette au premier plan la dignité de l’homme et ses libertés. Est-ce bien cela ?
– Au fond c’est cela, mais avec quelques réserves. Je suis resté socialiste mais je ne suis plus un marxiste orthodoxe. Plus précisément : je considère l’œuvre de Marx et de Engels comme une des trois données essentielles des derniers cent ans, les deux autres étant le darwinisme et le freudisme. Mais, de même qu’à la lumière des développements ultérieurs de la science on ne peut plus être darwiniste orthodoxe (cf. le néo-lamarckisme, etc.), ou freudien orthodoxe (cf. les nouvelles écoles yungienne, adlérienne, etc.), de même seule une cohorte idéologiquement pétrifiée dans un étrange byzantinisme peut continuer de considérer l’œuvre marxiste et engelienne comme la « révélation » d’un dogme.
– Revenons à l’U. R. S. S. et à cette distinction très nette que vous faites entre l’économie soviétique et le système politique, social, culturel.
– Je considère l’U. R. S. S. comme économiquement progressiste, et dans tous les autres domaines comme la puissance la plus réactionnaire de notre temps. Le mot « progressiste » a ici un sens purement technique, c’est-à-dire le sens dans lequel l’électricité est un progrès par rapport à la lampe à huile.
– Et dans quel sens employez- vous le mot « réactionnaire » ?
– En ce sens que dans les domaines politique et culturel, l’U. R. S. S. a régressé vers un état antérieur à la prise de la Bastille.
– On ne peut pas dire que cette opinion soit très répandue à gauche.
– Non. L’enthousiasme des gens de gauche pour l’U. R. S. S. est généralement en raison inverse de leur connaissance des faits. Les faits sont là à la portée de tous : abolition du droit de grève, subordination des syndicats ouvriers aux bureaucrates des trusts employeurs, enchaînement de l’ouvrier à son lieu de travail sous la menace d’emprisonnement, élimination progressive des enfants de la classe ouvrière des universités et des écoles supérieures réservées à la progéniture de la bureaucratie, restauration de l’héritage et de l’assurance sur la vie qui transfèrent aux enfants les privilèges sociaux des parents et introduisent l’inégalité au berceau. Un des fondements du socialisme est que chaque bébé naisse avec les mêmes chances. Or le contraste entre les chances d’un enfant riche et d’un enfant pauvre est plus grand en U. R. S. S. que dans les Etats-Unis capitalistes.
– Pouvez-vous citer vos sources d’information ?
– Les lois et statistiques soviétiques. J’en ai publié les textes originaux dans Le Yogi et le commissaire paru en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis il y a deux ans et je n’ai jamais eu un démenti officiel. A tout cela il faut ajouter les déportations en masse (des citoyens soviétiques aussi bien que ceux des territoires occupés), la loi des otages, qui rend responsable des actes d’un homme sa famille entière, la suppression de toute opposition politique, ces élections qui n’accordent aux électeurs que le droit de voter oui ou non sur un candidat nommé par l’autorité supérieure, les referendums qui donnent 98 pour 100 de oui, etc. En un mot, un régime avec une économie nationalisée et centralisée sur laquelle se superpose une autocratie tyrannique et totalitaire.
– Si les faits que vous citez sont accessibles, comment expliquez-vous qu’il y ait des millions de gens honnêtes qui persistent à regarder l’U. R. S. S. comme le royaume du ciel sur la terre ?
– La réponse est contenue dans la question. L’âge des lumières a peu à peu dépouillé les masses de leur foi dans la divinité, dans les valeurs morales absolues, donc de leur espoir de trouver jamais une compensation à leurs souffrances. Depuis 1789 les masses ont perdu leurs racines émotionnelles et métaphysiques. Ces déracinés ont trouvé tout d’un coup un nouvel humus pour leur espoir dans la promesse messianique que la révolution russe leur apportait. Une fois ces nouvelles racines émotionnelles bien enfoncées, il est devenu aussi difficile de les couper par des arguments logiques que d’éloigner un croyant de son église. A chaque argument logique, scientifique, l’apologiste – le scholiaste – trouvera une réponse qui n’est qu’une rationalisation de son attachement affectif, de son besoin vital de rester dans la foi. Comparez les écrits des apologistes du dix-septième siècle avec ceux des apologistes soviétiques et vous y trouverez une ressemblance frappante.
– Si l’espoir s’accroche avec tant d’obstination à la révolution russe, bien qu’elle ait évidemment dévié de son but initial, n’est-ce pas parce que, en face de l’U. R. S. S., le monde capitaliste n’a rien à offrir ?
– D’accord. Nous sommes entre la Scylla capitaliste et le Charybde totalitaire et pseudo-socialiste. Mais ceci appelle deux réserves : 1° L’argument selon lequel on ne peut pas critiquer l’U. R. S. S. parce que ces critiques « aideront la réaction » est aussi fallacieux que l’argument selon lequel il ne faut pas critiquer le capitalisme américain parce que cela aidera Staline. C’est du chantage moral, et si on accepte cette espèce d’argumentation on s’interdit toute opinion libre, on se châtre intellectuellement. 2° Il y a tout de même un certain espoir de naviguer entre Charybde et Scylla : l’expérience travailliste en Angleterre. Je ne veux pas dire que M. Attlee soit Ulysse, et, vivant en Angleterre, je connais les faiblesses évidentes de la tradition réformiste du Labour Party. Mais les travaillistes ne sont au pouvoir que depuis un an, et pourtant ils ont accompli des réformes sociales indéniables ; il est également indéniable qu’ils ont rompu avec la tradition de l’impérialisme britannique au moins dans le cas de l’Inde. Je serais de tout mon cœur un partisan des travaillistes anglais s’ils n’avaient pas failli sur ce point qui, pour moi, est décisif : la tentative sérieuse de faire renaître une vraie internationale socialiste, par une politique constructive et coordonnée, qui engloberait aussi bien l’Allemagne que l’Amérique du Sud.
– En l’absence de ce que vous appelez une internationale vraiment socialiste, quelle politique préconisez-vous pour les socialistes indépendants ?
– Je vais vous répondre indirectement, par un parallèle historique. En 1925, le nom de deux hommes, Sacco et Vanzetti, a soulevé une telle vague d’indignation en Europe qu’il y eut des barricades à Paris et ailleurs. En 1946, les Soviets ont déporté environ un million et demi d’hommes, de femmes et d’enfants, des républiques criméenne et tchétchène, et personne n’a ouvert la bouche pour protester. De 1933 à 1939, la gauche a lutté contre le nazisme parce que Hitler établissait des camps de concentration et abolissait les libertés, tandis que la droite essayait de s’arranger avec lui. En 1946, la gauche est muette sur les persécutions inouïes, sur les quelque vingt millions d’hommes dans les camps de travail forcé en Russie, tandis que l’opposition de l’Occident au stalinisme se cantonne sur le plan de la politique de puissance. Pour moi, on est antistalinien non pas à cause de Trieste ou du pétrole perse, ou du contrôle des Dardanelles, de même que l’on a été anti-hitlérien non point parce que Hitler voulait l’Anschluss de l’Autriche et de la Sarre : nous étions antihitlériens et nous sommes antistaliniens uniquement pour des raisons éthiques. La politique de puissance ne nous intéresse pas, mais ce qui nous passionne, c’est l’insurrection de l’esprit contre le néo-machiavélisme totalitaire.
– Mais qui est ce « nous » au nom duquel vous parlez ?
– Dans les jours de Sacco et Vanzetti et dans la grande insurrection des consciences contre le nazisme, « nous », c’était la gauche. Aujourd’hui la gauche est muette sur les crimes du totalitarisme stalinien, muette par lâcheté morale, par fausse loyauté ; elle devient complice, par omission, de ce néo-nazisme byzantin. La gauche est captive des obédiences de son passe. Résultat : ce sont les Hearst et les Tsaldaris qui se posent en porte-parole des libertés humaines tandis que les partis socialistes se détruisent et perdent leurs racines dans les masses parce qu’ils n’ont pas le courage d’élever la voix contre l’usurpation cynique du nom de « socialisme » par la Guépéou. Ou bien la gauche retrouvera ce climat éthique et spirituel des journées de la mystique socialiste, ou bien en se perdant elle perdra le socialisme, le seul espoir de notre temps. Alors ce sera la victoire du machiavélisme, de la terreur, de ce cynisme qui se manifeste dans les conférences de Paris et de New-York – ces marchés noirs de la Paix.
– En résumé ?
– En résumé, une histoire biblique. Jacob était parti pour la Mésopotamie. Il entra au service de Laban. Ce dernier avait deux filles, l’une était belle et s’appelait Rachel ; l’autre était laide ct s’appelait Léa. Et Jacob s’engagea à servir pendant sept ans après lesquels il épouserait Rachel. Pendant la nuit de noces le vieux Laban substitua à Rachel dans le lit nuptial Léa. Et au matin, quand Jacob s’éveilla, au lieu d’avoir la belle fille il avait la laide. J’ai servi sept ans exactement dans le parti communiste et j’ai eu le réveil de Jacob.
– Oui. Mais l’histoire a une suite : Jacob travailla encore sept ans et il eut Rachel.
Koestler sourit.
– C’est juste, dit-il. Voilà un exemple à suivre.
Je ne sais si dans sept ans nous aurons la belle Rachel. Mais j’ai rapporté exactement les déclarations qu’Arthur Koestler a bien voulu me faire.
Jean Duché.
P. S. – M. Koestler tient à préciser que ces deux interviews qu’il nous a accordées sont les seules qu’il ait autorisées pendant son séjour à Paris, exception faite pour celle de M. Nadeau parue dans Combat du 3-10-46.
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