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Marcel Baufrère : La Lie de la Terre, par Arthur Kœstler

Article de Marcel Baufrère paru dans La Vérité, n° 155, 27 décembre 1946, p. 3

« Si quelqu’un criait la nuit dans notre baraque, nous savions qu’il avait rêvé à la Gestapo. Et, reprenant conscience, il retrouvait avec gratitude l’odeur de la paille pourrie du Vernet. »

Car nous vivions au « temps du mépris ». C’était en 1939, Daladier régnant. Ils étaient des dizaines de milliers, chassés d’Italie, chassés d’Europe centrale et de l’Europe balkanique, chassés d’Allemagne, chassés d’Espagne. Ces survivants de luttes héroïques étaient venus chercher un refuge sous l’aile protectrice des « démocraties occidentales », et particulièrement en France. Ils composèrent ces cohortes modernes de nomades, traqués, humiliés, refoulés, emprisonnés, assassinés : les cohortes de l’espoir et du désespoir, « la lie de la terre » …

L’espoir et le désespoir

C’est de l’espoir et du désespoir de ces hommes qui n’avaient pas accepté la condition de l’esclavage que nous entretient A. Kœstler dans La Lie de la Terre. L’auteur du Testament espagnol laisse parler ses souvenirs, car il appartient lui-même à « la lie de la terre ». Suivant le destin des cohortes tragiques, il fut enfermé au camp du Vernet. Kœstler nous parle de ses compagnons :

« Nous avions déjà passe par les prisons et les camps de concentration d’Allemagne, d’Italie, de l’Est de l’Europe ou d’Espagne. Peu d’années avant, on nous avait appelés les martyrs de la barbarie fasciste, les pionniers de la civilisation, les défenseurs de la liberté. La presse et les hommes d’Etat de l’Ouest avaient plutôt fait du tapage sur nous, probablement pour étouffer la voix de leur mauvaise conscience. Et maintenant, nous étions « la lie de la terre ».

Pour les gens « distingués » (l’« élite ») et aussi, hélas, pour les victimes du bourrage de crâne, ils étaient simplement « les métèques », ces fameux métèques « qui venaient manger notre pain » et qui devaient endosser la responsabilité de tous les malheurs, y compris celle de la guerre.

Le Vernet est en France

La guerre, ils voulaient la faire aux côtés des puissances « démocratiques ». Cette guerre, pour eux, elle était la leur : c’était la guerre contre le fascisme. Du moins le croyaient-ils … Afin de dissiper toute illusion à ce sujet, le gouvernement les envoya en villégiature au Vernet. Nos lecteurs voudront lire le livre de Kœstler, ne serait-ce que pour s’informer sur cet aspect de la barbarie « démocratique ».

« L’échelle des souffrances, nous dit Kœstler, et des humiliations, était faussée ; la mesure de ce qu’un homme pouvait endurer perdue. Pour un régime démocratique, « le Vernet » était le comble de l’infamie ; comparé à Dachau, c’était encore supportable … Au Vernet, la moitié des prisonniers dormaient sans couverture par vingt degrés en dessous de zéro ; à Dachau, ils étaient enchaînés et exposés au froid. »

Pour ceux qui croient à la « démocratie », pour ceux qui sont persuadés que le fascisme est un phénomène spécifiquement allemand, nous tenons à leur rappeler que le Vernet est en France et que les tortionnaires du Vernet étaient, eux aussi, les petits-fils des ancêtres de 1789.

La réalité des illusions

Si les illusions sur la démocratie persistent, et il en est ainsi, un témoignage comme celui de Kœstler ne peut être qu’utile pour aider à les dissiper. Sans doute, le « parfait trotskyste », tout fier de sa science, aurait tendance à ironiser sur les propres illusions de Kœstler, qui croit encore, semble-t-il, à la démocratie bourgeoise. Ou qui veut y croire … Il veut y croire, car il appartient à cette couche de la lie de la terre, dont le désespoir s’est accru d’une terrible déception : l’auteur, jusqu’en 1938, eut confiance en la bureaucratie stalinienne. Il réalisa suffisamment l’ampleur du phénomène de dégénérescence de la Révolution soviétique pour rompre avec le parti, mais pas assez pour retrouver la voie de la Révolution.

N’ayant pu sortir de l’impasse pour faire un bond en avant, Kœstler bat en retraite et cherche une explication au phénomène « dans le drame de la gauche européenne ».

Vaincre le désespoir

Il ne nous est pas permis de sourire avec suffisance, car cette angoisse de l’ancien condamné à mort par Franco, c’est la même qui étreint des dizaines de milliers d’hommes qui ont combattu pour le communisme. Leur angoisse, c’est de voir réapparaître la barbarie fasciste, leur crainte c’est de revivre avec le stalinisme des « méthodes » qui s’apparentent avec le fascisme. Et le « trotskysme » ne bénéficie guère que du préjugé favorable de la victime présente, sans être persuadé qu’il pourrait apporter autre chose avec sa victoire que la même haine sectaire, étouffante et sanglante qu’apporta le stalinisme. Ils oublient, les multiples Kœstler, que le communisme ne sera pas cela, dans la mesure où ceux qui ont vécu la terrible expérience de l’espoir et du désespoir auront suffisamment confiance en eux-mêmes pour vouloir que notre victoire soit la leur : une victoire de l’humanité progressive. Cela est possible. Ceux qui ne sont pas morts sur la paille démocratique du Vernet, nous les vîmes arriver certain jour, dans un « transport » de triste mémoire à Buchenwald. Ils avaient été livrés par Daladier à Pétain, qui s’empressa de les remettre à Hitler. Nous ne voulons pas croire que ceux-là, et tous les autres qui en réchappèrent, puissent se contenter du choix entre la paille du Vernet et le crématorium de Buchenwald. L’un reste l’antichambre de l’autre. Il faut vaincre le désespoir. Il ne faut pas accepter de glisser sur la paille démocratique …

Le chemin de Pilar …

On se souvient de Pilar, cette, fille espagnole qui, nous dit Plisnier, « retourna à sa classe ». Il semble qu’un même sort frappe tous ceux qui dans la littérature, ayant bu à la même source d’espoir, s’en sont détournés écœurés. Malraux, Plisnier, Kœstler, les auteurs de l’espoir et du désespoir. Tant que la source ne sera pas tarie, il en sera, dans la littérature comme ailleurs, qui suivront le même cours. Mais nous sommes de ceux qui voulons que la crue de la révolte vienne grossir le lit de la Révolution. Comme le limon fertile, comme les alluvions fluviales ou éoliennes, les combattants nomades de la liberté, semés à tous les vents par la tempête, portés par les courants de la révolte féconderont cette terre de misère et de détresse.

Jamais il n’y eut détresse aussi grande que celle des fantômes de l’enfer nazi. Et pourtant nous chantions, dans toutes les langues, un chant aussi triste que la douleur du monde, qui comportait un couplet que Kœstler doit connaître :

Mais un jour dans notre vie
Le printemps refleurira …

Nous croyions encore au printemps possible parce que nous le voulions. Il serait beau, il serait utile, que quelques-uns se lèvent de la lie de la terre et que leur talent d’artistes leur fasse chanter ca printemps, pour lequel des dizaines de millions d’hommes sont morts, depuis la Cité du Soleil de Spartacus. Le chant des artistes est la nourriture essentielle de ceux qui luttent pour la condition humaine. Ils voudraient autre chose que du désespoir.

Marcel BEAUFRERE.