Article d’Abdelaziz Menouer alias El Djazaïri paru dans l’Almanach ouvrier et paysan, Paris, Les éditions du Parti Communiste (S.F.I.C.), 1926, p. 115-120

1925 aura été une année significative. Celle où l’impérialisme a commencé à ressentir les effets d’une indigestion.
Le capitalisme lui-même, pendant la curée, s’était gavé, il avait englouti d’immenses territoires, il en avait arraché d’autres à l’Allemagne vaincue et les avait avalés malgré la débilité de son organisme. Aujourd’hui il étouffe. Insatiable, il ne veut même pas en vomir une partie, de crainte de rendre tout ce qui lui pèse sur l’estomac et de mourir d’inanition.
1925 aura été l’année caractéristique des contradictions de la production capitaliste et de son étape suprême: l’impérialisme.
L’impérialisme : c’est l’expansion capitaliste dans les pays d’Asie ou d’Afrique ; expansion appuyée sur la force, qui se maintient par la force et contre laquelle se soulèvent des millions d’esclaves avides d’indépendance.
Cette conquête des colonies se fait au nom de la « civilisation », formule hypocrite approuvée par les social-démocrates et qui tend à absoudre le capitalisme de ses crimes colonialistes.
Et cette phraséologie menteuse était ancrée jusque dans le cerveau du prolétaire européen qui, tout en courbant l’échine sous le faix de l’exploitation de son capitalisme national, sacrifiait son argent et son sang pour cette œuvre de vol et de meurtre : la colonisation.
Quand vint la guerre mondiale, la France capitaliste trouva dans ses colonies un auxiliaire précieux qui lui fournit matières premières et matériel humain de travail et de combat.
La grande guerre terminée, elle se retourna encore vers ses colonies pour rétablir l’équilibre effondré de son économie. A la formule irréalisable : « l’Allemagne paiera » elle en substitua une autre : « les colonies paieront ».
Les colonies paieront. Pour cela il faut intensifier l’exploitation des pays déjà conquis, il faut opprimer plus que jamais les peuples qui les habitent. Il faut aussi se lancer à la conquête d’autres territoires et d’autres peuples ; il faut imposer sa tutelle impérialiste en la baptisant du nom de « mandat ».
Ce fut au commencement de 1925 que se déclencha l’agression préméditée de Lyautey contre le petit peuple rifain. 7 années après l’horrible boucherie de 1914-18 le militarisme français à la solde de la Banque de Paris et des Pays-Bas, jetait dans une nouvelle tuerie des milliers d’ouvriers et de paysans. Et cette guerre du Maroc est à peine commencée que l’impérialisme en entreprend une autre, celle de Syrie. Et dire que de tels crimes se passent sous un gouvernement de gauche ! Avaient-ils assez berné leur clientèle électorale de formules pacifistes, tous ces bourgeois soi-disant radicaux ou socialistes ! Et combien de travailleurs se sont laissé leurrer par cette démagogie !
Les politiciens libéraux du Bloc des Gauches, valets du Capital, ne pouvaient qu’exécuter ses ordres. Comme un seul homme ils votèrent les crédits de guerre, envoyèrent au carnage les jeunes ouvriers et refusèrent aux Rifains le droit de disposer d’eux-mêmes.
Seul, au-dessus de ces actes de meurtre et de brigandage, le Parti communiste garda une attitude intransigeante.
Dès le début de l’attaque française dans le Rif il établit la culpabilité du hobereau Lyautey et celle des banquiers qui convoitaient les richesses naturelles des Rifains.
Il s’éleva contre cette nouvelle tuerie et se rangea aux côtés d’une petite république en lutte pour son indépendance.
Les communistes n’invoquèrent pas la Paix en présentant un rameau d’olivier d’une main et brandissant un sabre de l’autre, ils organisèrent effectivement la résistance contre la guerre.
Cette action qui se poursuit a valu à de vaillants militants, la répression la plus féroce. Plus d’une centaine sont dans les geôles de la République et lors de la grève générale du 12 octobre, grève de protestation contre les guerres coloniales, la bourgeoisie, pour étouffer la voix de protestation du prolétariat, alla jusqu’au meurtre : l’ouvrier André Sabatier fut froidement abattu par une balle patronale, comme le fut Jaurès, en 1914.
Les mots d’ordre lancés par le Parti communiste, et qui ameutèrent la bourgeoisie contre lui furent ceux de « Fraternisation » et d’ « Evacuation du Maroc ».
Au mot d’ordre de fraternisation, les socialistes répondirent qu’appeler les soldats à fraterniser avec les Rifains c’était les pousser à la désobéissance et à la peine du poteau.
Hypocrite sensiblerie bourgeoise, qui ne sait quel prétexte invoquer pour prolonger sa boucherie.
« Fraternisation ! disent les humanitaires à la Guernut, Painlevé et consorts. Allons donc ! on ne fraternise pas avec des « rebelles » marocains. Ce ne sont pas des hommes comme nous ! »
Quant à l’évacuation du Maroc, c’est pour le capital, une chose impossible. Il ne conçoit pas la restitution de son vol, même s’il doit y engloutir d’autres millions ou assassiner d’autres milliers de vies humains. Les socialistes eux-mêmes ne considèrent-ils pas la question de l’occupation comme un « fait accompli » et sur laquelle il n’y a pas à revenir ? Toujours au nom de cette catin de « civilisation » ils prétendent que « l’évacuation » d’une colonie provoquerait des querelles entre indigènes et serait un retour à la barbarie. Quelle grossière fumisterie ! Ils savent pourtant bien, eux qui frôlent les officines ministérielles, que toutes ces collusions de tribus ou de minorités nationales sont provoquées par les impérialistes, qui soudoient et arment les chefs indigènes, pour profiter de la division.
Le Parti communiste demande l’évacuation des colonies, non seulement parce que la colonisation est une forme d’esclavage, un déni à la formule démocratique de la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes, mais parce qu’elle est surtout une question vitale pour le prolétariat européen.
Le capitalisme s’implante aux colonies, non point pour un but de civilisation, comme il le crie par-dessus les toits, mais pour y puiser ses matières premières et y écouler sa production.
Les colonies constituent pour lui un réservoir immense de chair à travail et à canon.
Pour mieux mater sa main-d’œuvre nationale et augmenter la valeur de son cheptel, le capitalisme tient les peuples qu’il opprime dans un état d’horrible esclavage.
Voyons d’abord comment on colonise :
Les 60 millions d’être dominés par l’impérialisme français sont maintenus depuis des années dans l’obscurantisme, menés à la trique et réduits à des salaires de famine :
En Algérie, après un siècle de colonisation l’odieux régime de l’« indigénat » sévit avec plus de rigueur ; l’année 1925 a connu des actes d’ignoble arbitraire : l’Emir Khaled, le héros national algérien fut emprisonné et ne dut sa libération qu’à l’action énergique des masses algériennes et du Parti communiste.
Pour avoir protesté contre l’assassinat de leurs frères rifains, des centaines d’indigènes furent perquisitionnés ou jetés dans les oubliettes de la colonie.
En Tunisie on a étouffé dans le sang le mouvement d’émancipation des masses : assassinat de grévistes à Bizerte, déni du droit syndical, monstrueuse condamnation du Comité exécutif de la C. G. T. tunisienne, sous l’immonde prétexte du traditionnel « complot contre la sûreté de l’Etat ». Aucune liberté de presse, de parole ou de réunion.
En Afrique noire, on a rétabli l’esclavage, pour mettre en valeur les exploitations capitalistes, tandis que pour poursuivre la guerre du Maroc ou de Syrie on « recrute » les indigènes avec les mêmes procédés inhumains usités pendant la guerre de 1914-1918.
La population de certaines colonies, décimée par la misère, les mauvais traitements, ou obligée de fuir pour échapper au militarisme est réduite, comme au Cameroun, de 50 p. 100.
A Madagascar, c’est l’expropriation systématique des terres indigènes. On ne tolère aucune organisation syndicale ou politique, on interdit la lecture des journaux métropolitains.
Aux Antilles, on fusille de paisibles électeurs pour leur opposition au candidat officiel, tandis qu’en Indo-Chine, on empoisonne officiellement les indigènes au moyen de l’opium et de l’alcool. Malheur aux Indo-Chinois qui osent s’élever contre les exactions colonialistes : on ira comme pour Phan Boi Chau, jusqu’à les extrader pour les jeter au bagne de Poulo Condor, où ils connaîtront les souffrances de la mort.
Cette oppression s’accompagne d’une exploitation éhontée. Dans toutes les colonies, on voit des enfants de 8 ans, des femmes et des vieillards travailler dans les mines, les ports et les domaines à des salaires variant de 0 fr. 50 à 3 francs par jour et pour des journées de 12 à 14 heures.
Cet aperçu de la situation misérable des masses coloniales dominées par l’Impérialisme français, explique l’effervescence qui règne parmi elles et les soulève contre le joug étranger.
Pourquoi cette ébullition, si longtemps contenue, commence-t-elle à se manifester ? D’abord les effets de la guerre ont précipité cette évolution. Des centaines de milliers de soldats coloniaux furent massacrés. En retour, aucune réforme promise ne fut accordée aux indigènes, tandis que leur bourgeoisie développée à la faveur de la guerre, s’est désillusionnée sur la sincérité du conquérant, et, devant le chaos de son organisation, elle s’organise et entraîne les masses vers l’indépendance. Est-ce à dire que ces mouvements nationalistes sont réactionnaires ? Non ! Ils marquent une évolution que les communistes défendront de tout cœur. Ces révolutions bourgeoises qui arracheront les pays coloniaux ou semi-coloniaux à l’influence impérialiste auront leur répercussion sur le mouvement libérateur du prolétariat européen.
C’est pourquoi, malgré les hurlements de la bourgeoisie, le Parti communiste français s’est rangé aux côtés d’Abd el Krim, de Sun Yat Sen et des Syriens.
Non seulement il a flétri le bombardement des villes ouvertes où des femmes et des enfants furent massacrés avec tous les raffinements de la civilisation occidentale, mais il a salué leur victoire qui affaiblissait le capital européen et assurait celle du prolétariat de la métropole.
L’indépendance politique des peuples coloniaux privera l’impérialisme des richesses naturelles des colonies et du marché colonial ; elle l’empêchera surtout de disposer des masses indigènes qu’il enrégimente dans ses usines et armées.
Parlant de l’utilisation des coloniaux dans l’armée, M. Painlevé, du haut de la tribune de la Chambre, a avoué cyniquement que l’armée d’occupation marocaine contenait les trois cinquièmes de soldats de couleur.
En effet, le Maroc lui-même, moins de dix années après l’entrée des Français, fournissait déjà à la métropole des contingents de travailleurs et de combattants.
Sur ceci les ouvriers et paysans français doivent sérieusement méditer, car ce recrutement présente pour eux le danger le plus grave.
Le capitalisme, qui se sert des soldats coloniaux pour ses guerres impérialistes, n’hésitera pas un instant à s’en servir pour noyer dans le sang le mouvement révolutionnaire de ses propres nationaux.
Pour maintenir ou améliorer ses conditions de vie, pour s’assurer un allié en cas de révolution, le prolétariat de la métropole doit s’unir aux peuples coloniaux et soutenir leur mouvement anti-impérialiste, même si ce mouvement n’est pas entièrement prolétarien.
La colonisation, sous n’importe quelle forme (sujétion, protectorat ou mandat) ne peut être admise par aucun révolutionnaire.
Partout, dans les colonies françaises, en Indo-Chine, en Tunisie, en Algérie, le mécontentement grandit.
On a beau envoyer des libéraux, radicaux ou socialistes comme Varenne, Viollette, Steeg et consorts, représenter les grands distillateurs ou les consortiums bancaires, on n’apaisera pas la révolte qui gronde, car la politique d’exploitation et d’oppression ne peut changer : les lois économiques de la production capitaliste l’exigent.
Et ce phénomène social ne se localise pas aux colonies françaises, tous les peuples opprimés par les divers impérialismes se dressent contre les oppresseurs.
L’année 1925 aura connu les soulèvements de Chine et de Syrie ; elle aura vu l’effervescence en Egypte et aux Indes.
La révolte qui couvait depuis des siècles dans le monde colonial, éclate avec la puissance d’une bombe, tant cette masse longtemps comprimée englobe de millions d’hommes.
L’impérialisme européen entrevoit avec frayeur sa chute prochaine, certaine.
Alors, de désespoir, il frappe comme un insensé et réprime sauvagement le mouvement révolutionnaire des peuples coloniaux.
Cependant, ni tanks, ni gaz asphyxiants, ni bombes n’arrêteront la marche de cette évolution ..
Il peut aussi alléguer que ces troubles dont souffre son régime sont provoqués par le bolchévisme, la vérité est, que devant les agissements des états impérialistes coalisés, seule la Russie ouvrière et paysanne reste solidaire des millions de parias coloniaux en lutte pour leur affranchissement.
Il est naturel que ces derniers se tournent vers elle et vers le prolétariat international.
Celui-ci doit prêter tout son concours fraternel aux peuples de races jaune, noire ou brune. Il doit lier son mouvement révolutionnaire à celui des esclaves d’Asie et d’Afrique.
Le mouvement de libération des coloniaux se précipite. Il précède la révolution en Europe. L’année 1925 témoigne des manifestations de ce mouvement. Il ne peut que se développer.
1926 verra donc d’autres événements qui viendront ébranler la base de l’édifice capitaliste : son empire colonial.
EL DJAZAIRI.
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