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Bachir Hadj Ali : Assainir les mœurs

Article de Bachir Hadj Ali alias Youssef Smaïli paru dans Alger Républicain, 28e année, n° 476, 29 janvier 1964 et n° 477, 30 janvier 1964

DES Algériens s’inquiètent de ce qu’ils appellent « la dégradation des mœurs ». Dans leur grande majorité ils sont sincèrement tourmentés par ces tares que sont la prostitution, le vol, l’ivrognerie. Mais, certains d’entre eux brossent un tableau d’une extrême noirceur, exagèrent les faits, font le silence sur les progrès réalisés dans l’assainissement des mœurs et exploitent des tares héritées du passé colonial, dans un but précis : rendre responsable de cet état de choses, le régime démocratique et populaire et son option socialiste, donner à leur opposition hypocrite à la révolution la base morale à laquelle notre peuple est attachée.

Cette brève étude s’adresse aux patriotes sincères, militants révolutionnaires, pères de famille, jeunes qui cherchent honnêtement les moyens d’assainir les mœurs, en fonction de nos réalités et de nos traditions nationales les meilleures.

Le régime colonial, la société féodale, l’idéologie bourgeoise basée sur l’égoïsme, la cupidité, le mensonge et l’injustice sociale, constituent les racines sociales de la dégradation des mœurs dans toute société.

De notre passé, nous héritons de traditions valables, progressistes, mais aussi d’habitudes et de comportements périmés.

Notre pays porte dans son corps et dans son âme la dévastation de 132 ans d’oppression coloniale et d’aliénation culturelle.

Les huit dernières années d’agonie du régime colonial ont aggravé la dévastation physique de notre pays. En outre, elles ont marqué nos enfants, traumatisés par le climat général de terreur et de violence instauré par l’occupant.

C’est miracle que notre peuple soit resté sain dans sa masse profonde. Sa résistance stimulée par son idéal d’indépendance et les valeurs spirituelles de l’Islam y a aidé.

Les tares sont en recul

Les dégâts causés par le régime colonial sont plus visibles aujourd’hui parce que notre peuple, beaucoup plus maître de son destin, est pressé d’en finir avec les tares d’un régime révolu.

En fait, les tares léguées par le régime colonial sont en recul depuis l’indépendance.

La criminalité a baissé : la solidarité envers les enfants cireurs a permis de sauver l’enfance la plus exposée aux dangers. En deux ans, selon les chiffres donnés par le ministre de l’Orientation, le nombre d’élèves est passé de 700.000 à 1.250.000 dans le primaire, de 14.000 à 30.000 dans le secondaire, de 300 à 5.000 dans le supérieur. Le travail volontaire, l’autogestion, notion concrète du bien collectif, la fixation de l’âge minimum pour le mariage, le début de participation des femmes à l’effort d’édification, toutes ces mesures créent des conditions objectives et subjectives favorables à la propagation et au progrès de la morale socialiste.

Comment assainir les mœurs

Les acquis et les premières réalisations de la Révolution permettent de situer sur un terrain solide la question : comment assainir plus vite les mœurs ? et de lui trouver une réponse favorable.

Les pays socialistes ont eu à résoudre ce problème. Ils ont utilisé en priorité la méthode de rééducation. Pour les inciter à reprendre une vie normale dans la société nouvelle, Fidel Castro s’est adressé directement aux Cubaines, victimes malheureuses des temps où La Havane était un vaste lupanar pour touristes millionnaires nord-américains.

Le gouvernement cubain a donné à ces femmes un métier et les a introduites dans l’activité économique du pays.

Quant aux hommes, ils ont été rééduqués dans des camps de travail et rendus à la liberté. Seuls les récidivistes sont frappés par la loi.

Durant la guerre patriotique, le FLN a réussi à intégrer dans le combat nombre d’Algériens connus pour les écarts de leur conduite. La lutte a régénéré ces hommes. Ali la Pointe et d’autres frères sont morts en héros.

Cet effort de rééducation doit se poursuivre avec persévérance aujourd’hui par tous ceux qui ont souci du bien public, de la santé morale de notre peuple : c’est-à-dire le gouvernement et les organisations nationales et les hommes de foi sincères.

Mais cet effort, de rééducation n’a rien à voir avec les vœux platoniques ou avec la démagogie de ces forces obscures qui dénaturent l’Islam pour faire machine arrière à l’histoire par peur de la révolution socialiste, et nous faire sombrer dans un moyen-âge inquisiteur. N’invoquent-ils pas pour nous convaincre l’exemple de Franco « purificateur » des mœurs espagnoles ?

Le moralisme : un alibi facile

Comme le dit très bien le programme de Tripoli :

 » … Il importe de se méfier du moralisme, tendance d’esprit idéaliste et infantile qui consiste à vouloir transformer la société et à résoudre ses problèmes à l’aide des seules valeurs morales. C’est là une conception erronée et confusionniste de l’action révolutionnaire dans sa phase constructive. Le moralisme que certains professent volontiers, est l’alibi facile de l’impuissance à agir sur la réalité sociale et à l’organiser positivement. L’effort révolutionnaire ne se réduit pas à de bonnes intentions aussi sincères soient-elles ; il requiert surtout, l’emploi de matériaux objectifs. Les valeurs morales si elles sont respectables et nécessaires, ne peuvent être déterminantes dans la construction de la société. C’est la bonne marche de celle-ci qui crée les conditions de leur épanouissement collectif ».

L’expérience des pays socialistes confirme pleinement ce jugement.

Chaque fois qu’une usine ou un domaine autogéré réalise son plan ou le dépasse, chaque fois qu’un chômeur entre dans la production, chaque fois qu’une classe nouvelle est créée, chaque fois qu’une loi donnera à l’Algérienne la possibilité effective d’avancer vers l’égalité avec l’Algérien, chaque fois que l’idée d’un parti d’avant-garde est admise par de nouveaux patriotes révolutionnaires, chaque fois qu’on interdit telle publication pornographique ou tel film de tueurs, en un mot, chaque pas fait vers le socialisme et la suppression de l’exploitation de l’homme par l’homme, contribuera à assurer l’unité de la Nation sur le plan politique, mais aussi sur le plan d’une morale supérieure.

Y. S.

(à suivre)


ASSAINIR LES MOEURS (II)

NI les menaces, ni la répression ne suffisent pour guérir les misères morales. La répression est à déconseiller sauf à l’encontre des criminels, des incorrigibles, des récidivistes du vol, de l’exploitation de nos sœurs, de l’ivrognerie (1).

La répression, quand elle est dictée par la nécessité, doit être exercée par les forces de l’ordre à l’exclusion de toute initiative privée ou organisée d’une façon autonome par rapport à ces forces.

On peut admettre et encourager la correction donnée par des militants révolutionnaires à celui qui se conduit en goujat (et récidive) à l’égard de nos jeunes sœurs, mais on ne saurait sous peine de créer l’anarchie, laisser à des patriotes le soin d’employer, sans contrôle de la police, la force, sous peine d’ouvrir la voie à l’exagération (qui doit apprécier que tel acte porte atteinte à la morale publique ?), à l’abus, à la violation de la loi, à des vengeances personnelles, à des règlements de compte et même à la naissance de bandes incontrôlables qui menaceraient les citoyens honnêtes, dans la rue ou chez eux, dans leur liberté et leur vie quotidienne. Les initiatives individuelles constitueraient, en outre, une diversion à la vigilance révolutionnaire à l’égard de la réaction intérieure et extérieure.

La coercition érigée en système et sans discernement, aboutirait à jeter ceux qu’elle voudrait guérir dans les bras de la contre-révolution.

Ceux qui, au nom de la morale ne veulent utiliser que la force comme moyen de régler les problèmes, révèlent ainsi l’impuissance de certains Algériens qui ne se sont pas dégagés de l’idéologie de la petite bourgeoisie, à régler les problèmes et leur impatience qu’ils érigent en argument théorique.

Si la force suffisait à elle seule à régler les problèmes, nous ne serions pas libres. La morale basée sur la peur du châtiment n’est pas efficace. Elle n’est pas digne de l’humanisme nouveau. La seule morale digne du socialisme est celle qui rejette l’argument de la peur, fait confiance à notre peuple et se base sur l’esprit de responsabilité de l’homme vis-à-vis de ses frères dans l’œuvre collective.

Voilà des milliers d’années que la vieille société fait planer les menaces de châtiments suprêmes pour lutter – en vain – contre la prostitution. Il a suffit de moins d’un quart de siècle pour que le socialisme triomphant en Union soviétique fasse disparaître cette plaie, parce qu’il a brûlé ses racines économiques et sociales, parce qu’il a libéré réellement l’homme et la femme. Seuls les pays socialistes ont d’ailleurs réglés ou sont en voie de régler cette tare sociale qui persiste encore à des degrés divers dans tous les autres pays.

Qui osera maudire ces jeunes et pauvres hères qui circulent apeurées dans certaines rue d’Alger – Elles avaient 7 ou 8 ans en 1954. Ce sont nos sœurs, ce sont nos filles, et nos cœurs saignent. Où sont leurs parents ? Sous les décombres d’un village détruit par les bombes ? Ou morts de faim dans un camp de regroupement, au cours de transferts de population par centaines de milliers, ou sur nos frontières ? Ce calvaire de nos paysans, jamais les citadins qui ont eu leur part d’horreur ne l’imagineront. La douleur de nos campagnes meurtries dans leur chair et leur âme, durant 132 ans, longtemps encore nous en ressentirons les effets, avec les haillons, les chômeurs, la misère, mère des déchéances. C’est l’oppression qui avilit l’homme et la femme.

« Le caractère des hommes (et des femmes) dépend des usages et des habitudes et non de la nature et du tempérament », a écrit Ibn Khaldoun qui a ajouté : « L’homme (et la femme) sont plutôt portés vers le bien que vers le mal ».

Vigilant, réaliste et humain, voilà dans le domaine de la lutte contre les séquelles malheureuses du passé, l’attitude du révolutionnaire, du militant socialiste.

Etre vigilant c’est donner à ce problème douloureux l’importance relative qu’il mérite, sinon ce serait une diversion aux problèmes de fond dont profiterait la contre-révolution.

Le danger principal menaçant le socialisme n’est pas tant le comportement moral condamnable de certains Algériens, que la réaction, les spéculateurs et les trafiquants dont l’activité néfaste renforce les facteurs matériels de la dégradation des mœurs.

Etre réaliste, c’est lutter beaucoup plus contre les causes profondes du mal que contre ses conséquences. La guérison du mal est liée à l’effort général dans tous les domaines pour faire progresser la révolution.

Etre humain, c’est – parallèlement à la justice qui doit frapper les criminels et les éléments définitivement perdus – fournir l’effort de rééducation en direction de nos sœur et de nos frères victimes de la situation où les a plongés la société coloniale. Nous reboisons nos forêts pour empêcher notre sol de se dégrader. Pourquoi ne ferions-nous pas l’effort collectif pour réinsérer ces frères et sœurs dans une vie normale ?

Il faut lire « Le poème pédagogique » de Makarenko, pour sentir ce qu’il y a d’exaltant dans cette noble tâche.

Ce sont aussi les hommes et les femmes qu’elle sauve de la perdition.

Y. S.

FIN


(1) Lire « Alger Républicain » d’hier.