Article d’Abdelkader Hadj Ali alias Hadj Bicot, paru dans Le Paria, Tribune des populations des colonies, Première année, n° 9, 1er décembre 1922

Peuple français sois heureux, on colonise pour toi :
La Dépêche Coloniale nous apprend que 46 concessions sont distribuées au Maroc cette année. Les heureux bénéficiaires de ces terrains sont : 1° 7 mutilés de guerre ; 2° 24 Marocains ; 3° 26 émigrants.
Vous croyez peut-être que tous ces gens-là sont de pauvres bougres ? Pas du tout. Sachez que pour avoir une concession il faut justifier de la possession d’un capital de 80.000 francs au moins, tandis que de pauvres diables possédant de 10 à 30.000 francs n’ont pas droit à ces concessions et par conséquent sont obligés de rester à vivoter en France.
Que reste-t-il de la colonisation pour ceux qui sont allés conquérir des pays lointains au prix de leur sang et au risque de leur vie ?
Le côté le plus cynique de l’histoire, ce sont les concessions cédées aux Marocains. On exproprie des terres sur lesquelles vivaient des tribus et des villages entiers de Marocains pour les revendre à des Marocains plus fortunés.
On ne peut pas être plus mercantis.
Ainsi on réduit les masses indigènes laborieuses à la famine, on les refoule à vivre dans des montagnes arides pour mieux les exploiter, tandis que leur terre est partagée entre les requins coloniaux et la féodalité parasite malsaine.
C’est ce qu’on appelle mettre en valeur les colonies pour le bien-être général.
Aussi on construit à Paris une mosquée et les Musulmans vont pouvoir faire leur prière et célébrer la civilisation française. Il paraît même que le Sultan du Maroc va décréter la modification de la formule : Allah est grand et Mahomet est son Prophète, comme suit : Allah est grand et Lyautey est son Prophète.
En Algérie, le régime de l’état de siège et des lettres de cachet sévit de plus en plus serré.
La Commission parlementaire, dite des Colonies, s’est réunie sous la présidence de M. d’Iriart d’Etchepare et a décidé à la majorité, sur la demande du Gouvernement, de proroger pour une durée de cinq ans les pouvoirs disciplinaires des administrateurs des communes mixtes. Savez-vous, citoyens de la métropole, ce que ces pouvoirs comportent ? Non ! Eh bien ! nous entreprenons désormais devant l’opinion publique française de vous révéler ces douceurs administratives. Sachez seulement qu’une commune mixte équivaut à peu près, comme superficie, à un arrondissement en France, habitée généralement par quatre ou cinq gros colons et quelques fermiers à leur service, plus, environ, 1.000 à 1.500 indigènes dépouillés de leur terre et vivant autour d’eux dans une misère lamentable.
La commune est sillonnée toute la journée par le caïd de l’endroit et par ses gardes, qui exercent une véritable inquisition sur les pauvres indigènes.
Ils arrivent dans la tribu, ils s’installent chez le chef et gare à lui si le mechoui ou le poulet n’est pas à point ; quand ces messieurs partent, pour que le raboun (rapport) soit favorable, il faut qu’il leur glisse ou leur fasse glisser, par les pauvres de la tribu, quelques douros, car il y a toujours quelques pauvres bougres qui sont en retard pour payer leur tachours (1), ou bien ont laissé leurs bestiaux s’égarer quelques minutes dans le terrain du colon voisin. C’est ce qu’on appelle « faire suer le burnous ».
Bref ! il faudrait un bon volume pour narrer toutes les douceurs de la civilisation. Arrêtons-nous là pour l’instant et revenons à la Commission des Colonies.
Pour récompenser les services rendus par les indigènes des colonies pendant la guerre du Droit, on prolonge de cinq ans l’odieux régime qui les oppresse.
Et dire que le Tigre avait fait voter une loi qui avait quelque peu adouci leur sort et leur avait, surtout, donné quelques espoirs. Mais la Chambre du Bloc national ne l’entendait pas de cette oreille ; elle a abrogé cette loi et a aggravé tontes les persécutions qui existaient.
Et dire que nous lisons dans La Dépêche coloniale, sous la plume d’un nommé Marcel Peyrouton, commentant un discours de M. Joseph Chailley, ancien député :
« Nous occupons les 93/100 du Maroc. Le traité de Versailles nous a restitué les portions du Congo abandonnées en 1911. Le Maroc est français, il l’est avec enthousiasme. »
Et plus loin :
« La France doit déborder sur ses colonies ; la métropole et ses possessions doivent former un tout compact. Nous serons le peuple de cent millions d’hommes que prévoyait Prévost-Paradol. Le Maroc, dernier venu dans la grande famille de France, en sera un des fils les plus valeureux. »
Après le vote de la Commission, le citoyen Marius Moutet, que je veux croire de la minorité de la Commission, a annoncé qu’il déposerait un amendement en séance publique tendant à instituer une représentation des indigènes au Parlement.
Nous disons au citoyen Moutet qu’à part ceux qui suivent l’Emir Khaled, nous ne sommes pas partisans de cet amendement, bien que nous sachions d’avance qu’il sera repoussé. Pourquoi sommes-nous contre ?
Parce que nous ne voulons pas de représentation à part ; parce que nous considérons que c’est une duperie que de faire croire aux indigènes que, lorsqu’ils seront représentes par deux ou trois beni-oui-oui, ou un agitateur ambitieux comme Khaled, que l’œuvre de justice à laquelle ils aspirent et que nous réclamons de toutes nos forces sera réalisée.
Nous disons au contraire que ce sera un surcroit de misère et de persécutions pour les indigènes. Nous ne voulons pas de cloison étanche entre Français et indigènes ; nous disons que toutes nos souffrances viennent de ce fait. Les indigènes souffrent davantage des parasites qui s’interposent entre eux et l’Administration algérienne, que de l’Administration elle-même.
Nous disons que, tant que l’on considère que les intérêts des indigènes et ceux des Européens dans les colonies sont différents, et qu’ils doivent être représentés séparément au Parlement, on ne cherche pas à concilier ces intérêts, mais, au contraire, on les oppose.
Ce qu’il faut, en Algérie, c’est étendre le décret Crémieux à tous les indigènes.
HADJ BICOT.
(1) Anciens impôts arabes superposés aux impôts français.
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