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Abdelkader Hadj Ali : Ouvriers français organisez vos frères coloniaux !

Article d’Abdelkader Hadj Ali alias Ali Baba paru dans L’Humanité, 19 janvier 1924, p. 5

Pendant la grande guerre, l’impérialisme français avait arraché de leurs foyers des centaines de milliers de coloniaux pour les jeter dans l’horrible tuerie et pour soutenir la production des engins de guerre et de munitions.

Depuis, l’élément ouvrier indigène n’a fait que s’accroître ; après le gouvernement c’est le capitalisme qui recrute des travailleurs coloniaux pour alimenter son armée de salariés à vil prix.

Par navires bondés, il les jette dans les centres industriels dans les mines ou dans les régions dévastées ; il en vient d’Algérie, de Tunisie, du Maroc, d’Annam ou du Tonkin. La classe ouvrière métropolitaine s’épouvante de cet exode, elle s’indigne et rejette inconsciemment toute sa rancœur sur ses frères immigrés.

Les causes de cet exode

Elle ne recherche pas les causes de cet exode et ne voit pas qu’elles résident dans le mode de production du capitalisme. Cette immigration est fatale, elle est la conséquence naturelle du régime de la production.

Pendant la guerre la France, soutenue par des nations puissamment développées telles que les Etats-Unis et l’Angleterre, prit un essor technique formidable ; pour satisfaire aux besoins d’une furieuse guerre de destruction ou installer un outillage qui éclipsa tout le vieux matériel et révolutionna cette production. Le perfectionnement des machines réduisit la compétence nécessaire pour leur conduite, qui se borne dans beaucoup de cas, à la répétition machinale des mêmes mouvements.

De ce fait on put employer femmes, enfants, ou même les esclaves des colonies que l’on avait jusqu’ici réservés aux travaux de bêtes de somme.

La machine qui n’a pas la haine des hommes de couleur se laisse aussi bien conduire par un Français que par un Allemand, par un blanc que par un noir. Le capitalisme lui-même arrête son patriotisme où commence son intérêt et couche sur ses livres les travailleurs de toutes les races ! Seul le prix qu’il les paie et leur capacité de travail l’intéressent. Aussi il recherche de plus en plus la main-d’œuvre coloniale bon marché et élimine les blancs qu’il paie cher pour augmenter son profit. Les colonies, réservoir humain inépuisable, la lui fournissent sans tarir.

Le prolétariat européen jusqu’à la guerre, restait impassible à l’exploitation des indigènes, dans bien des cas il en obtenait une facilité de vie. Mais alors grossissait sans cesse l’armée de réserve des travailleurs qui est venue fatalement le concurrencer. C’était inévitable : c’est un phénomène brutal qui s’exerce avec la précision d’une loi.

Aujourd’hui cela apparaît comme un danger de tout premier ordre, les ouvriers doivent sortir de leur indifférence s’ils ne veulent en supporter les funestes conséquences. Ils doivent parer à l’horrible situation qui les menace en organisant au plus vite les ouvriers coloniaux.

L’organisation des travailleurs coloniaux

Ce n’est pas un geste philanthropique, ce n’est pas seulement un geste de solidarité de classe. C’est un acte de défense de la part des ouvriers de la métropole s’ils veulent conserver les quelques avantages acquis après bien des luttes.

Bien sûr les réformistes, agents de la bourgeoisie, ne manqueront pas de leurrer les ouvriers en réclamant des mesures de prévoyance contre le chômage, des barrières protectionnistes contre l’immigration des ouvriers coloniaux ce ne seront que des réformes illusoires ! Jamais le capitalisme ne se privera d’une main-d’œuvre à bon marché.

Malgré tout « l’amour » des patrons français pour les ouvriers français (!), ils emploieraient même des singes si ces animaux pouvaient remplir les mêmes services que les hommes qu’ils exploitent actuellement.

Le problème demande une solution immédiate, les ouvriers français doivent dès à présent commencer une campagne, au sein de chaque usine, une propagande individuelle et incessante auprès des ouvriers coloniaux avec lesquels ils sont en contact.

La tâche est difficile, certes, mais réalisable et nécessaire au salut de la classe ouvrière entière. Certains ouvriers voient dans leurs frères de couleur des êtres différents d’eux-mêmes, avec d’autres mœurs, d’autres coutumes, des êtres insociables et réfractaires aux luttes contre le patronat.

C’est une erreur et une niaiserie. Les mœurs et les coutumes ne sont que le produit du milieu dans lequel ils naissent et se développent. Si les coloniaux se détachent de leur milieu d’origine leurs habitudes, leurs mœurs, leurs coutumes sociales se modifient et s’adaptent très facilement aux nouvelles conditions de vie imposées par le nouveau milieu.

Travail nécessaire

La tâche, qui incombe aux ouvriers français, pour l’organisation de ces éléments ouvriers coloniaux inéduqués, déprimés par l’oppression de l’immonde colonialisme est rude mais elle n’est pas rebutante.

Ces ouvriers coloniaux ont des besoins physiques nouveaux que l’on ne peut pas supprimer. Comme vous, camarades français, ils souffrent de l’exploitation, des salaires de famine, et s’ils vous apparaissent serviles quelquefois, c’est à votre détachement d’eux souvent que cette passivité est due.

Ils comprennent la lutte de classe nécessaire ; ils sont aussi combatifs que vous et les Algériens de la Raffinerie Say vous l’ont démontré. Ceux qui, comme dans le dernier mouvement du gaz, font les jaunes ont toujours l’exemple des jaunes européens.

Aujourd’hui il est urgent de parer aux défaites futures en organisant les coloniaux dans vos syndicats avant que les conséquences funestes de votre insouciance se fassent cruellement sentir.

Le temps n’est plus aux discours humanitaires comme dans la IIe Internationale.

Le danger devient menaçant ; l’armée ouvrière de réserve devient gigantesque ; le capitalisme y puisera sa main-d’œuvre jaune comme il y puise ses forces militaires contre-révolutionnaires.

Il faut que dans les syndicats cessent les luttes intestines, de tendances, de personnalités, que soient rejetés tous ces politiciens braillards, tous ces carriéristes qui au lieu de se mettre aux travaux pratiques, dépensent l’énergie ouvrière dans des querelles dont seule la bourgeoisie profite.

Il faut qu’elle abatte cette « ligne de couleur », qu’elle rejette ces haines de races semées par le patronat qui seul bénéficie de ces divisions.

Il n’y a plus aujourd’hui de peuples divers, il n’y a qu’un unique prolétariat. Avant qu’il ne soit trop tard pour le réaliser le mot d’ordre qui doit être sur toutes les lèvres c’est :

Ouvriers français organisez vos frères coloniaux !

ALI BABA.