Article de Messali Hadj paru dans France Observateur, 5e année, n° 241, 23 décembre 1954, p. 12-13

Messali Hadj est le véritable fondateur du Mouvement National Algérien. Apres avoir milité en France au parti communiste au cours des années 1925 à 1930 il s’orienta vers le nationalisme pur qu’il désirait cependant voir allié aux organisations démocratiques françaises. Il fonda l’Etoile nord-africaine qu’il fit adhérer en 1935 au Front populaire. L’Etoile nord-africaine ayant été dissoute, il créa le P.P.A. qui fut lui-même dissous par le gouvernement Blum. Après avoir combattu le projet Blum-Viollette dont il dénonçait le caractère assimilationniste, Messali fut poursuivi et emprisonné : depuis 1938 il connut le bagne, la déportation, l’interdiction de séjour et n’a pratiquement pas été en liberté plus de trois mois. Actuellement, le régime de quasi-internement qui lui est imposé est d’une illégalité flagrante : en effet, alors qu’il ne purge plus qu’une peine d’interdiction de séjour prononcée sous Vichy par un tribunal militaire, les gouvernements qui se sont succédé depuis 1952 ont transformé cette interdiction de séjour en véritable résidence forcée, mesure absolument arbitraire à l’égard d’un Algérien considéré comme « citoyen français » par la Constitution.
Le point de vue de Messali Hadj est une pièce importante du dossier algérien, car malgré la récente scission du MTLD qui a vu s’éloigner de lui un certain nombre de jeunes intellectuels nationalistes, le vieux leader jouit toujours d’un incontestable prestige auprès des masses algériennes.
LES événements actuels d’Algérie ont déchaîné le colonialisme. La presse à sa dévotion présente le problème algérien à sa façon. Quand on la parcourt on a l’impression, non pas de lire des informations qui ont quelque rapport avec la réalité, mais d’assister à un repas de fauves. Elle dépeint la situation du peuple algérien sous les plus belles couleurs, et comme elle évite soigneusement de rechercher les causes des événement., elle ne sait que feindre l’étonnement et l’indignation. Seuls quelques journaux ont conservé leur calme et font preuve d’objectivité.
Pour tout homme ayant le sens de l’histoire, l’arrivée en 1830 de l’armada française qui débarqua à Sidi Ferruch est un événement qui s’explique par le développement du capitalisme français à la recherche de débouchés et de matières premières.
Les mêmes causes sont à l’origine de l’occupation de la Tunisie, du Maroc, du Liban et de la Syrie. Cette expansion progressive correspond à un processus entièrement déterminé par des causes d’ordre économique, stratégique et politique.
Le XIXe siècle tout entier fut caractérisé par une compétition des grandes puissances en vue du partage des plus beaux morceaux des continents africain et asiatique. Cette ruée de l’Europe vers l’aventure coloniale faillit provoquer la guerre en 1898 à Fachoda et Agadir en 1911.
Depuis plus d’un demi-siècle, la politique française consiste à faire de l’Afrique du Nord et de la Méditerranée orientale une plaque tournante en vue de la pénétration de tout le continent africain. Leur rêve était de bâtir un empire durable allant de l’Atlantique à Beyrouth, et de Paris à Brazzaville.
Mais les visées impérialistes ont été brisées au cours des deux dernières guerres mondiales, sous la poussée des peuples colonisés.
Quelques aspects de la colonisation.
L’Algérie ayant été la première en Méditerranée à subir l’agression fut soumise à une forte colonisation au fur et à mesure de la pénétration militaire. Pendant longtemps les colons labourèrent l’arme à l’épaule pour conserver leurs rapines et terrifier la population.
Enfumades, destructions de récoltes, extermination de populations, tous les procédés furent bons pour ouvrir au plus vite le pays aux appétits féroces d’une armée de mercantiles. Selon les propres termes du maréchal Bugeaud, il fallait « enlacer la population algérienne ». Les biens du gouvernement algérien, son trésor, ses domaines, ainsi que les biens de mainmorte (habous) furent accaparés. Les « Lettres algériennes », correspondances d’officiers d’Afrique décrivirent des scènes qui n’ont rien à envier au nazisme.
Devant cet enfer, le peuple algérien se souleva à l’appel de l’émir Abd el Kader qui résista pendant 17 ans à l’envahisseur ; et des insurrections intermittentes eurent lieu jusqu’en 1871.
Bilan de la colonisation.
Pour justifier l’occupation, les thuriféraires du colonialisme ne tarissent pas d’éloges à l’égard des soi-disant réalisations françaises en Algérie. Mais on oublie de dire que celles-ci profitent essentiellement à une minorité d’Européens qui est aujourd’hui maîtresse du pays.
Sur 20 millions huit cent mille hectares formant la propriété foncière du pays, 11.600.000 appartiennent à la colonisation alors qu’au total la population européenne est d’un million d’habitants tandis que 10 millions d’Algériens ne possèdent que 9.200.000 hectares.
Encore les terres qui restent aux Algériens sont-elles les plus pauvres et parfois inaptes à toute culture. Le Moniteur Algérien du 5 juillet 1845 écrivait :
« Pour satisfaire aux besoins de la population française qui venait se placer à côté d’eux, on dépossédait les Algériens des terrains où étaient placés les tombeaux de leurs ancêtres et les marabouts. Les Arabes comprirent que nous voulions non seulement habiter mais encore posséder le pays. »
Ainsi Se constituait une véritable féodalité agraire, disposant des moyens les plus variés et les plus radicaux pour agrandir son domaine aux dépens de tout une peuple. La situation tragique dans laquelle se débat le peuple algérien est la conséquence de son expropriation. Tandis que prospérait la classe des seigneurs de la colonisation, l’industrialisation du pays était négligée. Pourtant le pays possède des richesses minières importantes dont l’exploitation permettrait l’emploi d’une abondante main-d’œuvre. Mais il ne fallait pas concurrencer l’industrie métropolitaine. C’est ainsi que se trouvent sur le pavé 4 millions d’Algériens qui forment un prolétariat dont les conditions sont plus que misérables. Si aujourd’hui le gouvernement semble se soucier de l’industrialisation de l’Algérie, c’est surtout pour répondre à des considérations d’ordre stratégique et militaire qui ont fait défaut durant la précédente guerre.
Par ailleurs, notre peuple voit sa langue maternelle étouffée et déclarée langue étrangère. L’Islam, religion de 10 millions d’âmes en Algérie, est bafoué et transformé en un instrument de propagande au service de l’administration malgré la loi de 1905 sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Au point de vue de l’enseignement la population est illettrée à proportion de 90 pour cent et 2 millions d’enfants sont jetés dans la rue faute d’écoles. Comme conséquence de cette situation est née l’émigration algérienne qui, à son tour, est victime du racisme et de lois d’exception, même au milieu du peuple français.
Lutte politique des mouvements modérés.
De 1920 à 1939 des mouvements politiques très modérés se sont élevés contre la situation tragique dans laquelle se débattait le peuple algérien. Ces mouvements ont été dirigés tour à tour par l’émir Khaled, petit-fils d’Abd el Kader, le Dr. Ben Tami, Abbas Ferhat et le Dr. Bendjelloul qui avaient plusieurs fois présenté des revendications extrêmement modestes. C’est ainsi que tous les intellectuels portèrent avant guerre leur effort de propagande sur le projet Blum-Viollette qui, à vrai dire, ne menaçait en aucune façon les privilèges de la colonisation. Le projet visait à accorder aux Algériens une représentation parlementaire inférieure à celle des colons et à reconnaitre la citoyenneté française à environ 40.000 Algériens qu’on estimait les plus gagnés à la colonisation. Malgré sa modération, le projet Blum-Viollette fut rejeté par le Parlement sous l’injonction du colonialisme. La colonisation ne veut rien abandonner de ses profits et de ses privilèges. Elle ne veut tenir compte ni des cris de souffrances du peuple, ni de sa longue patience, ni de ses revendications les plus modérées.
Elle veut demeurer la maîtresse absolue du pays, dicter sa loi, faire de l’Arabe l’instrument de sa richesse. Les délégations financières et le Conseil du gouvernement constituaient alors pour la colonisation une sorte de Parlement qui lui permettait de décider sur tous les plans, économique, financier, politique, administratif et militaire.
En juillet 1936, une délégation composée de la Fédération des élus, des Oulémas, et des anciens combattants, était venue à Paris présenter au gouvernement de Front populaire un cahier de revendications s’inspirant du projet Blum-Viollette. Elle rentra à Alger sans avoir obtenu la moindre satisfaction.
En 1934, le ministre de l’Intérieur, M. Chautemps avait tout simplement refusé de recevoir une semblable délégation.
A la suite d’affronts maintes fois répétés, comment le peuple algérien n’aurait-il pas été profondément humilié et ulcéré ?
Guerre de 1939-45.
La deuxième guerre mondiale éclata sur un complet échec des revendications les plus modérées. Ceci n’empêche pas le gouvernement de conduire des milliers d’Algériens sur tous les champs de bataille pour la soi-disant défense « du droit et de la civilisation », pendant que la répression emplissait les prisons et les camps de concentration.
En 1942, quand les alliés débarquèrent en Afrique du Nord, le peuple algérien fut invité à participer à l’effort de guerre pour libérer la France du nazisme. A Alger, où se trouvaient de nombreux parlementaires, on ne parlait que de liberté et d’égalité entre hommes et peuples. Une grande propagande était faite autour de la Charte de l’Atlantique et des quatre Libertés. Une fois de plus, les promesses prodiguées ne furent pas tenues. En réalité, elles ne furent qu’un moyen pour conduire les Algériens à Cassino et en Alsace. A peine les hostilités étaient-elles terminées, qu’à la suite de la manifestation du 8 mai 1945 et d’une provocation policière, 45.000 Algériens étaient massacrés. Et pourtant les Algériens ne revendiquaient que leur droit à la vie et à la liberté.
Constamment dupé, le peuple algérien ne croit plus aux promesses des gouvernements dont les mensonges, les intrigues et les manœuvres n’ont pour but que de gagner du temps.
Un test : les élections algériennes.
Les élections d’octobre 1947 eurent lieu dans un climat de semi-liberté. Elles constituèrent un sondage permettant de juger la politique inaugurée après guerre.
Le M.T.L.D. participa à ces élections et remporta une victoire éclatante, malgré une certaine intervention de l’administration. Plus de 85 % des voix du deuxième collège se prononcèrent pour une Constituante souveraine élue au suffrage universel, sans distinction de race et de religion. Telle était en effet la profession de foi de notre Parti. Oran, Alger, Constantine et presque toutes les sous-préfectures passèrent au M.T.L.D. Dans les campagnes les Djemaas prirent le même chemin. Ce fut un véritable plébiscite du Mouvement National Algérien.
Aussi attendions-nous d’un gouvernement issu de la résistance qu’il se penchât sérieusement sur le problème algérien. Non seulement le gouvernement ne fit aucun geste, mais opta pour une politique de force décidée tant à Paris qu’à Alger. En janvier 1948 cette politique de force fut inaugurée par une recrudescence de la répression et de la provocation.
Certains de nos élus furent chassés des assemblées sur l’ordre des maires et des élus du premier collège, parfois même certains furent frappés. La provocation, la corruption, le mépris de la loi, tout fut employé pour démanteler le corps électoral du Mouvement National Algérien. Ce n’était là qu’un début. La grande offensive fut déclenchée en 1948 à l’occasion des élections à l’Assemblée Algérienne. Celle-ci prit naissance dans la corruption, le truquage systématique, la répression et les incidents sanglants. Avant le scrutin, la moitié des candidats du M.T.L.D. fut incarcérée. Le colonialisme en était revenu à sa politique d’antan.
Le problème algérien est avant tout politique
Ainsi, sous quelque angle et à quelque époque qu’on examine la situation en Algérie, l’on constate la volonté inébranlable du colonialisme de mettre le pays en coupe réglée et d’user de tous les moyens pour détruire la personnalité algérienne.
Comment pourrait-on croire dans ces conditions qu’il suffirait de quelques réformes économiques et sociales pour résoudre la crise algérienne ? Ce ne sont pas quelques investissements de capitaux qui modifieront la nature du colonialisme qui se caractérise essentiellement par la domination d’une partie de la population sur l’autre, de la minorité des privilégiés sur la masse du peuple algérien.
Tant que subsistera ce régime fondé sur la discrimination raciale et l’inégalité, il n’y aura aucune solution au problème algérien. Ce problème est essentiellement politique.
On ne pourra tenter de le résoudre que si on abandonne le concept absurde de l’Algérie considérée comme le prolongement de la France et assimilée à trois départements français. Ce n’est pas en ressassant de telles formules qu’on modifiera quoi que ce soit à la réalité.
Si l’Algérie est un morceau de la France, pourquoi est-elle soumise à un statut particulier ?
Pourquoi y a-t-il à Alger un gouverneur général et une assemblée algérienne ?
Pourquoi les trois préfets d’Algérie dépendent-ils du gouverneur général et pourquoi y a-t-il au ministère de l’Intérieur un service spécial pour les affaires algériennes ?
Pourquoi y a-t-il deux collèges électoraux ?
Pourquoi y a-t-il en Algérie des communes mixtes et des territoires militaires, comme aux premiers temps de l’occupation ?
Pourquoi, dans toutes les assemblées algériennes, l’effectif des musulmans est-il réduit aux deux cinquièmes de l’effectif total alors que la population musulmane est dix fois plus nombreuse que la population européenne ?
Pourquoi y a-t-il une douane entre l’Algérie et la France ?
Pourquoi y a-t-il une banque spéciale d’émission dont les billets n’ont pas cours en France ?
Pourquoi le régime des salaires, de la Sécurité sociale et des allocations est-il différent en France et en Algérie ?
Si l’Algérie était soumise au même régime politique que la France, le peuple algérien serait naturellement le maitre de toutes les assemblées et de toutes les administrations algériennes. En outre il enverrait au Parlement français plus de 110 députés. Le régime auquel est soumise en fait l’Algérie se caractérise par un ensemble de particularités qui démontrent que le fond de la réalité algérienne, c’est le régime colonial.
C’est ce régime qui est la cause de la crise algérienne et de toutes les explosions qui ne sont en vérité que des réactions humaines et des actes de désespoir. Pour y mettre fin il faut d’abord voir le problème algérien tel qu’il découle de l’histoire et tel qu’il se présente aujourd’hui.
Qu’on le veuille ou non, l’Algérie se trouve au centre du Maghreb arabe et ne peut en être détachée. C’est pourquoi, historiquement, politiquement et religieusement, le problème algérien est identique à l’ensemble du problème nord-africain.
MESSALI HADJ
Proscrit politique.

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