Interview de Messali Hadj réalisée par M’hamed Ferid Ghazi et Georges-Albert Astre parue dans Action, 8e année, n° 376, semaine du 13 au 19 décembre 1951

La personnalité de Messali Hadj est assurément l’une des plus marquantes de l’Islam moderne. Président du Parti du Peuple Algérien et président d’honneur du M.T.L.D. (Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques), qui groupent aujourd’hui une grande partie des forces vives du peuple algérien, cet homme de cinquante-trois ans est resté profondément fidèle à ses origines prolétariennes ; il est un ardent défenseur de la communauté musulmane et fut élu vice-président du Congrès Islamique de Karachi, en février dernier.
Il a bien voulu nous accorder un large entretien, dans sa résidence de Chantilly (le « gouvernement » de Vichy l’ayant interdit de séjour en Seine et Seine-et-Oise, cette interdiction a été maintenue). Ses déclarations revêtent une importance toute particulière au moment où les pays arabo-musulmans prennent si fortement position pour une politique d’indépendance et de dignité, à l’heure où le Maghreb se sent étroitement solidaire des peuples en lutte dans tout le Moyen-Orient. Lui-même vient de rentrer d’un long voyage, qui l’a conduit au pèlerinage de la Mecque et en divers pays d’Orient.
Nous demandons à Messali ses impressions sur cette sorte d’ « ambassade » dans les capitales de l’Islam. Il a un large sourire.
– Ambassade ? Si vous voulez. En fait, je fus le dernier pèlerin qu’on laissa partir d’Algérie ! J’avais demandé au gouvernement de l’Algérie l’autorisation de me rendre à la Mecque ; j’attendis quatre mois une réponse qui faillit ne venir jamais. On m’accorda le voyage, à condition expresse d’emprunter l’avion et de ne faire halte en aucun pays. Le gouvernement français avait spécifié sur mon passeport » interdiction de donner un visa pour tout pays autre que l’Arabie séoudite ». Bien entendu, aucun gouvernement arabe ne se soumit à cette prescription. Je fus donc l’hôte aussi bien d’Ibn Seoud que de la Ligue arabe en Egypte, où je passai quarante jours.
– Ces interdictions, semble-t-il, sont devenues la règle dès qu’il s’agit des représentants de l’Islam ! Le peuple français a été fort ému d’apprendre que la réception organisée par les Algériens de France, à l’intention des délégations arabo-musulmanes de l’O.N.U., avait été interdite samedi dernier ; nous savons, du reste, que les quinze mille arrestations opérées dans la soirée du 8 décembre prouvent l’ampleur la manifestation prévue. Pourriez-vous commenter cette interdiction et nous préciser la signification d’un geste si peu courtois et si peu opportun ?
– Comme vous l’avez dit, il s’agissait non d’un meeting mais d’une réception organisée par tous les Algériens de toutes les tendances, et l’on pourrait se livrer à de multiples considérations sur ce geste regrettable du gouvernement ! Il m’apparaît que l’impérialisme français, se trouvant désormais à bout d’arguments (son attitude à la commission des Tutelles de l’O.N.U. en témoigne), a été acculé à ce moyen si impopulaire pour cacher les dessous de sa politique coloniale. Les travailleurs algériens auraient eu enfin le moyen de dire leur situation à leurs frères arabes des pays orientaux. Quelle atteinte pour un gouvernement qui n’a cessé de vouloir séparer l’Algérie du reste du monde arabo-islamique (c’est là qu’il faudrait parler de « rideau de fer ») et qui a fondé sa politique coloniale, en ce qui nous concerne, sur un « berbérisme » créé de toutes pièces. Du reste, l’opinion publique française aurait pu connaitre de la sorte les dessous de cette politique, en entendant les représentants qualifiés du peuple algérien dire à leurs frères leur douleur, leurs aspirations, leurs espérances, et cela, il fallait évidemment l’éviter.
– Azzam Pacha devait, n’est-ce pas, venir à cette réception ?
– Nous étions assurés de sa présence, comme de celle du ministre des Affaires étrangères d’Egypte. Toutes les délégations de Syrie, du Liban, de l’Irak, de l’Arabie séoudite, du Yémen, du Pakistan, de l’Indonésie avaient annoncé leur venue. On aurait vu ainsi que tous les Arabes de l’Orient, que tous les Musulmans du monde se portaient au secours de leurs frères opprimés. Les réactions de la presse française au lendemain des discussions qui viennent d’avoir lieu entre un ancien gouverneur de l’Indochine et la délégation irakienne prouvent assez la constance de l’impérialisme. On en est réduit à de grossières injures. Un journal comme Le Monde ne fait-il pas lui-même allusion à des nations nées avant terme ? Au Vélodrome d’Hiver, on aurait vu aussi bien les dizaines de milliers de travailleurs algériens venus de tous les coins de France que ceux de Belgique et du Luxembourg. Mais ils sont effectivement venus, ils ont tenu des réunions dans les trains, dans les gares et même dans les lieux où on les avait parqués. L’impérialisme a été touché au tréfonds de sa sensibilité, tout l’édifice a été ébranlé.
Messali a perdu son sourire et, d’un geste énergique, il nous fait sentir la profondeur de cet ébranlement.
Puisque ce récent événement a souligné l’étroite communauté d’intérêts qui lie aujourd’hui tous les peuples de l’Islam, nous demandons à Messali de préciser la nature de cette solidarité particulière : celle du prolétariat algérien en France et de la cause arabe.
– Le prolétariat algérien est solidaire des mouvements de libération des peuples de l’Orient, de l’Iran et de l’Egypte en lutte. Une partie du monde arabe s’est libérée, l’autre va l’être. Chaque fois qu’il fut question de liberté, nous avons combattu sans tenir compte ni des races, ni des religions, ni des couleurs ; nous avons soutenu toutes les aspirations d’indépendance. Si nous sommes bons patriotes, nous devons, n’est-ce pas, vouloir pour nos voisins la même chose que pour nous ? Le Christ, Mahomet et tous les prophètes s’accordent sur ce point : Ce que vous voulez pour vous, il faut le vouloir pour les autres.
Messali Hadj se souvient des luttes passées :
– Autrefois, dans ce même Paris, nous avons manifesté … En 1923-1926, pour soutenir l’émir Abdel Krim contre l’impérialisme hispano-français; en 1935-1936, pour la Syrie et le Liban, pour l’Abyssinie aux prises avec l’agression fasciste ; et en 1938, pour la Tunisie, lorsque tant de patriotes furent déportés à Borj-le-Bœuf ! Azzam Pacha n’a-t-il pas déclaré aussi qu’il était pour la liberté de tous les pays du monde, lui qui, dès 1946, demandait l’indépendance du peuple allemand ? Chaque fois qu’un peuple veut sa liberté, nous sommes à ses côtés.
– Que pensez-vous de la déclaration du Dr Mohammed Mossadegh (chef du gouvernement iranien) au Caire : « Le moyen le plus efficace de défendre le Moyen-Orient serait de constituer un bloc qui comprendrait les pays arabes, l’Iran, l’Afghanistan, le Pakistan et l’Afrique du Nord » ?
– J’y ai pensé voici fort longtemps. Il fut question de cela au congrès de Karachi, où nous avons envoyé un délégué, Chadli Mekki. N’y pouvant participer, j’ai, pour ma part, écrit un message. Je pense que l’union de tous les pays arabo-islamiques, depuis les Philippines et l’Indonésie jusqu’au détroit de Gibraltar, aura pour la paix une importance capitale. Cette force est d’une haute portée politique car, voyez-vous, la force matérielle est secondaire, mais ce que l’homme pense, voilà l’essentiel ! Un tel bloc serait un élément de paix et de stabilité, capable de conjurer toutes les menaces de guerre qui planent aujourd’hui sur le monde.
– Ainsi, le neutralisme arabe vous semble une position d’avenir ?
– L’avenir, je ne saurais le prédire ! Les pays arabes ne veulent être le jouet d’aucune politique ; ils veulent œuvrer pour leur véritable liberté, leur véritable indépendance. Les peuples arabes que je viens de voir pensent d’abord à ce problème de leur libération, ils préconisent le neutralisme.
– L’Egypte, cependant, jouissait d’une certaine liberté ?
– Tant qu’un mètre carré de son sol sera occupé par l’étranger, un pays islamique se considérera comme occupé, et devra lutter pour sa liberté totale. Plusieurs peuples d’Orient pensent qu’ils doivent aussi disposer de leur économie, sinon la liberté politique n’est qu’un leurre. Non, l’impérialisme européen n’est pas parti complètement du Proche-Orient, il a laissé ses traces, ses intrigues, et il n’y a pas liberté entière. J’ai vu sur place ce que donne un neutralisme passif, à la façon de Gandhi. Cela ne suffit pas ; il faut lutter pour obtenir sa liberté totale.
Nous pensons, dès lors, à cette infiltration américaine au Maroc et en Tunisie, qui risque de devenir une occupation, contre laquelle viennent de protester Allal El Fassi et Hassan Ouazzani. Nous en parlons à Messali, ainsi que de la politique (atlantique) qui est imposée aux peuples du Maghreb.
Notre interlocuteur réfléchit un instant, nous regarde, intensément, et affirme sans équivoque :
– Nous avons protesté dès l’intégration de l’Algérie dans le bloc atlantique. Nous n’avions pas été consultés, on nous a inscrits au chapitre des bases stratégiques, simplement. Nous nous sommes rendu compte que l’Union Française, continuation pure et simple de l’Empire français, n’est qu’un « atout » pour marchander et avoir des dollars. On veut disposer de nos moyens de vie, de notre pays, de nos matières premières, et de nous-mêmes, enfin, comme « chair à canon ». Nous ne voulons être les mercenaires d’aucun colonialisme, quel que soit le nom sous lequel il se cache et le masque qu’il emprunte. Ce que nous voulons, c’est un pays libre et indépendant ! Nous avions jadis affaire à un seul impérialisme ; il vient d’être affaibli, mais il a été remplacé par d’autres ; le combat devient donc plus dur. On nous avait parlé d’une « guerre de libération ». La Charte de l’Atlantique et celle de l’O.N.U. en étaient garantes ; nous voyons aujourd’hui que c’étaient simples paroles et que notre situation s’aggrave.
– Songez-vous à recourir à l’O.N.U. ?
– Nous luttons par tous les moyens contre un impérialisme qui lutte contre nous par tous les moyens. Nous irons au bout du monde s’il le faut pour soulever le monde contre l’impérialisme.
Ghazi, qui est Libyen d’origine, pose ici une question personnelle à Messali :
– Quelles perspectives d’avenir l’indépendance de la Libye vous paraît-elle ouvrir ?
Messali, avec un large sourire qui reflète une certitude, répond aussitôt :
C’est une grande promesse que la libération de l’un des pays du Maghreb arabe, mais nous savons, nous, que la libération sera notre œuvre. Certes, notre tâche en devient plus facile. L’impérialisme se meurt … il faut le jeter à la tombe !
Messali Hadj ne met point en doute l’unité totale du peuple algérien dans cette lutte. L’Algérie n’a-t-elle pas donné l’exemple de l’unité d’action, concrétisée par un programme commun aux divers partis ?
– Comment expliquez-vous cette coordination de tous les efforts ?
Le peuple est aux prises dans notre pays, depuis plus d’un siècle, avec le même impérialisme. Il a acquis sans doute une conscience plus vive des nécessités de la lutte.
– La Tunisie et même le Maroc ne sont peut-être pas parvenus à une homogénéité aussi grande ?
– Il y a dans ces pays des conceptions locales ; elles regardent les Marocains et les Tunisiens plus que moi !
A plusieurs reprises, dans le cours de cet entretien, qui n’a cessé d’être confiant et même fraternel, Messali Hadj a déploré la froide indifférence de certains Français pour les problèmes nord-africains, l’ignorance de nombreux travailleurs métropolitains à l’égard des questions algériennes. Nous l’assurons cependant de la compréhension du peuple de France. Notre interlocuteur ne la sous-estime nullement :
– Je sais que nous avons de nombreux amis en France, et, précisément, c’est le rôle de l’émigration algérienne en ce pays d’expliquer la situation des peuples colonisés. A Creil, en août 1951, nous avons précisé que cette émigration devait être « un balcon ouvert d’où le peuple algérien pouvait s’adresser au peuple français ». Si, aujourd’hui, beaucoup de gens comprennent, ici, le sens de notre lutte, c’est en bonne partie parce que les travailleurs algériens les ont suffisamment informés. Ce n’est encore qu’une poignée d’amis que nous possédons en France, elle doit s’étendre. Je suis très reconnaissant aux travailleurs parisiens qui nous ont conseillés. Le mouvement national est né en cette ville, Paris, je ne peux l’oublier. Nous avons contracté une dette envers le peuple français. Je l’ai dit en Algérie, à cette génération montante, qui aura contact avec ce peuple.
Ces derniers mots ont été dits avec une sorte de ferveur ; Messali Hadj fait confiance à l’Homme et le veut sauver des périls qui le menacent. En vérité, il reste fidèle, en ses démarches politiques, aux plus hautes aspirations de l’humanisme musulman. Il se recueille un instant, notre entrevue va finir.
– Oui, l’Islam, c’est la libération totale de l’homme.
– Mais c’est la soumission à Dieu ?
– A Dieu, oui ! Mais Dieu, ce n’est pas l’impérialisme.

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