Article d’André Serfati paru dans Partisans, n° 3, février 1962, p. 68-77 ; suivi de Roger Benaben « N’est-il pas déjà trop tard », Partisans, n° 4, avril-mai 1962, p. 185-187

Ne à Oran (Algérie), je suis Algérien. Le reste est accessoire ; ma qualité de juif, par exemple, fournira certains éléments pour la compréhension de ma prise de conscience, mais pas davantage.
Il faut sans doute tenir compte de la présence, en Algérie, d’une masse juive de cent cinquante mille personnes, qui a son originalité, certains caractères qui lui sont spécifiques, des modes de vie et des façons de penser qui diffèrent parfois de ceux des autres habitants de l’Algérie. Les juifs sont parfaitement intégrés à la société française – la bourgeoisie des villes particulièrement. D’autres ne se distinguent en rien de la société musulmane avec laquelle il est difficile de ne pas les confondre – ce sont surtout les masses rurales. Mais, d’une façon générale, on peut dire que le juif se trouve à mi-chemin entre ces deux groupes. Indigène promu à la « dignité » et aux prérogatives de l’occupant, mais à qui on se fait un devoir de rappeler qu’il fut longtemps « un indigène de confession israélite ».
Faut-il aller rechercher dans l’histoire des raisons d’être ou de ne pas être Algérien ? Quand j’ai choisi d’être Algérien, ou plutôt quand j’ai découvert que je ne pouvais qu’être Algérien, j’ignorais que l’origine de la présence juive en Algérie se perdait dans la nuit des temps et que les Juifs, en Algérie, étaient de véritables autochtones algériens. Une telle prise de position, non conditionnée par un recours à l’histoire, rejoint d’ailleurs celle de ceux qui, juifs ou chrétiens, ont rejoint la révolution algérienne, et ils sont plus nombreux qu’on ne le croit généralement. De nombreux maquisards m’ont parlé des jeunes israélites qui ont combattu à leur côté, ou des douars à population israélite qui leur réservaient le même accueil fraternel que les douars à population musulmane. Je ne crois pas que le fait de savoir que Procope et Ibn Khaldoun attribuent une origine palestinienne à certaines tribus berbères nous eût incité à nous sentir un droit meilleur, ou plus sûr, à être Algérien.
Des Juifs de la Diaspora sont venus en Algérie en 586 lors de la destruction du temple de Jérusalem par Nabuchodonosor, et leurs descendants constituent aujourd’hui la moitié de la population juive algérienne. D’autres ont trouvé asile dans ce pays lorsque Isabelle et Ferdinand, vainqueurs des Maures et installés à l’Alhambra, jugèrent, en 1492, qu’il était temps de délivrer leur royaume des Juifs. Enfin, à une époque plus récente, vinrent de Livourne les Juifs francs. Leurs descendants, pour s’affirmer Algériens, n’ont pas besoin d’en appeler au souvenir de la Kahena, cette reine juive de l’Aurès qui, au VIIe siècle, s’opposa à la conquête du Maghreb par les compagnons de Mahomet et fut, un temps, le chef incontesté du Maghreb pour la première fois unifié.
Le G.P.R.A. fait le point de cette situation historique en constatant que les Juifs algériens sont des autochtones. (Il paraît que ce mot effraie certains ; il suffira de les renvoyer à leur dictionnaire.) Mais, en même temps, le G.P.R.A. déclare qu’il n’entend forcer personne à être Algérien. Ce serait, en effet, une singulière aberration que de vouloir fonder l’appartenance à une nation sur des raisons uniquement historiques et notre révolution se garde bien de tomber dans ce travers. EST ALGERIEN CELUI QUI ENTEND L’ETRE.
On peut cependant consulter l’histoire pour chercher quel fut le passé commun des juifs et des musulmans en Algérie, pour voir si elle montre l’exemple d’une cohabitation harmonieuse ou bien si l’on y découvre des traces d’une haine inexpugnable qui, d’après certains, animerait le musulman à l’égard du juif.
Dans le cadre de la Dhimma (ce traité d’allégeance qui transpose sur le plan du droit positif les principes énoncés par Mahomet dans le Coran, qui fixe le statut juridique des juifs dans la cité musulmane), quel fut le sort des juifs en Algérie jusqu’à la conquête française ?
« Ils pillèrent tous les juifs … ils déshonorèrent beaucoup de filles … ils déportèrent un grand nombre de juifs … ils égorgèrent tant de femmes, tant d’enfants, tant de juifs … Ils brûlèrent tant de synagogues, déchirèrent tant de livres de la Torah … qui dira notre détresse … l’épidémie succéda à la famine … le tumulte survint et la mort nous faucha … nous jeunâmes pour implorer la grâce du Seigneur .. dans notre détresse nous nous revêtîmes de cilice », tels sont certains leitmotive des chroniques juives de l’époque (1).
Pour bien juger de la situation, il faut cependant se replacer dans les conditions d’un Maghreb féodal, déchiré par les luttes intestines ; luttes de dynasties (celle des Almohades et des Almoravides fut particulièrement terrible), lutte des nomades contre les sédentaires, une population sans défense ne peut s’abstraire. En même temps, la population juive vit étroitement unie à ses compatriotes musulmans et s’il arrive parfois que ceux-ci, ivres de misère et tout aussi exploités que les juifs, se laissent entraîner au pillage, celui-ci ne prend jamais les allures d’un règlement de compte raciste. Aux moments critiques pour le pays, on retrouve une unité totale, on fait front pour défendre son désir de vivre libre et en commun ; c’est ensemble que juifs et musulmans repoussent l’envahisseur espagnol qui, le 23 octobre 1541 sous les ordres de Charles-Quint, et le 8 juillet 1775, sous ceux du comte Realy, essaya de débarquer à Alger. Deux fêtes juives, deux Pourim, célèbrent encore le souvenir de ces victoires communes. Tout, dans l’histoire du Maghreb, atteste qu’il n’y a chez les musulmans aucun antisémitisme foncier, caractériel pourrait-on dire. On a pu, parfois, à des fins de diversion, utiliser un certain antagonisme qui existe entre gens proches, mais de religion différente, mais il n’y a, en terre d’Islam, aucun antisémitisme qui soit comparable à celui dont l’Europe a donné jusqu’à un passé très proche d’abominables exemples.
C’est d’ailleurs M. Eisenbeth, grand rabbin d’Alger, qu’on ne saurait soupçonner d’être un nationaliste, qui écrit :
« Ici (en Algérie), les juifs ne subirent ni des persécutions, ni des traitements iniques ; ils respiraient librement, pouvaient se déplacer en toute sécurité. Ils vivaient en paix avec les musulmans et jouissaient de la protection des gouverneurs. Etablis dans leurs haras (2), ou mêlés aux musulmans, ils vivaient leur existence propre, administrant leurs affaires, se livrant à tous les commerces et adorant Dieu à leur manière. D’aucuns acquéraient des richesses considérables, beaucoup devenaient propriétaires de biens fonciers et possesseurs de nombreux esclaves, d’autres encore faisaient partie des caravanes nomades et vivaient dans leurs douars. Ils consentaient des avances aux cultivateurs musulmans, avec ou sans intérêt, sur un simple billet de crédit, et la plupart du temps, sans aucune autre garantie. Les Arabes remboursaient le montant avec leur récolte. Ils faisaient souvent abattre leurs agneaux par des sacrificateurs juifs et donnaient leur préférence aux mets préparés par des juifs. »
Avec l’occupation turque, les juifs en Algérie connaîtront, tout comme la masse musulmane, un sort plus pénible qui ira en s’aggravant à mesure que l’anarchie s’installera dans la régence. L’oppression sera plus dure dans les villes que dans le bled ou les populations bénéficient d’une sorte d’immunité en fonction de leur éloignement du pouvoir central, les gouverneurs n’ayant pas accès à toutes les régions du pays.
Sharer, le consul des Etats-Unis à Alger, rapporte :
« Les juifs ont à souffrir d’une affreuse oppression. Il leur est défendu d’opposer de la résistance quand ils sont maltraités par un musulman, n’importe la nature de la violence, ils n’ont pas le droit de porter une arme quelconque, pas même une canne. Les mercredis et les samedis seulement ils peuvent sortir de la ville sans en demander la permission. Y a-t-il des travaux pénibles et inattendus à exécuter, c’est sur les juifs qu’ils retombent.
« Dans l’été de 1815, le pays fut recouvert de troupes immenses de sauterelles qui détruisaient toute la verdure sur leur passage ; c’est alors que plusieurs centaines de juifs reçurent l’ordre de protéger contre elles les jardins du pacha, nuit et jour ; il leur fallut veiller et souffrir aussi longtemps que le pays eut à nourrir ces insectes.
« Plusieurs fois, quand les janissaires se sont révoltés, les juifs ont été pillés indistinctement et ils sont toujours tourmentés par la crainte de voir se reproduire de pareilles scènes. Les enfants mêmes les poursuivent dans la rue et le cours de leur vie n’est qu’un affreux mélange de bassesse, d’oppression et d’outrages. Je crois qu’aujourd’hui les juifs d’Alger sont peut-être les restes les plus malheureux d’Israël. »
Il est vrai que les juifs sont les perpétuels boucs émissaires, les otages et les victimes désignées ; tel bey qui veut en détrôner un autre et a besoin, à cette fin, des janissaires, leur promettra :
« Je vous accorderai huit parts de paie, du pain blanc et, pendant trois jours, le droit de saccager les juifs. »
En même temps que le sort misérable réservé à certains, il convient de signaler que d’autres juifs, très riches, bénéficiaient d’une position favorisée dans la cité. Tel Bacri, riche commerçant en grains, qui, ne pouvant recouvrer une créance qu’il avait sur le gouvernement français, s’adressa au Bey, qui prit en mains ses intérêts, convoqua le consul français Duval pour lui faire ses remontrances et, n’en pouvant rien tirer, s’emporta jusqu’à le souffleter avec son chasse-mouche. La scène passait en 1830 et on sait ce qu’il advint de ce malencontreux soufflet !
Les mauvais traitements subis par les juifs sous la domination turque éclairent l’accueil favorable que devait réserver la communauté à l’occupant français. D’ailleurs la France n’est-elle pas le pays qui, le premier, a reconnu des droits civils aux juifs, la Constituante ayant précisé que l’égalité reconnue entre tous les hommes ne saurait souffrir d’exception ? Si, avec la conquête française on verra se produire une certaine scission entre juifs et musulmans (ceux-là étant avantagés et mis en avant au détriment de ceux-ci, suivant le principe politique bien connu : diviser pour régner), il faut cependant préciser que la sympathie des juifs à l’égard des Français n’était nullement exclusive de leur fraternité avec les musulmans, l’histoire en montrera de nombreux exemples. Il convient aussi, après avoir posé ces affirmations, de faire la part des choses et voir qu’il est bien difficile à des gens d’un même village ou d’un même quartier, qui ont depuis toujours mené la même vie, en perpétuelle osmose, de se séparer brutalement et de soudain devenir ennemis. Il faut toutefois noter que la possibilité pour les juifs d’une promotion sociale et d’un sort privilégié, en leur réservant un sort meilleur les éloignait de la masse algérienne.
En 1870, le décret Crémieux est favorablement accueilli par les juifs d’Algérie. Ce ne sont pas les musulmans, mais bien les Français d’Algérie qui vont vouloir faire obstruction au décret accordant la nationalité française à presque tous les juifs d’Algérie, les juifs des territoires du Sud étant cependant exclus. C’est parce que le colonisateur ne peut admettre de voir un indigène bénéficier du même statut que lui, des mêmes droits et des mêmes garanties, que va se déchaîner une propagande antisémite qui n’aura de cesse et qui, avec le gouvernement de Vichy, connaîtra son apothéose.
Paradoxalement, c’est au nom d’un antijudaïsme des musulmans que les racistes français vont combattre. En 1871, la Kabylie, qui n’a jamais accepté la conquête française et demeure en état d’insurrection permanente, est le théâtre d’une lutte plus violente ; alors, on s’empresse de dire : « C’est la faute du décret, vous voyez bien qu’ils ne veulent pas être gouvernés par des juifs. » Malgré toutes les affirmations de solidarité et de bonne entente avec les juifs que signèrent des chefs religieux et des notables musulmans, jamais la propagande colonialiste ne renoncera à jouer une communauté contre l’autre, le racisme et l’oppression ne pouvant qu’être vainqueurs à un tel jeu.
Dans cet antisémitisme, il y a une sorte de réflexe malthusien d’auto-défense qui condamne toute politique colonialiste, quels que soient les aspects généreux qu’elle veut se donner. En Algérie, les juifs, rapidement assimilés, apparaissent vite comme des concurrents et, pour l’occupant, il convient de protéger les situations acquises ; pour lui, toute confrontation à armes égales est à exclure. Quelques années plus tard, quand les musulmans jugeront le temps venu de reprendre en main les destinées de leur pays, on en usera de même contre eux. Mais en 1871 c’est le danger juif qu’il convient de combattre.
De la propagande antisémite en Algérie, on retient généralement les aspects folkloriques comme la Marseillaise antijuive ou le succès du pamphlet de Drumont, La France juive, qui, en Algérie, fut la Bible de tous les vrais Français. Exaltés par le succès, on s’avisa d’écrire une Algérie juive, tandis que d’autres sortaient un journal qui avait pour titre … L’Antijuif. Les résultats de cette propagande incitent à aller plus loin. On a excité la population en lui parlant d’imaginaires crimes rituels des rabbins, on l’invite maintenant à saccager les synagogues et à faire des descentes dans les quartiers juifs, véritables « ratonnades » avant la lettre. Pour l’année 1897 seulement, il faut enregistrer : le sac de la synagogue de Mostaganem puis, le 30 mai, le pillage du quartier juif d’Oran que le journal local le Petit Africain commente ainsi :
« Nous trouvons bon que la population française ait veillé elle-même à sa dignité. Tout est bien. Davantage eût été trop. »
Et enfin, un mois plus tard, c’est le tour d’Alger dont les journaux invitaient impunément à la « liquidation du commerce juif ». Au gouverneur général Cambon, qui s’inquiétait de cette propagande et réclamait des poursuites judiciaires contre les journalistes, le procureur répondit : « Les journalistes antijuifs seraient aussitôt acquittés par le jury. » Le résultat ne se fit guère attendre : le 20 juin, il y eut deux hommes assassinés et cent trente-huit magasins dévastés dans le quartier juif.
Les antisémites, d’ailleurs, ne cachent point leur programme ; Drumont, qui vient d’être élu en triomphe à Alger, et qui déclare vouloir se mettre à la tête du mouvement d’indépendance de l’Algérie », affirmait, en outre : « Il faut qu’ils crèvent tous. » Qui ? Les juifs, bien entendu.
Après l’échec de la flambée virulente de la fin du XIXe siècle, la propagande antisémite jugera plus habile de spéculer sur le pseudo-racisme des musulmans et de leur « haine » contre les juifs. Mais, de façon générale et quasi-unanime, juifs et musulmans gardent le souvenir de leur origine commune et même, entre bourgeois, parfaitement assimilés, entretiennent de bonnes relations avec les musulmans. D’ailleurs, la langue est là – les juifs en Algérie ont abandonné l’hébreu et adopté l’arabe – pour souder l’alliance, et le petit peuple des villes vit souvent mêlé, comme ses ancêtres, à ses compatriotes musulmans. Le commerce est là aussi, qui maintient les liens vivants et étroits. Quant à la campagne, plus éloignée, d’une massive présence française, rien ou presque n’y a changé.
La politique raciste de dissociation n’aura connu qu’un seul grand succès : le pogrom de Constantine, en 1934. Si l’on y revient, c’est que nous allons trouver là une démarche révélatrice de l’administration coloniale et puis, malgré que les faits soient ce qu’ils sont, 1934 a marqué les esprits et sert d’alibi aux racistes d’aujourd’hui ; enfin, il faut aussi rappeler qu’il y eut, en 1956, un autre pogrom à Constantine, celui-là perpétré par la population juive contre les Arabes. Voilà qui doit nous inciter à demeurer vigilants et à dénoncer impitoyablement les mensonges racistes.
En 1934, plusieurs juifs furent assassinés et de nombreux magasins pillés au cours d’émeutes musulmanes. Derrière ces crimes, il est aisé de découvrir la main de l’Administration, qui avait besoin de faire diversion à certaines revendications musulmanes. Aujourd’hui, personne ne conteste que dans les villes et les campagnes autour de Constantine des provocateurs répandirent des appels incitant au pillage des biens juifs et expliquant que les autorités le permettaient ; celles-ci, d’ailleurs, dûment informées, et pour cause, favorisèrent l’afflux des fellah qu’on amenait à Constantine par trains entiers ou entassés dans des camions. On ne fit rien, non plus, pour empêcher des orateurs d’exciter la foule rassemblée ; au contraire, on distribua un journal antisémite qui proclamait : « Tout le mal vient des juifs, c’est le juif qu’il faut abattre. » Des rumeurs circulèrent disant que les juifs avaient assassiné des Arabes et enfin, sous l’œil satisfait des autorités complices, la tuerie et le pillage commencèrent.
Le lendemain de ces émeutes « qui ont bouleversé le monde » déclare hypocritement le chef de la police que, la veille, on chercha en vain, l’Administration se déclare décidée à punir. Qui ca ? Les provocateurs qui sont ses créatures ? Il ne faut pas y penser. Certains militants nationalistes sont particulièrement remuants, c’est ceux-là, qui n’ont pris aucune part au massacre, qu’on poursuivra. Excitant l’une contre l’autre les deux communautés, on cherche à faire d’une pierre deux ou même trois coups.
En 1940, quand les Français d’Algérie purent régner en maîtres et tout sacrifier à leurs sentiments racistes, ils s’empressèrent, bien entendu, de mettre en œuvre une politique antijuive. Sans entrer dans les détails, il suffira de rappeler quelques mesures parmi tant d’autres : on renvoya les enfants juifs des écoles et des lycées, on limita le nombre de juifs dans les professions libérales, on les exclut complètement de l’administration, enfin on leur retira, purement et simplement, la nationalité française accordée par le décret Crémieux. A l’époque des persécutions nazies contre les juifs, tandis que le sultan du Maroc se refusait de livrer les juifs marocains aux nazis, leur déclarant que sa religion lui faisait un devoir de protéger ses sujets juifs, les Français d’Algérie, eux, hurlaient à la mort. Ils voulurent même faire des musulmans l’instrument de leur haine ; on leur disait qu’ils pouvaient tuer, qu’on se garderait bien de les en empêcher ; à ces ignobles sollicitations, pas un seul Algérien ne répondit, pas un seul n’accepta de s’attaquer aux juifs, et nombreux, au contraire, furent ceux qui firent tout ce qui était en leur pouvoir pour les protéger. Cette brutale négation du droit français leur montrait, d’ailleurs, quelle confiance on peut faire à la bonne foi du colonialiste, qui s’arroge le droit de retirer quand il lui convient ce qu’il a jadis accordé. Faute de pouvoir entraîner les musulmans au massacre, on les invita au moins à reconnaître tout ce que les Français faisaient pour eux en s’attaquant au juif ; les musulmans déclarèrent qu’ils restaient étrangers et non concernés par cette « intégration par le bas ».
Dès le début de la Révolution algérienne, le F.L.N. a demandé aux israélites algériens de rejoindre la lutte de leur peuple et exprimé son souhait de voir se dissiper les malentendus et extirper les germes de haine entretenus par le colonialisme français. Cet appel a été constamment repris depuis et figure notamment dans la charte de la Révolution algérienne. La plateforme de la Soummam espère
« qu’ils (les juifs) suivront en grand nombre le chemin de ceux qui ont répondu à l’appel de la patrie généreuse, donne leur amitié à la révolution en revendiquant déjà avec fierté leur nationalité algérienne ».
Et une lettre aux israélites d’Algérie du 1er octobre 1956 mentionne :
« C’est parce que le F.L.N. considère les israélites d’Algérie comme les fils de notre patrie qu’il espère que les dirigeants de la communauté juive auront la sagesse de contribuer à l’édification d’une Algérie libre et véritablement fraternelle. »
Depuis, ces appels et ces affirmations ont été constamment repris par la Révolution algérienne. Mais la Révolution ne s’est pas contentée d’affirmer, elle a veillé à ce qu’aucune provocation ne vienne jeter une ombre sur les possibilités d’entente avec les juifs algériens. S’il y eut des châtiments individuels infligés aux policiers et contreterroristes responsables de crimes contre une population innocente, aucun juif en tant que tel n’a été visé par la Révolution. Par ailleurs, le F.L.N. a également dénoncé les mots d’ordre provocateurs de boycott des commerçants juifs.
En face de ces appels, une partie de la population juive a rejoint la Révolution ; ceux qui étaient restés le plus près de la masse musulmane répondant les premiers, malgré la politique de dirigeants bornés qui prétendent que les juifs n’ont pas à intervenir dans le débat et qui obéissent à un réflexe de peur imbécile, camouflent la lâcheté derrière cette soi-disant sagesse : « Ça nous retombera toujours sur la tête, le mieux est de ne pas nous mêler de cette affaire. » Ils se font ainsi les complices des assassins de leur patrie. Et une partie de la population juive a été abusée par des dirigeants indignes. Mais parce que toutes les fausses solutions se révèlent, un jour, non viables, cette attitude d’abstention aujourd’hui éclate et de plus en plus nombreux sont ceux qui ont dû choisir.
Comment apprend-on, découvre-t-on qu’on est Algérien ? Au hasard de la visite d’un ami du pays, qui vient vous dire qu’un homme va être exécuté et qu’il faudrait faire quelque chose pour le sauver ; la rage et le désespoir qui s’empare de vous quand on découvre qu’il n’y a rien à faire, que d’une façon ou d’une autre on doit assassiner un Algérien, enfonce un petit coin dans votre sympathie tranquille ; il y a aussi les insultes dans un commissariat de police où l’on vous a amené parce que vous marchiez dans la rue avec un « Bicot » et parce que lui est plus maltraité que vous, cela aiguise votre révolte et sert de révélateur à votre solidarité profonde. Il y a aussi le dur moment où le visage du torturé se précise, où vous apprenez que l’homme soumis à la question, c’est le professeur qui vous enseignait ce qu’est la dignité humaine, justement ce professeur que vous aimiez bien, dont vous ne « séchiez » jamais les cours et qui, lui aussi, vous aimait bien. Après ça, on croit avoir atteint les limites de l’abject, il ne peut plus y avoir rien d’autre. Eh bien, non, vous vous trompiez ! Il y a l’ami qui vous avait été d’un merveilleux secours dans une période de désarroi, que vous alliez trouver parce que c’était bien d’être à côté de lui, cet ami dont vous étiez loin mais dont le souvenir vous habitait et auquel penser suffisait pour vous rassurer ; cet ami-là, on l’a assassiné. Alors cette Révolution algérienne que, dès le début on regardait avec sympathie, mais à laquelle, néanmoins, on restait étranger, vous concerne de plus en plus jusqu’à devenir votre Révolution. Mille raisons nouvelles se révèlent qui justifient et fondent votre choix, et vous ne pouvez comprendre comment, si longtemps, vous avez pu rester complice. Mais votre choix vous a délivré de l’effroyable connivence avec le bourreau. Vous allez découvrir que l’horreur d’hier est largement dépassée, mais vous êtes libre parce que vous avez choisi de lutter, parce que vous avez échappé à l’impossible complicité.
Ensuite, il y a un moment où l’on pourrait se sentir mal à l’aise. Novembre 60, les hommes luttent depuis six ans et sont bien près de la victoire. N’est-ce pas davantage une mesure de sauvegarde qu’un ralliement ? J’ai dû attendre qu’on me pose la question pour croire un instant qu’effectivement elle se posait et puis, parce qu’elle m’était vraiment trop étrangère, je l’ai écartée, comme j’ai écarté les regrets d’être venu si tard me ranger auprès de mes frères puisque personne n’y pouvait rien. Les Algériens que la guerre a le plus meurtris, ceux qui ont souffert indiciblement m’ont montré le chemin. Ce à quoi ils pensaient, ce n’était pas à l’Algérie d’hier et à tout ce qu’ils y ont perdu, ce n’est pas à l’Algérie d’aujourd’hui, où l’on continue à tuer nos frères, mais bien à celle que nous construirons, et bien d’autres avec nous, l’Algérie de demain.
ANDRE SERFATI.
(1) Rapporté par André Chouraqui dans « Les Juifs d’Afrique du Nord ».
(2) Quartier juif.
A propos de la communauté juive d’Algérie :
« N’est-pas déjà trop tard »
Lettre à André Serfati
« Né à Oran comme toi, juif comme toi, j’avais une raison supplémentaire de m’intéresser au sujet aborde par ton article. Je voudrais ici, non pas apporter ma version du problème juif dans l’Algérie de demain, mais simplement te faire part de quelques impressions. Mon embarras vient d’abord de l’impossibilité dans laquelle je me trouve de dégager ce que tu as voulu démontrer.
S’agissait-il, dans ton esprit, d’un témoignage, de l’exposé de la prise de conscience individuelle d’un juif pied-noir ayant, rejoint la révolution algérienne ? L’emploi du singulier dans le titre de l’article, les allusions à tes contacts personnels avec la guerre d’Algérie à travers les sévices constatés dans ton voisinage, l’affirmation d’une cohabitation intime entre communautés juive et musulmane apparaissent comme les réponses à la question « Pourquoi je suis Algérien » ?
S’agissait-il au contraire d’une analyse politique ? (je dis au contraire car il me paraît difficile d’aborder simultanément un problème individuel et celui d’une collectivité) ; voulais-tu établir par des considérations historiques la légitimité de la présence juive en Algérie, tirer de la cohabitation pacifique avec les Algériens évoquée plus haut, des raisons d’être optimiste quant au lendemain ?
Quelle que soit la préoccupation qui t’ait inspiré, le fait est que les deux idées ont été développées et qu’elles appellent toutes deux certaines remarques.
En ce qui concerne l’engagement individuel, je voudrais d’abord préciser que je suis Algérien. Mais je ne suis pas Algérien parce que je suis né à Oran et je ne suis pas Algérien parce que je suis juif d’Algérie. J’écris cela parce que je rencontre dans ton article une première contradiction. La première phrase d’abord « Né à Oran (Algérie) je suis Algérien ». Plus loin, un long recours à l’histoire pour démontrer le caractère autochtone du juif algérien. Par contre, je lis aussi, en gros caractères, « cet Algérien celui qui entend l’être ». A mon avis, il est extrêmement important de bien voir que les deux thèses ne peuvent en aucun cas être complémentaires. Si l’on admet qu’un individu qui n’a jamais foulé le sol d’un pays ex-colonisé peut légitimement, par simple volonté personnelle, en revendiquer la nationalité, c’est que l’on fonde l’appartenance à ce pays sur l’adhésion à la cause révolutionnaire objective mise en évidence lors de sa lutte de libération, et pas seulement sur des considérations de race et de lieux de naissance.
Il est à remarquer que cette idée trouve son expression dans l’attitude du G.P.R.A. qui entend ne point forcer les Européens d’Algérie à adopter la nationalité algérienne et vient d’annoncer son désir de leur accorder un délai suffisamment long pour que leur choix soit véritablement délibéré. Dans le même ordre d’idées, quel meilleur exemple que celui de Frantz Fanon, Antillais, non musulman, non juif, qui avait choisi l’Algérie parce qu’il avait choisi la Révolution Algérienne de même que l’Argentin Che Guevara a choisi la Révolution Cubaine.
Ce critère d’appartenance à la nation algérienne m’amène à considérer sous un angle différent du tien le problème de la communauté juive prise dans son ensemble. Ce qui me fait refuser ton analyse, c’est qu’elle se cantonne à une période allant de la « nuit des temps » à la deuxième guerre mondiale, alors que sept années de guerre libératrice ont révolutionné le contexte politique et sociologique de l’Algérie et qu’elle ne tient compte d’aucun des éléments, à mon sens essentiels, intervenus en particulier depuis quelques mois.
A quoi bon évoquer une coexistence paisible des Juifs et des Algériens quand on en est réduit malheureusement à en parler au passé, quand on sait qu’aujourd’hui dans les villes les ratonnades et les assassinats sont le fait de juifs aussi bien que d’Européens, que dans les campagnes, si la violence est absente, la communauté juive ne s’en retranche pas moins dans un repliement hostile.
D’autres éléments ont à mes yeux quelque importance : la bourgeoisie des villes est depuis longtemps gagnée à la cause du colonialisme français ; pour des raisons essentiellement économiques, beaucoup de ses membres n’ont que faire de la nationalité algérienne et bien plus n’ont plus rien à faire en Algérie où le régime qui s’établira signifiera pour eux la perte de leurs privilèges. Il ne faut pas oublier l’exode des personnes et des capitaux qui se développe chaque jour davantage, la symbiose entre le capitalisme juif et les autorités religieuses qui entraîne une mainmise certaine sur le comportement des masses juives dans leur ensemble.
D’autre part, tu reconnaîtras avec moi qu’en France l’anticolonialisme conséquent de certains Français ne permet pas de conclure que toute la gauche française ait véritablement exprimé sa solidarité envers le peuple algérien. De même ce ne sont pas les quelques juifs qui ont combattu aux côtés de nos frères qui modifient l’attitude globale de la communauté juive au long de ces sept années. Aux invitations répétées du gouvernement algérien de rejoindre le peuple dans sa lutte contre le colonialisme, a été apportée chaque fois une réponse de « neutralité » ; comme si lorsqu’on on a à choisir entre le colonisateur et le colonisé, la neutralité pouvait être autre chose qu’un soutien déguisé au colonisateur.
Je voudrais enfin éviter un malentendu : je ne porte pas d’accusation contre les juifs d’Algérie car je ne raisonne pas en termes de Bien et de Mal. La présence derrière tout ceci du colonialisme français est trop évidente. Son effort de division entre les deux communautés dont tu as raison de dire qu’il avait toujours échoué dans le passé a, cette fois, je le crains, réussi. La question est de savoir s’il n’est pas déjà trop tard. »
ROGER BENABEN.

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