Article de Jacques Sylvère paru en deux parties dans La Presse Nouvelle Hebdomadaire, n° 83, 24 février – 2 mars 1967 et n° 84, 3 – 9 mars 1967

MAURICE EISENBETH, qui fut grand rabbin d’Alger, a retracé avec beaucoup d’érudition l’histoire fort complexe des Juifs algériens, car il est très difficile de faire revivre certaines périodes sur lesquelles on possède peu ou pas de documents.
La présence des Juifs en Afrique du Nord est fort ancienne : il y avait des Juifs en Algérie sous la domination romaine ; en général, l’antiquité païenne garantissait la liberté religieuse des peuples vivant sous son contrôle. Par contre, pendant la période chrétienne, après la conversion de Constantin, toute religion autre que le christianisme devient délictuelle et les droits des Juifs, citoyens romains, sont restreints dans tous les domaines. Pourchassés par l’intolérance des empereurs chrétiens, ils trouveront refuge chez les Berbères des hauts plateaux nord-africains.
Plus tard, l’invasion arabe de l’Afrique du Nord eut pour conséquence de soumettre tous les infidèles (Juifs ou Chrétiens) à un régime d’exception et au paiement d’impôts et de contributions très élevés. Comme le fait remarquer Renie Nehev Bernheim, les Juifs ont vécu dans les pays méditerranéens d’une manière relativement paisible : donc, beaucoup moins de violences et de massacres que dans le monde occidental, mais en contrepartie beaucoup de misère et souvent la haine est remplacée par le mépris.
LES premières persécutions de 1391 en Espagne provoquèrent le départ de nombreux Juifs d’Andalousie et de Majorque (où ils s’étaient illustrés comme cartographes).
A Alger existait déjà depuis 1287, après la conquête des Baléares par Alphonse d’Aragon, une colonie de Juifs majorquins, dont le niveau intellectuel très élevé contrastait vivement avec celui des Juifs indigènes écrasés par l’autorité despotique d’un cheik.
Parmi les nombreux émigrés se distinguèrent deux fortes personnalités :
Isaac ben Chécheth Barfat dit « Ribach » (1310-1408), érudit qui fut nommé grand rabbin d’Alger par le sultan de Tlemcen. Cette nomination fut l’objet de nombreuses contestations car on y voyait l’immixtion du pouvoir civil dans les affaires religieuses juives.
Simon ben Sémah Duran (1361-1442), médecin renommé à Barcelone, fut rabbin à Alger ; excellent juriste, il rédigea de nouvelles ordonnances sur les lois du mariage et des successions.
Les tombeaux de ces deux hommes ont été transférés dans le cimetière israélite de Saint-Eugène à Alger.
En ce début du quinzième siècle, la situation des Juifs sous la domination des princes musulmans est donc beaucoup plus favorable qu’en Europe. Rarement victimes de persécutions, ils se confinaient dans leur hara (ghetto), administrant leurs affaires, se livrant à diverses activités et exerçant librement leur religion. Certains étaient grands propriétaires ; leur principal commerce portait sur la laine, la soie, les textiles, la cire, les plumes d’autruche, les métaux précieux – les orfèvres juifs étaient sans rivaux -, la distillation des vins, la pêche, le colportage et le prêt à intérêt. A part une minorité de commerçants aisés, la masse gagnait péniblement son existence.
En 1492, l’arrêté d’expulsion pris par les rois catholiques amena un nouvel afflux de Juifs d’Espagne vers l’Afrique. Ils représentent la quintessence de la pensée juive, le plus haut degré de culture de l’époque et pourtant ils ont préféré quitter leurs richesses et leurs brillantes situations plutôt que de se convertir.
EN 1516 s’instaure la domination turque en Afrique du Nord. Elle devait durer jusqu’en 1830, date de la prise d’Alger par les Français. Certaine interprétation du Coran exigeait alors des non-Musulmans qu’ils vivent en citoyens de seconde zone, subissant toutes les humiliations et payant de lourds tributs pour avoir le droit de résider ; évidemment cela était encore préférable aux bûchers de l’Inquisition.
Les Séphardim, qui en Espagne avaient été les représentants d’une civilisation brillante et raffinée, furent progressivement ravalés dans des conditions d’abaissement intellectuel effroyable liées à la décadence de l’empire turc de Constantinople. Du dix-septième au dix-neuvième siècles, plus aucun grand nom ne pouvait illustrer la pensée juive. Au même titre que les Arabes, les communautés juives restent très éloignées de la pensée européenne. Les Juifs stagnent dans un monde clos que seule anime la religion qui a tendance à tomber dans le mysticisme et la superstition. Il existe pourtant un folklore judéo-arabe qui, s’il n’a pas donné naissance à une littérature aussi riche que le yiddish, mériterait d’être mieux connu en Europe.
Les Juifs vivent dans des quartiers malsains, astreints à porter un habit spécial ; ils devaient s’effacer devant les Musulmans, se déchausser en passant devant une mosquée ou une école où se récitait le Coran. Rencontraient-ils un Musulman, ils devaient lui céder la droite et passer à gauche. Il leur était interdit de monter à cheval, ils ne pouvaient chevaucher que des mulets ou des ânes non sellés. Après avoir versé des impôts énormes au percepteur, le Juif recevait en récompense un soufflet. Si le despote local avait besoin d’argent, il réquisitionnait les biens des Juifs et confisquait la recette des commerçants. Ils étaient soumis aux corvées et devaient faire de nombreux cadeaux au représentant de l’empire ottoman, le dey. Et pourtant, il faut reconnaître d’autre part que le dey d’Alger intervint plusieurs fois en faveur de ses ressortissants juifs spoliés à l’étranger : il le fit deux fois auprès de Louis XIV en 1689 et en 1695.
Quelques rares familles privilégiées obtinrent le monopole du commerce des aciers et des cires, d’autres organisèrent des caravanes transportant des soies, des toiles et de la quincaillerie d’Europe sur tout le territoire du dey. Le rachat des esclaves se faisait aussi par l’intermédiaire des Juifs qui, possédant des correspondants dans toutes les villes, opéraient grâce aux lettres de change. Mais la grande masse des Juifs croupissait dans la misère, s’adonnant à divers petits métiers artisanaux : ferblantiers, vitriers, tailleurs, chaudronniers, fondeurs, orfèvres.
On sait que c’est le non-paiement à l’entreprise juive Bacri et Busnach d’une dette contractée par la France pour l’achat de blé d’Afrique qui fut à l’origine du conflit entre le dey d’Alger et le consul de France. Le fameux coup d’éventail du dey date du 30 avril 1827. Le 5 juillet 1830, le drapeau français était hissé sur la Casbah d’Alger.
Il est évident que la France, bien que puissance colonisatrice, se présente aux Juifs d’Algérie avec l’auréole du premier pays qui décréta l’émancipation des Juifs et qu’elle exerce de ce fait une véritable attirance sur un peuple qui avait un réel besoin d’ouverture sur le monde moderne.
Jacques SYLVERE
Les Juifs d’Algérie
La semaine dernière, Jacques Sylvère a évoqué pour nos lecteurs la condition des Juifs d’Algérie de la période romaine à la colonisation française.
Il parle aujourd’hui de ce que fut cette condition aux dix-neuvième et vingtième siècles.
DANS ce pays de structure féodale, la nature étrangère de la domination du dey et les privilèges attachés à cette domination ne pouvaient créer immédiatement les conditions nécessaires à une politique d’unité d’action contre l’envahisseur.
Evincés de la vie politique active, les Juifs ne pouvaient d’emblée prendre fait et cause pour une nation où ils n’étaient pas citoyens à part entière.
L’attitude des Juifs algériens n’était d’ailleurs pas monolithique, elle était avant tout déterminée par leur situation sociale. Les riches, sans posséder de pouvoir politique, avaient une certaine influence économique ; aussi furent-ils très satisfaits d’être débarrassés des Turcs et se déclarèrent favorables dans leur ensemble à l’occupation française. Les Juifs pauvres, dont les intérêts étaient bien différents, ne savaient sur-le-champ quelle position adopter ; balancés entre l’armée turque en retraite et l’armée française, ils erraient entre les deux camps, malheureuses victimes d’une guerre dont ils ne comprenaient pas parfaitement les mobiles.
La défaite turque donna un sens plus précis à la résistance qui se poursuit sous la direction d’Abd el-Kader, véritable chef de la lutte nationale pour l’indépendance. Malheureusement le caractère trop exclusivement religieux pris par ce combat faussait quelque peu les données du problème surtout par rapport à la participation juive ; pourtant le chef de la communauté israélite d’Oran, Mardoukaï Amar, eut un moment la confiance d’Abd el-Kader.
Les Français finirent par triompher et coloniser complètement l’Algérie. En 1845, les Juifs eurent une administration communautaire calquée sur celle de France et en 1847 fut installé le nouveau consistoire algérien.
LES Juifs algériens assimilèrent rapidement la culture française ; ceux des classes aisées accédèrent aux fonctions les plus élevées dans les professions libérales et l’administration (avocats, médecins, professeurs, fonctionnaires).
Enfin, le 24 octobre 1870, le décret Crémieux accordait à tous les israélites algériens la nationalité française. Sur ce décret, il y aurait beaucoup à dire. Pour le justifier, on a l’habitude d’admettre que les Arabes ne furent pas mortifiés de cette discrimination, car ils n’aspiraient nullement à obtenir les droits de citoyen français. Cette hypothèse ne fait qu’éluder le véritable problème. Si on insiste sur l’amélioration relative apportée au sort des Juifs par cette décision, on oublie volontiers qu’elle contribua à les séparer de la population autochtone parmi laquelle ils vivaient depuis des siècles dans des rapports dénués d’hostilité systématique.
La répercussion du mouvement parisien de la Commune de 1871 en Algérie n’eut pas le caractère social de l’insurrection parisienne. Ce fut tout au plus un mouvement radical des colons contre l’administration militaire et les ingérences du pouvoir central. Les Juifs s’associèrent avec raison contre les excès de l’autorité militaire. Quand se produisit la révolte kabyle de Mokrani, les politiciens bourgeois non seulement refusèrent de se solidariser avec le mouvement mais ils le combattirent. Les travailleurs juifs s’opposèrent, dans la mesure de leur force, à leur enrôlement dans des unités destinées à combattre la révolte. Après la défaite de Mokrani, seuls quelques représentants de la grande bourgeoisie juive firent cause commune avec ceux de la grande bourgeoisie européenne pour refuser l’amnistie aux insurgés.
L’ACCESSION à l’enseignement du français, la possibilité pour une minorité d’obtenir des emplois plus rémunérateurs, tous ces privilèges plus apparents que réels servirent de prétexte à déclencher les menées antisémites en Algérie. Un jeune journaliste, arriviste sans scrupules, Max Régis, natif de Sétif, prit la tête du mouvement. Ancien étudiant en droit, très populaire dans les milieux estudiantins, il réussit après une campagne infâme à faire déplacer M. Lévy, professeur de droit à la faculté d’Alger.
Président de la ligue antijuive, Max Regis, dans son journal L’Antijuif, soulève le fanatisme des foules misérables ; des pogroms sont organisés par sa bande à Alger, Oran et Constantine en 1898 et 1899. Ce triste personnage fut élu maire d’Alger le 20 novembre 1898. Révoqué à la suite de ses actes de sauvagerie, il fut réélu en 1900. Il reprochait aux Juifs de détenir toutes les richesses du pays. Or, à part quelques fortunes spectaculaires que les émules de Régis s’empressaient de monter en épingle, la majorité de la population juive demeurait dans la plus extrême indigence.
DECIDE à faire la lumière sur cette légendaire ploutocratie juive, un journaliste, Louis Durieu, se rendit en Algérie pour faire une enquête patronnée par La Revue socialiste.
Voici une description du quartier juif d’une grande ville d’Algérie au début de ce siècle :
« Imaginez des milliers de malheureux parqués au fond de ruelles tortueuses dans des bouges de trois mètres carrés … des femmes au teint terreux … à l’aspect craintif, dont le regard curieux et triste dit toutes les terreurs et toutes les misères. »
A Constantine, sur mille deux cent quarante-neuf ménages, sept cent dix-sept occupent une seule chambre recevant le jour par la porte d’entrée. Sur une population de cinquante-trois mille israélites pour les départements d’Oran, d’Alger et de Constantine, il y a quarante et un mille deux cent quatre-vingt-quatre prolétaires, la voilà cette ploutocratie redoutable de Max Regis !
La population ouvrière est proportionnellement beaucoup plus nombreuse chez les Juifs que dans toutes les autres catégories d’habitants, Et comme le fait remarquer Louis Durieu, cela est parfaitement conforme aux traditions et à la philosophie du peuple juif.
« Dans toute l’antiquité, un seul philosophe a fait l’éloge du travail manuel et a fait ressortir la dignité du travail et du travailleur, c’est Philon le juif. »
Et ce qui prouve que le décret Crémieux n’a pas tout résolu, c’est la proportion de 31 % d’ouvriers illettrés. Ils exercent d’ailleurs avec courage tous les petits métiers dont les autres ne veulent pas : savetiers, colporteurs, marchands de beignets, ferblantiers de pacotille, etc. Les femmes sont évidemment encore plus exploitées que les hommes. Le nombre des indigents est considérable et ces malheureux ne reçoivent de secours que de leurs coreligionnaires. En dépit de ce tableau sinistre, les masses laborieuses juives ne manquent pas de clairvoyance et votent toujours pour le candidat dont le programme fait la plus large part aux idées d’égalité et de justice sociale. En cent ans, de 1830 à 1930, la population juive d’Algérie était passée de trente mille à quatre-vingt mille habitants et sa condition après la guerre 1914-1918 s’était nettement améliorée ; les meilleurs éléments étant toujours à l’avant-garde des luttes ouvrières.
Il ne faudrait pas croire qu’il y eût une incompatibilité irréductible entre le Musulman et le Juif ; sans doute aux siècles passés, on avait pu, bien souvent, mettre en avant les interdictions du Coran. Mais le Coran comme la Bible, le Talmud et tous les livres sacrés en général, est susceptible de différentes interprétations fort variables suivant l’opinion du commentateur qui est elle-même fonction du climat politique de l’époque.
On peut donc dire que dans bien des cas, les rapports de cohabitation entre les deux communautés étaient excellents et même fraternels. Dans un domaine particulier, la musique, il y eut interpénétration des deux cultures pour donner un produit extrêmement original, le malouf, survivance mélodique des splendeurs de l’ancienne civilisation judéo-arabe de la péninsule ibérique. Salvator Daniel (1), musicographe et compositeur de talent, fondateur des principales sociétés chorales algériennes, fut un des rénovateurs du folklore musical commun. Plus près de nous, le chanteur Raymond, beau-père d’Enrico Macias, fut aussi un des grands interprètes de ces mélodies typiques.
En 1934, il y eut pourtant encore des pogroms à Constantine, mais contrairement aux affirmations de la thèse officielle, les Musulmans ne sont pas à l’origine de ces actes de barbarie ; ce sont des éléments troubles, payés par les gros colons et « téléguidés » par l’administration coloniale, qui ont fomenté ces expéditions punitives. Une fois de plus, les classes dirigeantes pensaient ainsi canaliser le mécontentement soulevé par les iniquités de cette administration.
SOUS le gouvernement de Vichy, les lois d’exception contre les Juifs entrèrent en vigueur ; les autorités, avec leur machiavélisme hypocrite, ont pratiquement livré la communauté juive aux Musulmans en leur conseillant d’agir avec elle comme bon leur semblait. Malgré les encouragements de cette basse démagogie il n’y eut, à de rares exceptions, aucune manifestation flagrante d’antisémitisme.
Durant la lutte pour l’indépendance, des Juifs luttèrent avec les Musulmans dans le combat national.
Peu de temps après la proclamation de la République algérienne, l’un des principaux chefs du pays a pu dire devant deux cent mille personnes, et sans soulever aucun murmure de réprobation, que les Juifs étaient des hommes comme les autres, ni plus détestables, ni plus enviables.
Sensibilisée à l’extrême et rendue méfiante par les monstruosités catastrophiques de la dernière guerre mondiale, la population juive algérienne dans sa majorité s’est dirigée vers la France. Peut-on dire pour autant que le problème de la présence de Juifs en Afrique du Nord soit définitivement réglé ? Il serait bien présomptueux de l’affirmer, car peut-être un jour les conditions seront-elles mûres pour une reprise du dialogue. On pourrait en voir le signe avant-coureur dans l’accolade chaleureuse que se donnent, au hasard d’une rencontre, Juifs et Arabes qui autrefois se sont connus au pays.
Jacques SYLVERE.
(1) Salvador Daniel, « La Presse Nouvelle Hebdomadaire », 8 mai 1965.

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