Article de Mohammed Harbi paru dans Jeune Afrique, n° 1020, 23 juillet 1980

Après l’article de K.S. Naïr paru dans le précédent numéro, nous publions aujourd’hui un autre commentaire critique du manifeste de Ahmed Ben Bella (voir J.A. n° 1014). Il émane de Mohammed Harbi, auteur de deux livres sur la révolution algérienne (Aux origines du FLN. Editions Bourgois 1975 et le FLN. Mirage et Réalité, Editions J.A. 1980) et ancien conseiller du premier président de la République algérienne. Bien entendu, le débat continuera dans nos prochaines livraisons.
Il est toujours difficile de répondre à la prise de position d’un prisonnier politique. Le premier mouvement serait plutôt de l’appuyer contre ceux qui l’emprisonnent. C’est qu’il y a danger, dans le débat ouvert par Jeune Afrique, à être pris pour un allié « objectif » des geôliers contre leur victime. Toute contribution doit donc commencer par l’affirmation qu’il faut libérer Ben Bella et lui permettre de s’exprimer. Qu’on me permette également de faire une remarque à Jeune Afrique quant à « sa » présentation du texte de Ben Bella. Les coupures qui ont été faites en altèrent indéniablement le ton et l’esprit. Mes appréciations se réfèrent donc au texte originel, seul valable à mes yeux.
Premier point : la vue manichéenne qui consiste à opposer aujourd’hui le « renouveau islamique » – qui n’est, quant au fond, qu’une controverse portant sur le temporel – à l’Occident pris comme un tout indifférencié (Europe, Amérique, Pays de l’Est) ne s’appuie pas sur une appréciation correcte de notre histoire présente et passée. Il n’a jamais existé de communauté musulmane idéologiquement homogène. L’islam a été traversé de courants opposés. En schématisant, on peut y déceler un courant d’une religiosité mystique, un courant rationaliste ouvert sur les Lumières du progrès et un courant animé par des Ulémas soucieux de compromis entre la religion et le pouvoir. Qu’y a-t-il de commun entre le Ghazali d’Ihya ‘Ulum Al-din, l’Ibn Khaldoun des Prolégomènes et l’imam Malek d’El Muwatta ? Exclure de la tradition islamique et de la communauté musulmane toute revendication rationaliste, en la rejetant du côté de l’Occident, est une erreur de même nature que celle qui consisterait à affirmer que seule la tradition rationaliste est authentiquement musulmane, l’autre étant rejetée comme hérésie.
Du point de vue de l’islam, on ne voit pas en quoi Khomeiny est plus musulman que l’Algérien Abdellatif Soltani, adversaire déclaré de Nasser, Boumedienne, Ben Bella et Kaddafi. J’ai souvenir que Ben Bella se réclamait jadis d’Ibn Khaldoun. Soyons donc khaldouniens et posons-nous politiquement les problèmes politiques en nous tournant vers les réalités sociales qui les portent.
Le mécontentement structurel et endémique qui se retrouve dans toutes les sociétés à dominante islamique s’explique par des facteurs historiques. Si on le considère dans son contexte social, il est le résultat de l’échec des directions nationalistes qui ont accédé au pouvoir à partir des années 1950. Ces directions ont promis de rendre les choses différentes, de réaliser la liberté, l’égalité et le bien-être, d’éliminer la dépendance à l’égard de l’impérialisme. Leur politique, menée sous l’égide des bureaucraties militaires et des classes bourgeoises, a abouti à l’absolutisme, à l’aggravation de la misère et des inégalités de classe, ainsi qu’à des compromissions graves avec l’impérialisme. Elle a ajouté au désarroi des masses méprisées et écrasées, qui oscillent entre le passéisme et le rêve futuriste. La protestation populaire, sous la bannière de la religion, recouvre essentiellement un égalitarisme élémentaire ; avec une pointe de politique sociale et une bonne dose d’activisme. L’accélération de la dislocation des cadres sociaux, l’insécurité et la détresse qui en résultent ont redonné force et crédit à l’irrationnel. Il n’y a donc pas, comme on essaie de le faire croire, un renouveau islamique, mais une résurgence des forces obscures du sentiment et de l’instinct qui ne mènera ni « au-delà de l’ancien état de choses » ni à un ordre social nouveau.
Second point : assimiler le conflit Nord-Sud à un conflit entre l’islam et l’Occident pèche doublement. D’abord parce qu’on substitue à un conflit situé historiquement et fondé économiquement un autre conflit qui, d’une certaine manière, ne s’inscrit plus dans l’histoire : celui d’un Occident chrétien identique lui-même depuis les Croisades et un islam (les sociétés musulmanes), incarnation permanente d’un bon combat. Ensuite parce qu’on cède à la tentation toujours présente de transformer les contradictions internes en une lutte entre une communauté homogène et pure et un en-dehors impur et menaçant. Nous sommes là en présence d’un phénomène de projection dont le prolongement – l’exemple iranien le montre bien – ne peut être qu’un activisme sans prise sur le réel.
Troisième point : dans l’échec des pays arabes et musulmans, Ben Bella passe sous silence les responsabilités des générations qui ont accédé au pouvoir sous le drapeau du nationalisme, qu’elles se réclament d’un socialisme sous direction paysanne (Algérie), de l’unité arabe (Egypte, Syrie, Irak) ou de la restauration de la cité musulmane (Pakistan, Arabie saoudite). C’est sur ce point que le débat aurait pu être le plus fructueux. On aurait donc aimé voir Ben Bella évoquer son expérience propre et celle de l’Algérie.
En Iran (sous le shah), en Egypte, en Algérie, les pouvoirs en place ont commencé par se présenter comme l’exemple de la rationalité économique : de sorte qu’aux yeux des damnés de la terre ils sont apparus comme le prolongement de l’Occident. On comprend dès lors que le recours contre la politique d’une technocratie irresponsable et ses désastreuses conséquences prenne la forme d’une authenticité qu’elle aurait trahie. Mais nous savons tous que le discours sur le développement et la maîtrise de la technologie n’est qu’un paravent, comme l’est le discours islamique que ces pouvoirs commencent à tenir. Le vrai problème n’est pas dans la diversité des idéologies, qui sont souvent des masques, mais dans la réalité des luttes sociales entre les détenteurs du pouvoir et ceux qu’il opprime.
Quatrième point : Ben Bella souligne la nocivité du parti unique et la nécessité de prendre en considération la diversité ethnique et culturelle. Il prône l’autogestion généralisée. Ces objectifs sont d’autant plus méritoires qu’ils sont inscrits dans sa chair. Mais il ne voit pas – et en cela il ne rompt pas avec le passé – que sa contestation des Etats musulmans s’appuie sur un populisme mystique, enraciné dans une interprétation unilatérale de l’islam et risque donc de conduire à la reproduction des pouvoirs qu’il dénonce. Au reste, il se trouvera toujours, il se trouve déjà, parmi ses adversaires d’hier et d’aujourd’hui, des hommes qui sauront mieux que lui et contre lui se faire les porte-parole de ce « renouveau islamique », quitte à rappeler que, du temps où il était au pouvoir, il parlait le langage du rationalisme économique. L’intolérance guette. Gardons-nous de la favoriser.

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