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Mohamed Saïl : A bas l’indigénat

Article de Mohamed Saïl paru dans Le Libertaire, n° 401, 23 janvier 1925

C’est l’appel de détresse, c’est le cri de douleur que lancent les parias de la terre algérienne à tous les êtres vraiment humains, à tous les honnêtes gens qui ont une âme sensible et un cœur juste. Comme tout être humain, nous sommes nés pour vivre librement ; de même constitution organique, de même composition de corps, notre chair souffre comme la leur, lorsqu’elle est meurtrie par la faim et notre esprit ressent la douleur atroce de l’oppression lorsqu’elle sévit.

Hommes de cœur, comprenez enfin notre triste condition, représentez-vous les tourments que nous encourons et avec nous réclamez la suppression de l’odieux régime de l’indigénat qui consacre notre esclavage.

Nous disons à nos dominateurs : l’Algérie nous appartient comme toute terre doit appartenir logiquement à ceux qui la travaillent, qui peinent pour la faire produire. C’est notre sol natal, que de pères en fils nous fécondons de notre labeur ; vous êtes allés nous déposséder, nous voler nos biens et, sous prétexte de civilisation, vous nous obligez maintenant, pour ne pas mourir de faim, à trimer comme des forçats pour votre profit, pour un salaire de famine. Nous sommes couverts de loques ; notre logis est trop souvent une misérable baraque, une guitoune, une écurie ; nous mangeons ce que nous pouvons, un jour sur deux quelquefois, les mauvaises journées sont nombreuses, ne nous suffisant pas à nous-mêmes, la vie de famille nous est interdite parce qu’impossible.

Une grande partie d’entre nous n’ont jamais connu les caresses maternelles, les douceurs d’un foyer joyeux, la tendresse d’enfants heureux, les sauvages goûtent ce bonheur ; rien de tout cela pour nous, nous sommes moins que les sauvages.

Notre vie est vide sans objet, en proie aux affres de la faim, aux humiliations continuelles et la mort au bout comme délivrance. C’est cela, gouvernants, votre civilisation ! C’est aussi l’ignorance, l’abrutissement dans lesquelles vous nous maintenez pour mieux nous tenir sous votre joug.

Avant la conquête, notre pays comptait plusieurs milliers d’écoles coraniques, avait une littérature ; les arts, les sciences étaient cultivés ; la solidarité, l’entr’aide étaient pratiquées ; un certain bien-être existait. Vous nous avez apporté la confiscation de nos biens et nous crevons de faim ; vous avez construit de superbes bâtisses et nous manquons de logis, des chemins de fer sillonnent le pays et nos pieds nous saignent sur la route. Pour étouffer nos gémissements, pour étrangler nos cris possibles, pour mieux nous rançonner surtout, vous avez imaginé l’inhumain, l’injuste code de l’indigénat qui est une honte pour une nation moderne.

Par les pouvoirs que vous donnez à vos administrateurs corrompus et rapaces, vous leur permettez des exactions sans nombre à notre égard.

Pressurés par le personnel de vos bureaux militaires et vos communes mixtes, nous sommes tondus par vos répugnants kaïds, chiens vendus, féroces autant que serviles et lâches. Vos tribunaux d’exception ont condamné impitoyablement ceux qui, quelquefois, dans un sursaut de colère, ont relevé la tête.

Injustice de plus encore, nos conscrits continuent à faire trois ans de service militaire alors que les fils d’Européens ne font plus que 18 mois.

Vous interdisez l’émigration aux indigènes pour engraisser vos confrères les colons qui les exploitent à bon marché. Tous vos benis-oui-oui kaïds, gardes champêtres et Mezouers s’enrichissent aux dépens des pauvres victimes de votre barbarie car pour un motif ne valant même pas un franc d’amende ils les obligent à donner une forte rançon sous la menace de leurs moucharderies.

Nous en avons assez de votre régime de misère, de servitude et de trique.

Assez de vos humiliations et de vos injures. Comme tous les individus, nous voulons notre droit à la vie. Notre patience commence à s’user, l’épreuve n’a que trop duré.

Prenez garde gouvernants, au réveil des esclaves.

SAIL MOHAMED.