Catégories
documents

Ahmed Ben Bella : Discours aux Nations Unies du 9 octobre 1962

Discours prononcé par Ahmed Ben Bella, lors de l’Assemblée générale des Nations Unies, 17e session, 1147e séance plénière, 9 octobre 1962

A view of the Assembly as representatives gave Mr. Ben Bella a standing ovation on his way to the rostrum to address the Assembly. (Source)

M. BEN BELLA (Premier Ministre de la République algérienne démocratique et populaire) : Au nom du peuple algérien et de son gouvernement, il m’est agréable d’exprimer à votre assemblée nos vifs remerciements pour le vote unanime qui vient de consacrer notre admission dans la grande famille des Nations Unies.

Notre joie et notre satisfaction sont aujourd’hui d’autant plus intenses que nous avons attendu ce moment unique de notre histoire pendant sept années de guerre et de sacrifices.

Veuillez donc me permettre, Monsieur le Président, de déclarer que notre première pensée va aujourd’hui aux martyrs qui ont offert leur vie pour que l’Algérie rejoigne le concert des Nations indépendantes.

Le vote unanime de l’Assemblée générale, l’impressionnante solennité de cette cérémonie d’admission, la haute tenue des discours de bienvenue que nous avons entendus seront interprétés par notre peuple comme un hommage particulier rendu à sa persévérance dans le combat pour la liberté, à sa maturité politique et à son courage dans l’épreuve.

Durant sept années, la question algérienne revenait régulièrement à chacune des sessions de votre assemblée. Les débats auxquels elle avait donné lieu ont jalonné les péripéties d’un conflit dont vous avez pu mesurer les dimensions et connaître les données.

Nous avons apprécié la clairvoyance des représentants des pays qui, dans l’enceinte de cette assemblée, ont toujours montré la nécessité pour l’Algérie d’accéder à l’indépendance, par l’exercice de la souveraineté pleine et entière du peuple algérien.

Les événements leur ont donné raison. Au nom du gouvernement et du peuple algériens, nous tenons en cette circonstance solennelle à les remercier vivement des efforts qu’ils ont déployés pour soutenir notre juste cause.

Nous exprimons en particulier notre reconnaissance aux pays arabes frères, aux pays africains et asiatiques, aux pays socialistes et à tous ceux qui se sont résolument rangés aux côtés du peuple algérien.

Me tournant vers vous, Monsieur le Président, j’aimerais vous transmettre, au nom de ma délégation, nos plus sincères félicitations pour votre élection à la place d’honneur que vous occupez. Nous nous réjouissons que le choix de l’Assemblée se soit porté sur votre personne, parce qu’elle a honoré ainsi en vous non seulement la compétence et l’expérience, mais aussi le monde africano-asiatique.

Près de vous, Monsieur le Président, siège une autre personnalité estimée par nous et assurée de notre soutien fraternel et constant.

C’est un réel plaisir pour la délégation algérienne de rappeler en cette circonstance que U Thant, naguère représentant de son pays auprès des Nations Unies, fut chargé par le groupe africano-asiatique de présider le comité permanent pour l’Algérie et a eu ainsi à connaître nos difficultés et à partager nos espoirs.

Convaincu de la justesse de notre cause, il ne nous a ménagé ni son aide ni sa sympathie. Sa présence à la tête de notre organisation ne peut que nous réjouir, et notre soutien dans sa délicate mission lui est acquis car, dans l’esprit de notre peuple, son nom est associé aux principes d’émancipation, de liberté et de paix contenus dans la Charte des Nations Unies.

Notre victoire, celle de notre bon droit, est également celle des Nations Unies. Une guerre s’est achevée. Un foyer d’incendie qui a consumé tout un peuple s’est enfin éteint. La communauté des Nations, enrichie d’un nouveau partenaire, est en droit de considérer la fin de ce drame comme un renforcement de la paix dans le monde. Ce conflit, qui avait opposé l’Algérie à une domination coloniale séculaire, s’est imposé à la conscience universelle comme la manifestation extrême et aussi la plus expressive du vaste mouvement d’émancipation qui, au lendemain de la dernière guerre mondiale, s’est répandu à travers les pays dominés. La forme de lutte qui s’est imposée à notre pays traduisait dans toute son authenticité des aspirations légitimes que l’évolution de notre temps rendait inévitables.

A travers les souffrances sans nombre, les drames dissimulés et l’exaspération de la violence coloniale dont il a supporté tout le poids, notre peuple, soutenu par sa foi dans l’avenir et la justesse de sa cause, a su mener la lutte de libération avec persévérance. Notre combat a été un combat pour la promotion humaine, pour l’émancipation nationale, pour le progrès.

La dure épreuve que notre pays a traversée ne saurait laisser dans nos cœurs ni haine ni ressentiment. Aussi, dans le cadre de la communauté internationale, entendons-nous œuvrer pour une coopération pacifique. Dans ce sens, nous agirons en représentants d’un pays majeur, avec un esprit dépouillé de toute exclusive et de tout préjugé, sur la base du respect mutuel entre les peuples et selon l’éthique qui inspire les rapports entre pays dans le monde actuel.

En rejetant toute forme de tutelle, nous nous efforcerons d’être à la hauteur de nos responsabilités devant notre pays et devant le monde.

A peine promu à l’indépendance, notre pays affronte les conséquences d’une guerre dont il a été le théâtre durant sept années. La misère due aux dévastations matérielles, le déracinement répressif des populations, la paupérisation accentuée des campagnes, un état sanitaire déficient, le manque d’écoles, ont constitué un lourd héritage qui appelait et appelle encore des mesures d’urgence.

L’orientation donnée pour apporter une solution adéquate aux problèmes présents déterminera l’avenir de l’Algérie. Le déséquilibre économique et social, conséquence d’une longue exploitation coloniale, a arrêté l’évolution du pays réel en le maintenant dans un état de sous-développement.

L’indépendance politique ouvre la voie à une étape nouvelle dans l’édification nationale. La transformation des mentalités qui suivra un développement économique accéléré au profit de l’ensemble du peuple permettra à l’Algérie de rattraper le retard accumulé au cours des générations et de remporter ainsi une victoire décisive sur le temps. Le choix de méthodes adaptées aux conditions sociologiques et tenant compte des possibilités matérielles du pays implique un plan d’ensemble élaboré en fonction de ces objectifs, des besoins et de l’intérêt du peuple qui sera appelé à le soutenir.

La transformation de l’homme colonisé en homme productif et moderne inspirera toute notre politique intérieure.

Notre politique internationale n’en sera que le prolongement normal et la confirmation, l’une et l’autre étant dictées par les mêmes impératifs et animées des mêmes idéaux.

Il ne serait pas inutile de rappeler que c’est dès le début de la lutte de libération que nous avons fait le choix d’une ligne de conduite internationale que nous voulons à présent poursuivre et développer. Le choix n’était point arbitraire. Dans la structure du monde contemporain, l’Algérie se trouve apparentée à un ensemble de familles spirituelles qui, pour la première fois à Bandoung*, ont pris nettement conscience de la communauté de destin qui les unit.

La République algérienne est issue d’une lutte de libération qui a dépassé le cadre national pour servir désormais de référence à tous les peuples encore sous domination coloniale. Notre propre expérience nous a fait comprendre la solidarité naturelle qui nous lie à ces peuples. La liquidation du colonialisme, sous sa forme classique ou déguisée, sera le credo de notre action politique et diplomatique. Qu’il s’agisse de l’Angola, de la Rhodésie ou de l’Afrique du Sud et du Sud-Ouest, l’Algérie leur apportera un appui inconditionnel afin de hâter leur libération, définitive et totale. En se référant à la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux [résolution 1514 (XV)], la délégation algérienne aura pour première tâche de demander que cette résolution soit assortie de mesures concrètes contre les Etats qui refusent de l’appliquer.

Par ailleurs, le peuple arabe frère de Palestine doit être réinstallé dans ses droits légitimes. Il est dangereux pour la paix et la stabilité internationales que ce problème douloureux sur lequel les Nations Unies se sont déjà prononcées demeure sans solution.

La disparition du colonialisme est une des conditions principales pour l’établissement de rapports d’égalité qui faciliteraient une coopération réellement solidaire pour la construction d’une communauté internationale. C’est dans ce même esprit que déjà, avant la proclamation de l’indépendance de l’Algérie, lors de notre participation à la conférence de Belgrade, nous avons confirmé notre politique de non-alignement.

Cette politique ne se traduira pas par une attitude passive. A chaque décision concrète intéressant les grands problèmes internationaux et se rapportant à la paix et à la sécurité mondiales, nous nous apprêtons à jouer le rôle d’un pays responsable, en toute liberté de conscience.

Nous sommes persuadés qu’au-delà des divergences idéologiques le monde actuel pourra retrouver son profil d’équilibre. Il faut alors que, de part et d’autre, un effort conjugue et non plus compétitif soit fourni en vue de réduire l’écart immense qui sépare les quelques puissances hautement développées de ce que l’on s’accorde à appeler le tiers monde.

Mais nous estimons que l’élévation du niveau de vie général du monde auquel nous appartenons dépend surtout de nos propres volontés et de notre aptitude à emprunter les voies et les moyens propres à promouvoir un développement rapide et harmonieux dans tous les domaines de la vie.

C’est dans cette perspective que s’engagera la marche de l’Afrique sur la voie du progrès et vers une unité respectant les particularismes.

L’orientation des découvertes scientifiques et techniques à des fins pacifiques rendra possible la modernisation à une vaste échelle des économies retardataires.

Mais ces mesures ne seraient réalisables que dans un climat de détente internationale qui nécessite de chaque puissance une adhésion sans réserve aux principes inscrits dans la Charte des Nations Unies et l’abandon de tout esprit expansionniste. Cette détente pourra s’amorcer par le règlement pacifique des questions internationales qui rendent précaire le maintien de la paix dans le monde.

L’Algérie estime que le recours à la négociation doit être recherché en permanence pour résoudre les différends internationaux. Notre position a été constamment inspirée par ce principe fondamental. Nous avons réclamé sans relâche, pendant plus de sept années de souffrances, une négociation pour résoudre le problème de la décolonisation. Notre thèse a fini par recevoir la consécration éclatante des faits. C’est le précieux enseignement que la guerre d’Algérie apporte à l’humanité.

Je saisis cette occasion pour exprimer, au nom du peuple et du gouvernement algériens, notre reconnaissance à la Confédération helvétique, qui, pendant plus d’une année d’efforts persévérants, a aidé au rapprochement des points de vue entre la France et l’Algérie, faisant ainsi triompher la cause de la négociation pacifique.

Notre peuple et notre gouvernement sont fermement attachés au respect des accords librement conclus. Ceux passés entre la France et l’Algérie seront d’autant plus respectés qu’ils nous lient à un peuple qui a, dans sa majorité, réprouvé la guerre qui nous était faite.

L’excès de dénigrement des Nations Unies nous paraît aussi immérité que l’excès de louanges qu’elles pourraient recevoir pour leur œuvre passée et présente. Les Nations Unies sont un instrument utile et perfectible.

L’Algérie, que le savant hasard des votes des Nations Unies n’a pas toujours comblée en ses vœux, pendant sept années de combat, mais dont certains demi-succès eux-mêmes lui révélaient assez l’importance de l’autorité morale de l’Organisation, connaît par expérience les forces et les insuffisances de notre institution.

Il nous appartient à tous d’apporter notre contribution à l’amélioration de cet instrument nécessaire à la paix du monde, à son progrès et à son bien-être. Le monde de 1962 ne possède pas la physionomie de celui de 1945, et les Nations Unies doivent s’attacher à présenter un visage qui soit de leur âge et de leur temps.

L’Algérie salue l’apparition de nombreux pays africano-asiatiques sur la scène internationale et leur entrée à l’Organisation des Nations Unies. Tout en rendant hommage à la lutte des peuples intéressés, elle exprime le vœu, qu’elle s’emploiera à réaliser par tous les moyens en son pouvoir, que d’autres pays aujourd’hui encore intolérablement subjugués – comme l’Angola et la Rhodésie – ou artificiellement écartés de cette enceinte – comme la République populaire de Chine – trouvent leur juste place parmi nous.

C’est d’abord en restituant pleinement sa vocation universelle à notre institution et en s’attachant à faire correspondre exactement le monde légal au monde réel que nous améliorerons cet indispensable instrument de la coopération internationale.

C’est ensuite en recherchant les aménagements organiques les plus appropriés pour traduire correctement et la montée des jeunes nations, phénomène décisif de notre temps, et la place des vieilles puissances hors de tout privilège, que nous saurons doter le monde d’une institution internationale pleinement efficace.

Le « gentleman’s agreement » conclu à la naissance des Nations Unies a déjà reçu quelques aménagements, car il n’est pas de ceux qui devraient survivre longtemps aux transformations intervenues dans les données politiques de l’Organisation des Nations Unies depuis 16 ans.

De même, dans son remarquable rapport à l’Assemblée générale sur l’activité de l’Organisation [A/5201 et Add.1], le Secrétaire général par intérim de l’Organisation a souligné à juste titre que la donnée la plus explosive de notre temps est moins la rivalité idéologique entre les blocs que l’excessive disproportion entre le tiers monde et les autres pays, dans leur niveau économique et social respectif.

C’est pourquoi il paraît déterminant pour le maintien de la paix et de la sécurité dans le monde que les Nations Unies, tirant les enseignements de l’expérience du Conseil économique et social, dotent ce dernier d’une organisation conforme au rôle qu’il doit jouer pour contribuer pleinement à effacer les graves disparités entre les pays du monde.

L’Algérie entend assumer sans réserve la plénitude de ses obligations et de ses droits en tant que Membre de l’Organisation des Nations Unies. Elle n’épargnera aucun effort pour contribuer au renforcement de l’autorité et de l’efficacité de l’Organisation, à laquelle sept années de lutte et d’espérance l’ont profondément attachés.

Il est dans la vie des peuples des heures où le destin s’arrête pour choisir son chemin. L’Algérie vit parmi vous ces heures-là.

Le peuple algérien, qui a connu, vécu et souffert bien des guerres, veut de toutes ses forces contribuer à bâtir solidement les assises de la paix. En l’accueillant parmi vous, vous lui avez ainsi prouvé votre confiance. Vous lui avez du même coup reconnu des droits et des devoirs. Il sera jaloux des uns et prodigue des autres. C’est une main fraternelle qu’il vous tend aujourd’hui. Et c’est ensemble que nous devons rechercher, à travers la vieille sagesse de nos peuples, les moyens d’assurer aux générations à venir le seul héritage qui vaille pour l’humanité en péril : la paix des hommes de bonne volonté.


* Conférence africano-asiatique, tenue du 18 au 24 avril 1955.