Article de Mustapha Khayati publié anonymement dans Sou’al, n° 1, décembre 1981

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Lettre de Casablanca
Chers amis,
Votre prospectus de présentation de Sou’al m’est parvenu par l’intermédiaire d’amis Français. J’espère que votre revue se fera la voix de tous ceux qui, dans nos pays, sont obligés de se taire ou d’aller en prison.
Personne n’a pris ni ne prendra la défense des émeutiers de Casablanca, même si pas mal de monde dénonce la répression qui s’abat sur eux ; car ils font peur à tout le monde politique, comme ils sont la terreur des bourgeois. Dans ce qui suit, je veux non seulement donner raison aux insurgés Casablancais, mais encore leur rendre hommage en cherchant théoriquement la vérité que leur action pratique voulait exprimer.
Nous nous faisons bien sûr un plaisir de publier ce texte et nous gardons à son auteur, ainsi qu’il le demande, l’anonymat. (N.D.L.R.)
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Casablanca ensanglantée
Le 20 juin 1981, la jeunesse des quartiers populaires de Casablanca s’est soulevée. A la faveur de la grève générale décrétée par la C.D.T. (Confédération Démocratique du Travail), des dizaines de milliers de jeunes casablancais ont, chacun dans son quartier, occupé les rues, pillé, incendié et pour finir chassé les forces de l’ordre pendant plusieurs heures. Par la suite, des milliers de policiers, de « merdas » (nom donné par le peuple aux forces auxiliaires) et de soldats, appuyés par des auto-mitrailleuses et des voitures blindées, ont entrepris, dans un combat inégal de réduire l’émeute. Ils l’ont fait de la seule manière qui leur soit propre : l’assassinat pur et simple de tous ceux qui ont osé crier qu’ils en avaient assez d’avoir faim. « S’ils n’ont pas de pain dans le ventre, nous y mettrons des baïonnettes ». Ces paroles d’un fabricant lyonnais à la veille de l’insurrection des Canuts, ont sûrement été la pensée intime de ceux qui, le 20 juin, ont donné l’ordre de tirer sur les enfants des Carrières de Beb Msik, de Derb as-Sultan, de Sbata, de Derb al-Fida, etc. « Soixante-six morts, tués par des objets contondants », ment outrageusement le ministre de l’Intérieur ; le peuple, lui, sait qu’il a porté le deuil de plus de six cents morts, tués par balles, et enterrés clandestinement dans des fosses communes.
Il n’a fallu que quelques heures pour que les adolescent de Casablanca port balayent la mascarade de la « démocratie hassanienne » : la jellaba de parade du libéralisme est tombée, et le despotisme le plus oriental et le plus répugnant se dresse désormais dans toute sa nudité devant les yeux de tous. L’événement révolutionnaire a toujours le mérite de rendre évident ce que des mois de ratiocinations journalistiques et de bavardages parlementaires n’arriveront jamais à communiquer. C’est qu’il est lui-même la mise à nu pratique des problèmes réels d’une société, l’expression explosive d’une situation devenue intolérable pour l’écrasante majorité de la population.
En cette année 1981, la sécheresse est venue s’ajouter aux cinq années de guerre et de crise économique (qui ont déjà saigné à blanc l’économie du Maroc) et mettre les zones les plus pauvres de la campagne au bord de la famine. Les rumeurs les plus diverses et les plus terribles ont commencé à circuler dans les souks et de là vers les quartiers populaires ; les langues se sont déliées et les gens ont commencé à exprimer tout haut leurs inquiétudes et leurs mécontentements. Le pouvoir a aussitôt mobilisé sa police et ses ulémas, pour expliquer à ceux qui voyaient l’origine de leur détresse circuler en Mercédès et construire de somptueuses villas, que Dieu l’a ainsi voulu, et qu’on ne peut se rebeller contre la volonté de Dieu, lequel nous punit de nous être éloignés de sa religion et des préceptes de son Prophète. Les fidèles sont certes nombreux dans les mosquées mais les prêches des imams appointés ont peu d’auditeurs.
Vers la fin du mois de mai, le gouvernement, par l’intermédiaire d’une dépêche anonyme de l’agence officielle de presse, annonce l’augmentation des prix de cinq produits de base (1), jusque là subventionnés par la Caisse de compensation, de près de 35 % en moyenne. La consternation est générale. « Al-Muharrù », organe de l’U.S.F.P. (et de la C.D.T.) s’empare de la question et mène campagne pour l’annulation pure et simple de cette mesure aussi inique qu’apolitique. La colère est grande, et personne – même parmi les valets les plus fidèles du régime – n’ose défendre une telle aberration. Le parlement est unanime pour la condamner, et le gouvernement est obligé de réduire l’augmentation de moitié. Mais les choses faites à moitié n’ont jamais satisfait personne. La persistance du mécontentement et les menaces de grève lancées par la C.D.T. et l’U.S.F.P. ont donc précipité les événements. De crainte d’être débordés par leur base et de voir celle-ci se rallier à la C.F.T., les dirigeants de l’U.M.T. (Union Marocaine du Travail) interviennent de tout leur poids bureaucratique et lancent le mot d’ordre de grève générale dans la seule Préfecture de Casablanca pour la journée du 18 juin. A la surprise de tous. Mais cette surprise ne tardera pas à se dissiper lorsque tout le monde s’est aperçu que la grève était largement appuyée par le gouvernement, et le bon peuple n’hésita pas à l’appeler « grève du Makhzen », ce qu’elle était en fait. Elle visait à canaliser le mécontentement dans le « bon sens » ; récupérer la base du syndicat le plus fort et le plus proche du gouvernement ; frustrer la C.D.T. et l’U.S.F.P. d’une longue et minutieuse campagne politique et faire avorter tout mouvement dont elles auraient l’initiative. La C.D.T. a donc aussitôt réagi et appelé à une autre grève générale nationale pour la journée du samedi 20 juin. Aussitôt toutes les puissances de l’Etat et ses organes d’intoxication ont été mobilisés pour mettre en échec cette grève, spontanément perçue comme « la grève du peuple ». Les mokaddems (représentants du pouvoir dans chaque quartier) sont allés voir les commerçants, un à un, pour leur dire ce qu’ils risquaient s’ils suivaient le mot d’ordre de grève. Le gouvernement a publié un communiqué menaçant les fonctionnaires de licenciement en cas de grève ; et enfin très tôt, à l’aube du samedi, la police est allée chercher, chez eux, les conducteurs d’autobus pour les obliger à transporter les travailleurs.
Durant la matinée, la grève a connu un semi-échec au centre ville, mais un succès total dans les quartiers ouvriers. Contrairement à la journée du 18 qui s’est passée comme un triste dimanche, dans l’indifférence et l’ennui, celle du 20 a mis la population en effervescence et la police sur les dents. Dès le matin, tous les hommes étaient dans la rue et les femmes aux fenêtres. Enervées les forces de l’ordre tentaient, lors de leurs incessantes rondes, de disperser les petits attroupements. Mais il est impossible de prévenir une émeute, non seulement attendue depuis longtemps mais désirée par tout le monde. Et celle du 20 juin n’est en rien comparable à un orage dans un ciel sans nuages, c’est l’explosion d’un malaise parfaitement connu des autorités et l’accomplissement d’une promesse parfaitement consciente des intéressés.
Le peuple de Casablanca sait instinctivement qu’il ne peut pas bouger impunément. L’émeute de décembre 1952 contre les Français a fait plusieurs centaines de morts, et celle de mars 1965 contre la politique scolaire de Hassan II (un millier de victimes) lui ont appris que ses ennemis sont intraitables avec lui. D’où la méfiance et l’expectative des adultes en cette journée. Mais leurs enfants, qui n’ont pas la mémoire de leurs parents, ont décidé de faire de cette grève une occasion pour proclamer au monde entier ce que pense la masse non pensante du Maroc, et montrer a contrario ce qu’est réellement le régime qui l’affame et l’étouffe. Sous l’œil bienveillant de leurs aînés et les youyous de leurs mères, des milliers d’adolescents se sont donc rendus maîtres de leurs rues, durant plusieurs heures. Ils ont lapidé et chassé les forces de l’ordre qui sont allées encercler les quartiers afin d’empêcher tout débordement sur le centre ville. Puis ils ont incendié des dizaines de voitures, seul signe apparent de richesse dans les quartiers pauvres ; pillé quelques magasins et pharmacies ; mais systématiquement saccagé toutes les succursales de banques auxquelles ils ont accès et attaqué les postes de police non protégés. Ces jeunes savaient donc que l’argent et le pouvoir sont les principaux responsables de leurs malheurs, et ce savoir ils l’ont exprimé la torche à la main. L’atmosphère était plutôt à la fête et les slogans criés visaient pour la plupart la personne du roi, traité de « maquereau des Saoudiens », et autres joyeusetés irrévérencieuses. On a même entendu : « A bas la monarchie ! Vive la République ! ». Un jour, on saura peut-être tout ce qui s’est dit et s’est fait en cette belle après-midi du 20 juin 1981, mais on sait d’ores et déjà que quelques heures de vacances du pouvoir étatique ont suffi aux jeunes émeutiers de Casablanca pour bouleverser tous les calculs politiques du Pouvoir et de ses serviteurs, mais aussi de l’opposition.
Cette émeute, comme celle du Caire (1er janvier 1977) et celle de Tunis (26 janvier 1978) n’a été inspirée ni par les socialistes, ni par les gauchistes, ni par les islamistes. Seule la masse anonyme des lycéens et des chômeurs en a pris l’initiative et entrepris l’exécution. La lamentable tentative gouvernementale de rendre la C.D.T. et l’U.S.F.P. responsables de ce qui s’est passé exprime en fait le désarroi des responsables de l’ordre devant le réveil des « sujets de Sa Majesté, les « ouailles » du « commandeur des Croyants » (Ra’aya amir-al-mu’minin). Ils préfèrent de fait avoir affaire à des adversaires bien connus d’eux qu’à une foule déchaînée et sans chefs, ce monstre qui a toujours fait trembler les pouvoirs étatiques et les classes possédantes. Cette foule-là, il faut la mitrailler, l’entretuer, la torturer, l’enfermer et rien de plus ; l’explication politique, elle, se fait avec ceux que le pouvoir choisira lui-même comme les dirigeants de la subversion. L’enjeu est de taille. Pour la monarchie, en aucune manière la masse des esclaves soumis ne doit accéder à la parole. Là où elle met le pied dans les quartiers populaires, elle doit rencontrer que les nuques de ces animaux politiques créés pour être dévorés et obéissants. Ce dévouement et cette obéissance sont la garantie de la pérennité d’un système produit par des siècles de barbarie, et « civilisé » par quelques décennies de colonisation, et dont le principe est une organisation sociale dépouillée de toute humanité.
« L’Etat, proclame péremptoirement l’ex-syndicaliste devenu premier ministre Maati Bouabid, frappera d’une main de fer pour sauvegarder la sécurité et la propriété d’autrui … ».
Autrui ici signifie la classe des propriétaires qui a troqué sa dignité et sa liberté contre la liberté de piller et d’exploiter. Et si justement la sécurité de quelques-uns signifie l’insécurité endémique de l’écrasante majorité, et leur propriété la paupérisation absolue de tous ? Alors c’est la guerre sociale ; et la journée du 20 juin n’a été que la proclamation bruyante et sanglante de ce qui existait à l’état latent. Le pouvoir, seul, était conscient de mener cette guerre. Ceux qui la subissaient ou la faisaient inconsciemment, recevaient des coups sans trop comprendre pourquoi. Or il suffit de regarder en arrière pour s’apercevoir que, depuis le prétendu « processus de démocratisation », le pouvoir a minutieusement dosé ses concessions et quasi-scientifiquement organisé sa répression de telle façon qu’aucune force de celles qui ont accepté de « jouer le jeu de la démocratie » (c’est l’expression consacrée au Maroc !) ne puisse dépasser les limites qu’il lui trace. Mais la condition sine qua non de ce drôle de statu quo et de ce jeu bizarre, est que la masse des « sujets fidèles » reste en dehors de la compétition, étrangère à la démocratie comme sa propre vie lui est totalement étrangère, et qu’elle se contente de moisir dans ses quartiers insalubres en priant pour des jours meilleurs.
Maintenant tout a changé.
Le Sahara, autour duquel le Palais a réussi, un moment, à faire un semblant d’unanimité, est devenu après cinq ans de guerre fort coûteuse, une plaie dont il faut au plus vite se débarrasser. Nous pensons que l’U.S.F.P. a eu tort de choisir ce cheval de bataille pour affronter la monarchie. Rares seront ceux qui la suivront sur ce terrain. Justement, parce qu’elle s’est proclamée dès sa naissance Union des Forces Populaires, elle ne peut être le parti de l’intégrité territoriale, mais celui de la désintégration sociale. Et c’est seulement sur ce terrain qu’elle peut vaincre. Le pouvoir, en tout cas, la traite toujours en tant que telle. Alors qu’elle ose donc paraître ce qu’elle est. Certes, la peur est un facteur important dans la politique, mais on se trompe lourdement si l’on croit que la peur constitue une protection, de même que le pouvoir se trompe dangereusement en croyant qu’il peut obtenir ce qu’il veut en provoquant la peur. Il nous semble que rien d’important ne se fera au Maroc sans la base militante de l’U.S.F.P., mais maintenant que ses dirigeants eux-mêmes ont rejoint les deux mille émeutiers qui croupissent dans les geôles chérifiennes, la voie est claire.
L’émeute est toujours le fait de ceux que le système social en vigueur condamne au silence, après les avoir exclus de ses rouages vitaux. Les sociétés antiques avaient au moins le mérite de nourrir leur plèbe ; les sociétés sous-développées du XXe siècle sont condamnées à produire une masse plébéienne de plus en plus prolifique et à la mitrailler périodiquement. L’existence d’une telle masse est la preuve permanente de l’inhumanité de ces sociétés. Les bourgeois de ces pays n’ont besoin que d’un certain nombre d’esclaves, et les propriétaires d’esclaves n’ont pas besoin d’être libres. Pour rester les maîtres de la propriété, ils doivent d’abord accepter d’être les valets de l’Etat, leur Etat. Le silence totalitaire est la loi qui gouverne tout le monde. Personne ne peut ni ne doit dire ce qu’il veut : ni les esclaves qu’ils veulent devenir des hommes libres, ni les maîtres qu’ils n’ont pas besoin d’hommes pour subsister : Muta pecora, prona et ventri obedientia (Des troupeaux muets, dociles, esclaves de leur ventre). Voilà pourquoi chaque tentative de « démocratisation » finit par une émeute qui rappelle à ceux qui feignent de l’oublier que pour ce genre d’organisation sociale, la brutalité est une nécessité et l’humanité une impossibilité. Une situation brutale et inhumaine, ne peut se maintenir que par la brutalité et l’inhumanité. L’émeute est à la fois la manifestation de cette brutalité et la protestation contre l’inhumanité ; l’acte par lequel les exclus de la communauté inhumaine exigent la reconstruction de la communauté humaine. Qu’est-ce que le pillage, cette négation en actes du principe de la propriété privée et ce fidèle compagnon de toutes les émeutes, sinon un désir profond d’une société sans propriété, une forme élémentaire de communisme ?
La bourgeoisie européenne a affronté, durant plus d’un siècle le terrible problème du paupérisme qui ne cessait d’ébranler sa puissance économique et son pouvoir politique. Outre sa police et son armée, elle a mobilisé ses penseurs, ses philanthropes, ses curés et tous ses économistes en vue de le résoudre. On peut dire maintenant qu’elle y est parvenue. Les classes propriétaires du Tiers-Monde, elles, n’ont que les armes de l’Etat : autant dire rien, vue l’immensité du problème.
Pour en revenir au Maroc, après la violence sans phrases des mokhaznis et autres tueurs, les hommes au pouvoir sont venus faire des phrases pour expliquer à ceux qui ont fait l’émeute qu’ils étaient manipulés de l’étranger, que les insurgés n’étaient pas des Casablancais, mais des immigrés de la campagne, et que le peuple marocain est plus que jamais attaché à son Roi. Si le mensonge est une chose ordinaire pour un ministre, l’inconscience mitigée de terreur, manifestée par les représentants des classes possédantes en dit long sur la déchéance de celles-ci. En dénonçant l’anarchie, la « fawda » (la sédition) qui est selon le Coran – « plus grave que l’assassinat » -, ou le « complot » tramé par le syndicat socialiste, ils n’ont fait qu’exprimer leur peur et nullement affirmer leur puissance. Dans son insolente « autocritique », le Roi a promis de remédier au mal de l’exode rural. De fait le mal est fait, et il faudrait une solution « cambodgienne » pour empêcher les « classes dangereuses » de Casablanca de se soulever une deuxième, troisième ou dixième fois. Ce mal c’est toute l’organisation de la société marocaine et son Etat, et celui-ci est congénitalement incapable de comprendre et a fortiori de résoudre la question sociale. Tout au plus peut-il la ramener à sa dimension administrative, la seule qu’il connaisse et reconnaisse.
L’Etat et ceux qu’il protège voient bien les maux sociaux, mais ils voient toujours leur origine soit dans la Volonté de Dieu (toujours bonne pour les autres), soit dans les déficiences de l’administration, soit enfin dans la mauvaise volonté des pauvres qui quittent leur campagne et viennent encombrer les villes, au lieu de mourir discrètement dans leur douar. Le remède qui s’impose alors, et qui cette fois ignore la volonté divine, est celui de punir les indigents et de réformer l’administration. C’est maintenant chose faite après la condamnation de plus de deux mille personnes et la division de la région de Casablanca en cinq préfectures. Le monologue autistique de l’Etat vient ainsi confirmer le règne sans partage du Makhzen. Quant à la société civile, elle devra résoudre elle-même ses contradictions, et cette solution sera en même temps son acte de naissance.
(1) Sucre, beurre, lait, huile, semoule (et tous les produits dérivés).

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