Article signé G. V. paru dans Sous le drapeau du socialisme, n° 108-109, novembre-décembre 1988

Après huit années de guerre de libération contre la France, après les énormes sacrifices consentis à la cause de son indépendance (un million de morts), tous les révolutionnaires de la planète espéraient que, malgré toutes les difficultés qui s’accumuleraient sur son chemin, le peuple algérien, en 1962, parviendrait à reconstruire son pays sur la base du socialisme. C’est-à-dire à travers une démarche politique consciente, de transition du capitalisme au socialisme, prenant en compte correctement l’état de la situation économique pour s’engager dans le développement de ses forces productives par l’autogestion sociale généralisée, la démocratie politique de masse.
Ce ne fut pas le cas. La combinaison d’une série de facteurs l’empêcha. La destruction d’une grande partie de l’infrastructure économique, industrielle, agricole et commerciale, les limites nationales, mais surtout l’inadéquation du FLN aux tâches historiques que sa victoire lui imposait.
Outil de guerre, le FLN se révéla un appareil bureaucratique incapable de supporter le pluripartisme et même d’organiser une véritable vie démocratique en son sein. L’Etat algérien indépendant fut créé sur ce modèle, concentrant tous les pouvoirs, brisant toutes les structures autonomes, réduisant le syndicat (l’UGTA) en un rouage de l’Etat, faisant régner l’unanimisme dans la société algérienne. Le dynamisme révolutionnaire des masses, l’élan de l’indépendance, encore vivants au sein du pouvoir bonapartiste de Ben Bella, permirent de franchir quelques étapes historiques marquantes : la transformation des « biens vacants » (ceux abandonnés par les colons) en secteur autogéré (1), la Charte d’Alger, les décrets de mars, l’aide aux mouvements révolutionnaires du tiers monde, jusqu’au coup d’Etat du 19 juin 1965 contre Ahmed Ben Bella, qui scella réellement la période révolutionnaire.
Dès lors l’Algérie tomba totalement entre les mains de la bureaucratie du FLN et succomba à l’appétit grandissant de sa bourgeoisie à laquelle les affairistes sortis des rangs mêmes du FLN donnèrent une assurance de plus en plus grande. L’armée (ALN puis ANP) se vit reconnaître totalement la réalité du pouvoir et l’assura, se répartissant les places et les prébendes, désignant ses hommes liges dans l’administration et à la tête du FLN, parti unique. Le mouvement social et l’expression des déshérités furent exclus. La fameuse et sinistre SM (Sécurité militaire) devint toute puissante et tissa soigneusement la toile des complots qu’elle utilisera pour enserrer la société et contrôler autant que faire se peut les oppositions. L’expression démocratique, de quelque opposition que ce soit, étant réprimée, les mosquées croîtront pour recueillir le mécontentement populaire.
Ce système a réussi à fonctionner durant quinze ans sous Boumediène et quelques années de plus sous Chadli grâce à la rente pétrolière. Cette dernière a masqué l’échec de l’industrialisation engagée par les élites technocratiques de la Sonatrach, inspirée par la théorie des « industries industrialisantes ». L’agriculture, qui aurait dû être la base d’appui d’une économie saine, a été laissée pour compte. Sa place dans le PIB est passée de 16,8 % en 1965 à 8 % en 1985. L’Algérie en est arrivée à importer plus des deux tiers de ses besoins alimentaires. Les revenus de son commerce sont assurés à 95 % par les hydrocarbures.
Ainsi, quand la conjoncture internationale se retourne, les recettes pétrolières fondent (7,65 milliards de dollars en 1986 au lieu de 12,7 milliards en 1985), privant l’Algérie de 40 % de ses revenus. La dette extérieure atteint 21 milliards de dollars, mais le FMI soutient le régime algérien réputé pour sa « bonne gestion » et sa modération en matière « anti-impérialiste ». Les Américains pensent de plus en plus qu’avec la réputation acquise dans sa lutte pour l’indépendance, maintenant qu’elle a tourné le dos à la révolution, l’Algérie est la carte à jouer sur le front arabe et africain. Le FMI propose encore 2 milliards, que les « bons gestionnaires » auront à cœur de refuser. Conclusion : le pouvoir taille dans ses importations alimentaires qui sont réduites de 1985 à 1987 de 40 % ! Les dépenses budgétaires sont amputées du quart. la croissance tombe à 2,9 % alors que la courbe démographique atteint 3,1 % par an. Le chômage touche 20 % de la population active. L’Algérie connait un phénomène de littoralisation, et les inégalités sociales – à côté de la plus grande misère, on recense 2 000 milliardaires – se doublent d’inégalités dans la répartition géographique.
Avec la fin des subventions alibis de l’Etat bureaucratico-bourgeois, la pénurie s’installe et le marché noir prolifère. On ne trouve plus de beurre, l’eau devient une denrée rare, l’hygiène et la santé sont frappées, les conditions d’habitation sont épouvantables, les transports en commun rares et surchargés.
Le pouvoir navigue à vue. Le secteur privé devient la panacée économique, et le régime adopte une série de lois qui lui sont favorables. Le ministère du plan est supprimé en 1987 et les chambres de commerce remises à l’honneur. On vend les terres des domaines d’Etat. La classe ouvrière, les salariés du secteur public sont touchés, on dégraisse et c’est par centaines de milliers que les emplois sont liquidés. Misère, pénurie, chômage, inflation, marché noir, bakchichs : la dictature de l’armée est devenue insupportable.
Quand les masses descendent dans la rue, le 5 octobre 1988, une série de grèves avaient précédé le mouvement. D’abord à Rouiba, à l’est d’Alger, à la Société nationale des véhicules industriels, et dans les PTT. L’idée d’une grève générale est dans l’air. Comme au Caire et dans d’autres capitales, quand les masses se soulèvent, les jeunes et les enfants aux yeux enfiévrés par la faim, connaissent leurs ennemis de classe. Ils se jettent sur les symboles haïs du pouvoir : les boîtes de nuit, les boutiques de luxe, les magasins d’Etat réservés aux privilégiés, les sièges du parti unique, les ministères du commerce, de la jeunesse et des sports … Des jeunes et même des enfants qui ne sont en rien fanatisés, comme pourrait le prétendre la propagande occidentale des amis de Chadli. Simplement ce sont eux qui tous les jours courent les rues à la recherche de la nourriture et de l’eau pour la famille, et qui contemplent le spectacle de cette société scandaleusement inégalitaire.
La répression sera à la hauteur du mépris, de la peur et de la haine que le régime a de son peuple : un millier de victimes au moins, fauchés à la mitrailleuse et même au canon. La fracture est totale. Interrogé par les radios sur ce qui se passe en Algérie, un voyageur dira naturellement : « C’est d’un côté l’armée, de l’autre le peuple ». Un autre : « C’est une révolution ».
Le pays s’embrase. Alger, Oran, Annaba, Blida, toutes les villes sont touchées. Les manifestations se répéteront pendant plusieurs jours malgré la dureté de la répression. Leurs revendications sont claires : contre la misère, contre la corruption, et pour la démocratie. Les masses, selon les règles de la lutte des classes, ont spontanément réagit avec leurs armes : la grève et les manifestations de rue. Nul ne peut prétendre les avoir organisées. L’absence organique des différentes oppositions politiques de l’exil fut remarquée. Cependant le travail de propagande constant en faveur de l’établissement d’un régime démocratique, et entre autres le rôle joué par El Badil, n’a pas été vain. On entendit ainsi à certains moments le cri de «Yahia Ben Bella ».
Au sein du régime certaines forces se sont exprimées. En premier lieu le PAGS (parti de l’avant-garde socialiste, nom local du parti communiste), mais conformément à son orientation de pression interne qu’il exerce à travers le contrôle de bases syndicales et dans les milieux de la petite bourgeoisie éclairée. Sa pression, conjuguée à celle des petits et moyens apparatchiks du FLN qui tenaient à conserver leurs pouvoirs et leurs privilèges face à la montée du secteur privé, n’avait et n’a toujours comme seul objectif que le partage d’influence dans les structures étatiques. Le PAGS n’affiche aucune volonté de transformation sociale révolutionnaire, et son ambition se limite au rôle de défenseur des acquis structurels et des intérêts immédiats des couches salariées. D’où la difficulté de l’entraîner dans un front uni de l’opposition pour la conquête de revendications démocratiques et sociales. En cela il fait également le jeu du pouvoir militaro-bureaucratique dans le nouveau contexte.
De même ceux qu’on appelle rapidement les « intégristes » n’ont à aucun moment contrôlé l’insurrection. Ils s’y mêlèrent indistinctement comme des dizaines de milliers d’autres. Cependant il faut noter que Chadli reçut le cheikh [Ali Benhadj] et qu’ensuite, les principaux responsables des mosquées d’Alger s’évertuèrent à canaliser leurs fidèles et à éviter les affrontements. Cette entrevue et l’accord qui en découla montre quelles complicités peuvent maintenant se créer.
La puissance des manifestations souligna les divisions qui préexistaient au sein du pouvoir, face au recours tous azimuts au secteur privé. Le FLN devient une ombre. Des cadres de l’armée envisagent différentes hypothèses, dont la démission de Chadli. Mais, limitées au sérail, ces divergences n’ont guère de conséquence, car personne ne songe un instant à en appeler à la société civile. Seuls des jeunes officiers et des soldats montrent leurs désaccords à tirer sur la foule.
Pour reprendre les choses en main, Chadli Bendjedid et son équipe, après avoir ordonné le tir à outrance et les massacres, préconisent des réformes et un référendum. Mais il ne s’agit que d’une nouvelle mystification d’un régime qui n’en a jamais été avare : le premier ministre désigné par le président de la république devient « responsable de la conduite des affaires » devant le parlement. Responsabilité formelle en réalité, car s’il peut être en principe censuré par le parlement, le premier ministre doit surtout servir de fusible. S’il refuse les lois ou les amendements votés, il dispose d’un mois pour les renvoyer devant le parlement, qui doit se prononcer alors à la majorité des 2/3. Il lui reste encore la possibilité de la dissoudre.
Quant à la vie démocratique du pays la seule réforme sera la possibilité de présenter des candidats à l’Assemblée en dehors du choix du FLN. Encore faudrait-il qu’il ne dispose plus du monopole politique. Or de pluripartisme il n’en est pas question et le « succès » d’un référendum, en comparaison duquel celui de Pinochet apparaît comme un modèle de démocratie, montre mieux que tout autre exemple l’importance de la répression institutionnalisée. Il faut une dose peu commune de cynisme et de mauvaise foi pour laisser croire que les Algériens pourraient voter à plus de 80 % en faveur d’un pouvoir qui vient d’ordonner le massacre de leurs enfants, et qu’un Kasdi Merbah, ancien chef de la sûreté sous Boumediene, pourrait être l’ombre d’un début de satisfaction des aspirations des manifestants.
Aujourd’hui, la page est tournée. La rupture sanglante entre le pouvoir militaire et son instrument le FLN d’un côté, et le peuple algérien de l’autre, a été consommée. Rien ne sera plus comme avant.
Déjà, sous différentes formes, l’activité autonome des masses s’organise. Toutes sortes d’associations se mettent en place. Cependant il est nécessaire d’imposer immédiatement la liberté de la presse, afin que ces associations, ces différents comités puissent publier leurs propositions, leurs analyses, leurs informations, qu’ils deviennent les vecteurs de la volonté populaire sans songer à s’institutionnaliser interlocuteurs privilégiés d’un pouvoir qui recherchera à se légitimer. Il faut également que le syndicat retrouve son statut indépendant.
Les masses populaires ont parfaitement mis en évidence que la démocratie politique était la question centrale désormais posée. Sans elle, sans le pluripartisme, rien ne changera fondamentalement à Alger. La satisfaction des revendications sociales et culturelles, le socialisme et l’autogestion, sont inséparables de la démocratie, ils en sont synonymes.
En Algérie les exigences des masses ont été clairement définies : arrêt de la répression, solidarité, libération de tous les emprisonnés, Chadli démission ! A bas toutes les institutions de la dictature militaire ! Gouvernement provisoire de l’opposition démocratique pour des élections libres à une Assemblée Constituante !
A cette fin si le front unique de toutes les organisations démocratiques de l’opposition est nécessaire, en l’état de leur situation il est encore plus que d’habitude clair que l’organisation de ce front unique demande la formation à la base de comités pour une Assemblée Constituante.
8 nov. 1988
G.V.
(1) Voir « Le dossier de l’autogestion en Algérie » de notre camarade Michel Raptis (revue Autogestion, No 3, sept 1967, copie disponible sur demande à SDS).

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