Déclaration parue dans Quatrième Internationale, 23e année, n° 24, mars 1965

La mort de Malcolm X, assassiné à un moment qui aurait pu être le début de l’œuvre de sa vraie vie, a été un coup cruel au mouvement d’émancipation aux Etats-Unis et à la cause des opprimés de tous les pays.
Dans la vie politique des Etats-Unis, il résuma tout d’abord la vitesse avec laquelle un courant révolutionnaire peut se développer à partir de débuts apparemment les moins prometteurs. Ce ne fut pas la faute de Malcolm X s’il fut un membre de la jeunesse délinquante des Etats-Unis lorsqu’il devint adulte. Comme d’innombrables autres à qui fut déniée une chance égale et qui ne connaissaient rien de mieux, il réagit d’une façon primitive. Qu’il ait pu émerger d’un tel fond pour devenir une des figures radicales les plus remarquables en quelques brèves années témoigne beaucoup sur le rythme de la politique américaine et la vitesse avec laquelle des tendances révolutionnaires peuvent se développer, une fois qu’elles apparaissent, dans le cœur politiquement arriéré du système capitaliste mondial.
Le rôle du mouvement des Black Muslim dans le développement de Malcolm X est à noter. Sa rupture avec le christianisme a été progressive ; le mouvement des Black Muslim l’aida, comme il aida bien d’autres, à acquérir le respect de soi-même, à trouver le sentiment de sa personnalité, à parvenir à la dignité humaine. Le côté négatif du mouvement des Black Muslim – sa tendance à se retirer sur la touche, à s’abstenir de participer aux grandes luttes civiques et politiques de notre époque, à refuser de collaborer avec d’autres forces par la recherche de buts communs, à rejeter la science, à établir une bureaucratie et à se congeler dans un moule conservateur – ne s’avéra pas être une barrière insurmontable au développement ultérieur de Malcolm X. Son cas ne fut pas exceptionnel ; il indiqua la voie d’un courant qui peut devenir de grande importance dans un temps relativement court.
Malcolm X témoigna surtout de la combativité inhérente aux masses laborieuses américaines. Bien que son propre mouvement ne soit pas, à présent, de dimension comparable au mouvement de « non-violence » dirigé par des figures telles que le Révérend Martin Luther King, il est beaucoup plus typiquement américain. Le gandhisme est un produit exotique aux Etats-Unis et n’est pas destiné à se trouver au centre de la scène pendant longtemps. La tendance militante représentée par Malcolm X est certaine de venir au premier plan. La raison en est suffisamment claire. Un extraordinaire modèle de violence aux Etats-Unis provient des méthodes depuis longtemps traditionnelles de la classe capitaliste dirigeante et de ses alliés bourbons du sud. Les ouvriers américains ont été si bien élevés dans ce domaine que pour eux c’est un réflexe d’y répondre par des mesures défensives appropriées. Aucun d’entre eux ne peut être longtemps freiné par des sermons sur la vertu qu’il y a à manifester une longanimité timide et à présenter de façon répétée l’autre joue.
La nécessité de mesures défensives adéquates pour répondre à la violence meurtrière des racistes fut le point central atteint par la pensée de Malcolm X ; il la propagea avec une compréhension grandissante de sa signification et de ses prolongements. Il exprima ainsi un principe fondamental sur lequel repose la classe ouvrière américaine, et il faut voir en lui un des pionniers de son développement sur une vaste échelle dans la lutte de classe aux Etat-Unis. S’il avait vécu, il serait certainement devenu un des leaders dans l’organisation de cette méthode de protection et de progression du mouvement d’émancipation.
En tant que défenseur et tribun du peuple noir qu’il chercha à élever à un niveau supérieur de conscience, Malcolm X eut à tenir tête jour après jour au monde des oppresseurs blancs. A ce sujet, le développement de sa pensée fut particulièrement marquante. Il distingua la « structure du pouvoir » chez les blancs comme la principale source du mal. Vers la fin il distingua un nouveau facteur très important, la structure « capitaliste » du pouvoir.
Il eut ainsi à faire face à un problème-clé. Si la structure capitaliste blanche doit céder la place pour qu’un monde meilleur soit créé, par quoi doit-elle être remplacée ?
La pensée de Malcolm X se tourna vers le socialisme. Jusqu’où serait-elle allé, on ne peut évidemment pas le dire. Il fut assassiné avant que cette phase de son développement ait été complétée. Mais ce tournant fut parfaitement logique. Tout d’abord, c’est une tendance inhérente à la structure de classe même des Etats-Unis. Il n’est pas difficile pour les ouvriers américains, lorsqu’ils commencent à penser politiquement, de venir presque directement à des conclusions socialistes. En outre, en dépit des années de McCarthysme et de prospérité, un courant socialiste autochtone, dont les origines remontent à Debs et même avant lui, subsiste pas loin de la surface. Deuxièmement, l’existence de l’Union soviétique, de la Chine et d’autres Etats ouvriers exerce son influence en dépit des torrents de haine déversés contre eux et en dépit des défauts et maux réels observables dans ces pays. La révolution cubaine en particulier, par sa parfaite destruction de la discrimination, a exercé une influence sur ces couches laborieuses des Etats-Unis qui sont les plus directement victimes du racisme et de tout ce qui est lié à lui. Troisièmement, la forte tendance parmi les nouveaux Etats africains à s’orienter dans une direction socialistes et à parler du socialisme a eu une répercussion croissante chez les Noirs des Etats-Unis.
Toutes ces choses attirèrent et stimulèrent l’esprit de Malcolm X. En cela aussi, il résuma une tendance chez les masses travailleuses des Etats-Unis, notamment chez les Noirs, qui est devenue visiblement plus forte, parallèlement à la montée de la lutte pour les droits civiques et du mouvement Freedom Now.
Il faut encore mentionner une autre influence sur Malcolm X, à savoir le travail patient et persistant des disciples américains de Léon Trotsky organises dans le Socialist Workers Party. Leur contribution a la lutte des Noirs pour l’égalité découla directement des aperçus théoriques fournis par Léon Trotsky, élaborés des décennies durant à la lumière des leçons apprises au cours de la lutte même. Leur théorie tenait pour possible le développement d’un mouvement tel que celui des Black Muslim longtemps avant que celui-ci n’apparaisse. Lorsqu’il se présenta sur la scène, ils furent capables de le reconnaître, de voir ses cotes positifs et quelques-unes des possibilités d’un développement ultérieur. Ils devinrent une des premières forces dans le pays à se prononcer pour une vigoureuse défense de ce mouvement très persécuté et très incompris.
Ceci fut noté, particulièrement par Malcolm X. Son appréciation du Socialist Workers Party et de l’organe trotskyste américain, The Militant, est un fait reconnu. Et ceci représente le progrès énorme qu’il fit, à partir d’une réaction empirique, presque instinctive, aux divers aspects méprisables de la société de classe américaine, jusqu’à une connaissance théorique cohérente de celle-ci dans son ensemble. A Malcolm X, le mouvement trotskyste américain représentait les traits les plus attrayants de la pensée et de l’action socialiste.
Cette tendance dans la pensée de Malcolm X fut soulignée par son appréciation grandissante de l’aspect international de la féroce lutte quotidienne dans laquelle il était engagé. Comme on pouvait le prévoir, cette appréciation découla primordialement du chaînon afro-américain. Derrière la vision d’une patrie africaine attrayante qui est largement répandue chez les Noirs des Etats-Unis, se trouve quelque chose de réel – le besoin d’une solidarité, d’un soutien international dans leur lutte pour une citoyenneté à part entière au sein des Etats-Unis. Les progrès énormes de la révolution coloniale sur tout le continent africain, dramatisés notamment par la victoire en Algérie, ont remué, encouragé et inspiré le peuple noir dans son ensemble aux Etats-Unis. C’est une des sources de la croissance de son militantisme et de l’énergie grandissante qu’il apporte dans sa participation au mouvement pour les droits civiques.
Malcolm X le ressentit de la façon la plus intime et se mit à développer consciemment des liens avec la révolution africaine, accomplissant un long voyage pour le faire. Cherchant en Afrique une aide pour le mouvement noir aux Etats-Unis, il eut à expliquer ce mouvement et ses buts à ceux qui étaient ses alliés naturels politiquement les plus avancés. Dans ce processus, lui-même développa sa compréhension. Pendant ce voyage il apprit une vérité profonde, à savoir que les nécessités générales d’une lutte révolutionnaire transcendent réellement la couleur, que les opprimés noirs et blancs ont quelque chose de commun, à la fois dans l’ennemi qu’ils affrontent et dans les buts qu’ils recherchent. Pour mener la lutte la plus effective, ils doivent unir et mettre en commun leurs ressources et leurs efforts.
Mais un tel internationalisme pratique, si limité qu’en aient pu être pour le moment ses projets spécifiques, doit être reconnu comme étant étroitement relié à la perspective socialiste générale. Par cette autre voie, Malcolm X arrivait au socialisme révolutionnaire quand il fut abattu.
De nombreuses forces réactionnaires avaient évidemment intérêt à imposer silence à la voix de Malcolm X. Il savait qu’il était un homme marqué. Plusieurs tentatives avaient été faites contre sa vie. Malcolm X avait atteint une telle fermeté de caractère qu’il s’éleva au-dessus de toute peur ou accablement qu’il ait pu ressentir. Sa première préoccupation était le sort qui pouvait arriver à sa famille. Publiquement il maintint jusqu’à la fin l’image qui exprima le mieux son être intérieur, celle du défenseur combatif, éloquent, d’une juste cause. Il avait à peine commencé à parler devant un nouveau public à New York lorsque les assassins le frappèrent.
Qui était derrière les misérables instruments ? Malcolm X pensait qu’un complot était dirigé au sein des Black Muslim dont il s’était séparé. Mais il y avait d’autres forces, plus sinistres, intéressées à débarrasser le chemin de cet « agitateur et fauteur de troubles ». Il n’est pas exclu que des provocateurs étaient à l’œuvre. Quelques heures après la mort de Malcolm X, une énorme campagne orchestrée se développait dans la presse, à la radio et à la télévision, s’efforçant d’aiguiser les différences entre l’Organisation de l’Unité afro-américaine dirigée par Malcolm X et les Black Muslim dont il s’était séparé. Une mosquée à Harlem fut brûlée …
Si les ennemis des deux groupes espéraient assister à une guerre fratricide, comme celles qui ont entraîné des mouvements semblables dans d’autres pays et suscité un préjudice mortel, ils ont été désappointés par la position prise par James Shabazz, le secrétaire personnel de Malcolm X. Dans une interview accordée au Militant, il repoussa les allégations selon lesquelles les partisans de Malcolm X cherchaient à venger la mort de leur leader. Au contraire, il fit appel aux Afro-Américains et aux autres peuples d’origine africaine à s’unir et à serrer les rangs contre l’ennemi commun. C’est une position absolument correcte, une position soutenue par Malcolm X lui-même comme le prouve l’enregistrement d’un discours qu’il prononça peu avant d’être assassiné.
La mort de Malcolm X, comme celle de Patrice Lumumba, est une perte énorme pour son propre peuple et pour tout le mouvement socialiste international. Il est clair que son développement n’avait rien de purement personnel, bien qu’il fut hâté et rendu plus facile en raison de son grand talent et de sa disposition courageuse à reconnaître rapidement les limitations de ses propres vues lorsqu’il voyait les choses plus clairement et plus profondément. Le développement de Malcolm X préfigure le développement de millions d’hommes aux Etats-Unis coulés dans le même moule. La prochaine révolution américaine se souviendra de lui non seulement comme d’un martyr mais aussi comme d’un pionnier.
12 mars 1965.
LE SECRETARIAT UNIFIE DE LA IVe INTERNATIONALE.

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