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Robert Ghnassia : La civilisation envahit la Chine

Article de Robert Ghnassia paru dans Non !, organe central des Jeunesses socialistes d’Algérie, deuxième année, n° 5, mars 1933 et n° 6, avril 1933

C’est avec de gracieux euphémismes, de discrètes formules que la presse nous entretient, comme ça, de temps en temps, de quelque chose de louche, de quelque chose qui n’irait pas, là-bas, en Mandchourie. Opérations militaires. Expéditions punitives, qu’ils écrivent, les journaux. Que de précautions, que de pharisaïques expressions ! Ce qu’elle veut la Presse, cette vache, c’est chloroformer l’opinion, lui expliquer, comme ca, que ça n’est pas grave du tout … et puisqu’on doit s’en foute, nous, de ces histoires chinoises. C’est un règlement de compte. Histoire de faire pénétrer la Civilisation chez les barbares de la Chine. Avec ce que dégueulent les canons civilisés et les avions du progrès. Une histoire qui n’intéresse pas la France. A peine quelques Français …

Mais tout ca, c’est des menteries. Les journalistes savent bien, eux, comment ça s’appelle le canon qui hurle, le sang et la boue mélangés, les inénarrables tortures de millions d’humains qui se mêlent aux sourires épanouis des actionnaires de la lourde industrie. Seulement, le mot qui désigne en bloc tout ca, le peuple lui, en a marre. Il ne veut plus en entendre parler. Ça lui donne des nausées, au peuple. Alors, les journalistes, voilà, ils l’ont tous ensemble oublié, le mot qui fait pas plaisir aux lecteurs.

Bande de flaougnards, que je leur crie : souvenez-vous un peu, merdeux ! C’est la guerre que ça s’appelle !…

Oui, il y a la guerre en Extrême-Orient. Une guerre monstrueuse, aussi atroce, aussi inhumaine, aussi régénératrice, quoi ! – que toutes les guerres. Avec, de plus tout l’éblouissant cortège de raffinements que la Civilisation, le Progrès, la Science ont en collaboration intime, mis au service du Meurtre-Légal. Une grande guerre, comme tous les grands peuples, dignes de ce nom se doivent d’en avoir une. Une guerre aussi « purificatrice » que celle qui nous a visités. Avec une différence. La viande là-bas est standarisée. De la viande jaune, que c’est.

De mauvaises langues ajoutent que le sang chinois a autant de plasma, de leucocytes, d’hématies que le nôtre – la même couleur – qu’il coule a-t-on l’audace d’ajouter dans une tuyauterie identique à la nôtre. Que ce sont des hommes comme nous qu’on assassine en masse ! !… Pas possible !

Alors, c’est une guerre, une vraie. De quoi réchauffer les cœurs de nos super-patriotes absolument glacés par 14 ans de répit.

Qu’est-ce que tu attends, Daudet … en avant, lance tes bandes dans la fournaise. Le Droit et la Civilisation qu’on menace, en Extrême-Orient. Qu’on aille les démolir, ces Chinois de chien, qui ont la prétention de vouloir vivre en Paix.

Inespérée qu’elle est, l’occasion, Maurras ! La voilà, la Régénératrice, la Purificatrice ! De quoi réveiller un peu le patriotisme de la nouvelle génération qui semble piqué par la mouche Tsé-tsé.

De la gloire, qu’ils en sont déjà, dégoûtés les Chinois. Ils préfèrent vivre. De vrais anarchistes, ces Chinois, que je te dis. Lance un appel, Maurras.

« Patriotes de tous les pays, au secours de la Civilisation qui agonise en Extrême-Orient ».

Pour la Patrie (mettons n° 3) contre des hommes qui se foutent de la Patrie (Chinois) pour l’honneur, le triomphe du Droit, pour la défense du sol sacré, contre, l’ennemi héréditaire, en avant soldats de la Patrie n° 3 … Faites de la viande chinoise une bouillie immonde, détruisez leurs merveilles qui ne sont que des merdes, foutez en miettes, leurs monuments artistiques, historiques. Le monde civilisé est avec vous. Vous défendez la plus noble des causes. Vous luttez pour la Civilisation … En avant, en avant ….

Voilà ce qu’ils n’écrivent pas, les cochons qui nous renseignent.

Ils ont une excuse, qu’ils chantent.

Pour vivre, quand on écrit, comme ça qu’ils disent, on nous enfonce d’abord un gros filtre dans la cervelle qui ne laisse échapper que des réflexions bien tièdes, très douces. Et un gros cadenas sur le bec. Et puis, après, on nous lâche. Alors !…


La guerre sino-japonaise : un brusque sursaut du jeune impérialisme nippon. Il est né, l’impérialisme nippon. Preuve de civilisation. Il annonce sa venue au monde. De façon moderne. A coups de canons. Et puis il est même très fort qu’on raconte. Paraît qu’il aurait déjà dit merde à la Société des Nations.

Mais elle est sourde leur S.D.N. Elle n’entend ni « merde » ni les canons.

Un peu d’histoire. De cette histoire que Valéry n’aime pas.

Le Japon. Son rêve de toujours : annexer la Mandchourie. Aussi, quand on a des visées d’hégémonie, comme lui, on possède une puissante armée : « pour assurer sa sécurité ». On est armé jusqu’aux dents, jusqu’à la trachée-artère, pour garantir la défense nationale.

Tous les hommes qui ne sont pas vendus à l’Allemagne savent par cœur qu’un canon français, un oiseau d’acier nippon : ce sont des armes défensives.

Un canon chinois, une mitrailleuse allemande ; engins de mort redoutables, armes offensives.

Eh bien ! avec ses armes inoffensives, le Japon, lui, va réussir à pénétrer en Chine.

Le vieux rêve nippon, l’odieux rêve nippon se concrétise lentement dans le sang. Là-bas aussi, la Civilisation fait des ravages.


Au fond le Japon n’a jamais varié dans sa politique vis-à-vis de la Chine. Seulement jusqu’en 1904, il convoitait seulement la Mandchourie. Il se contentait de la convoiter. La Russie tsariste était là. Et le Japon tremblait de la Russie tsariste.

Et puis un jour la Russie tsariste n’a plus effrayé du tout le Japon. C’est le Japon qui eut raison. Il était le plus fort …

Le traité de Portsmouth, première victoire japonaise en Mandchourie. Au sud des Japonais s’installèrent. La Corée devint une colonie.

Le Japon allait, sur des milliers de cadavres pénétrer lentement en Mandchourie. Le cortège des années nippones, en langage civilisé, ça s’appelle la Civilisation.

Patiemment, inexorablement, la Civilisation donc continue à s’infiltrer sur de nouvelles terres, à gangrener de nouveaux hommes, qui se sauvent devant elle. Les Chinois en la voyant poussent d’intolérables hurlements.

Elle a tout de même une drôle de gueule leur Civilisation, qu’elle effraie à ce point des humains.

Inqualifiables, qu’ils sont, ces Chinois. Ils préfèrent leur barbarie à notre éducation. De loin déjà qu’elle leur fait peur, la Civilisation. Ils vous diront comme ça : les civilisés, c’est nous. Tous les jours on assassine des milliers des nôtres, on incendie nos maisons, on supplicie ceux qui lui résistent, à la Civilisation. Pour rien du tout, ces bâtards de Japonais font de la charpie de nos corps …

Au secours, au secours ….. qu’on appelle …. Vite, au secours on nous assassine …

(Quand un seul individu pousse ces cris, chez nous, vite on accourt, on le délivre, on le sauve souvent. Et puis des colonnes et des colonnes qu’on lui consacre. Partout, qu’il la voit, sa photo … )

Mais, là-bas, les morts sont anonymes. On comprend pas le Chinois, en Europe.

On n’entend pas ces 400 millions de voix, ici. Quand vous serez plus riches, des fois qu’on fera des efforts pour vous écouter, pas vrai ?… Mais, nom de Dieu, pas avant … pas avant ! …

Du sentiment, de la pitié, qu’ils implorent chez nous, les Chinois. La Pitié, bande de braillards, y a longtemps qu’elle nous l’a enlevé, la Civilisation et pour la mettre au rancart, encore. Concession à perpétuité, même.

Naïfs qu’ils sont, ces Chinois. Chez eux, là-bas, ils ont espéré ces pauvres. Ils ont tous, en entendant le canon gronder, laissé leurs regards se pointer vers l’avenir. Il y a un an de cela. La Conférence du Désarmement, qu’ils ont entendu prononcer. Le 2 février 1932. La fin de leur misère, qu’elle devait marquer cette date. L’évanouissement de leurs souffrances, la fin du carnage, des abominables détresses … Le retour de la Paix. Le silence du canon. Oh ! le silence du canon !

Ils l’ont attendu longtemps … Ils l’attendent encore, le silence. Ils ont la nostalgie du silence.

Le 2 février 1932 est passé. Et puis des jours et des jours encore. Alors, comme la Chine flambait et que le canon vomissait toujours sa saleté sur leurs poumons, à ces Chinois, ils ont une idée … Emouvante et puérile. Voilà. Leur délégué, là-bas, à Genève, a dit comme ça aux autres délégués :

« Je vais faire installer un poste qui transmettra jusque-là, avec les bruits insultants du canon, les plaintes des milliers de Chinois qui agonisent … »

Pour ébranler des fois leur pitié, pour émouvoir leur cœur peut-être, qu’il a dû penser, le délégué !

Mais les autres ont rigolé. Pour rigoler, y a pas comme les délégués.

Des enquêtes qu’ils ont promis. Il y en a eu des tas. Et le Japon s’est foutu des enquêtes. C’est pas la guerre, lui, qu’il fait, là-bas, sur le territoire chinois. C’est des opérations militaires. Vous savez pas lire les journaux ; quoi !

Alors de quoi qu’elle se mele la S.D.N. ?

Robert GHNASSIA.

(Lire la fin dans le prochain numéro)


La civilisation envahit la Chine

(suite et fin)

Des épisodes douloureux, en masse, qu’il y en a, dans cette guerre. De quoi souiller l’humanité pour le reste de ses jours. Mais l’humanité, elle, elle s’en fout je crois. Il y a bien longtemps qu’elle est souillée. Jusqu’aux oreilles … Alors un peu plus, un peu moins …

Ce qu’il y a d’absolument infect, dans cette guerre, c’est le silence dont on l’entoure. Parce que les requins coloniaux, croient qu’ils profiteront du « travail japonais » en Mandchourie. Des débouchés nouveaux … Alors ils se taisent. Ils laissent faire, les requins.

Quelques instantanés de la guerre. Les horreurs de Shanghaï par exemple.

Avec les pires prétextes ils ont éventré des femmes. A Chapeï, dès qu’ils eurent occupé, la ville – les décombres calcinés qui en restaient – il fusillèrent, hommes, vieillards, enfants. Les femmes, elles, eurent leur vie prolongée de quelques heures. Grâce au sexe, quoi ! Elles subirent l’étreinte étouffante de leurs bourreaux, Et puis, une fois qu’ils furent rassasiés, les japonais, ils les exécutèrent, les femmes des Chinois assassinés …

Mais d’autres qui se sont régales, qui ont dû la trouver excellente au goût, notre civilisation. Les Chiens. Ils ont bouffé du cadavre. Ça devait convenir à leur goût. Ils en ont fait une énorme consommation, les chiens, des cadavres chinois.

Les chiens et les royalistes approuvent notre Civilisation.


Et maintenant, camarades, du talent, beaucoup de talent que je voudrais avoir. Si c’est avec ça que je pourrais vous décider à agir énergiquement. Mais agir comment, que vous me demandez.

Je sais pas, moi, Par tous les moyens. Rien n’est négligeable, nom de Dieu !

Vous n’avez qu’a ouvrir vos oreilles, écouter. Voila ce qu’ils crient les Chinois condamnés à mort :

« Au secours, au secours, on nous assassine … Parce qu’on a eu confiance en votre S.D.N., cette vache, parce qu’on a cru que c’était vrai qu’elle était hors la loi, la guerre, alors on n’a pas pense a la guerre. Aujourd’hui on nous tue, aujourd’hui on nous assassine … Au secours, au secours !… »

400 millions de voix qui hurlent, comme ça, désespérées !

Laissez maintenant, agir vos consciences, camarades !…. Je sais qu’elles feront quelque chose.

Quant à vous, malheureux Chinois, vieux frères.

Faut pas vous effrayer outre mesure, allez !… C’est rien ça. Une simple visite qu’elle vous rend, la Civilisation ! !

Robert GHNASSIA