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Yadh Ben Achour : Politique, religion et droit dans le monde arabe

Extraits de Yadh Ben Achour, Politique, religion et droit dans le monde arabe, Tunis, Cérès Productions, 1992, p. 26-30.

 

 

Le présupposé du chercheur est que tout est explicable et qu’il n’y a nul mystère dans le monde.  (…) L’étude de la religion constitue donc pour lui, une phénoménologie ordinaire et uniquement cela, dans la mesure où la religion est elle-même un phénomène, humainement et socialement explicable, quand bien même on admettrait qu’elle n’est pas un phénomène purement humain. De la religion, il ne resterait donc que des lectures particulières. Le croyant ne peut adhérer à cette logique des sciences sociales. Admettre le caractère phénoménal de la religion, cela revient à détruire, à nier toute religion, par la négation de son mystère et de sa pure et transcendante révélation. L’application des principes de la science sociale à la religion, constitue aux yeux du croyant, une certaine négation du Dieu créateur, souverain, insondable. (…)

La situation culturelle, politique, économique actuelle du monde arabe fait qu’il est impossible, surtout quand on est un Arabe du monde arabe, de parler de la religion comme phénomène social totalement explicable, de même qu’il est devenu impossible d’en parler philosophiquement comme le ferait un intellectuel dépassant l’esprit de son temps. (…) Cette absence de sérénité ou d’objectivité, cette impossibilité à la fois physique et intellectuelle d’instaurer un débat ouvert, sur Dieu, le Prophète, le Coran, les anges, les compagnons ou même les fondateurs de la connaissance religieuse, comme Bukhari ou Muslim, promus au rang d’Imams irrécusables et de témoins véridiques de la parole sacrée, va évidemment rejaillir sur toute réflexion sur la société, notamment sur son droit.

Le résultat va être que tout discours sur la société, la religion, le droit, suppose au préalable une sorte de discipline minimum du « discourant » ou de « l’écrivant ». Celle qui consiste à mettre en état l’incontestabilité absolue certaines vérités ou certains principes, pour la raison, tenue elle-même pour incontestable, que ces vérités ou ces principes sont incontestables. Le maximum de liberté qu’on puisse alors se permettre face à ces évidences, consiste soit à passer à côté sans remuer, c’est-à-dire à les ignorer, soit à les ramener vers soi par les ruses de l’interprétation, c’est-à-dire par le langage, c’est-à-dire encore par des jeux sur les mots ; soit à recourir le risque de l’excommunication (Ali Abdurrazik, Tahar Haddad…) ou de la mort (Mahmoud Mohamed Taha, exécuté par Numeiry en 1985).

Ce débat est donc quasiment impossible tant lui font défaut deux conditions fondamentales de l’objectivité, celle de l’entente sur les outils d’analyse et les concepts et celle du désintéressement. (…) Quel que soit l’effort de désocialisation de l’intellectuel, la société le jugera d’après ses propres critères, lui refusera le statut de neutralité. Quand il dira lui-même : « Je me suis informé au maximum, j’ai interrogé l’histoire et le présent, j’ai tenté de voir objectivement derrière les textes, au-delà du discours d’historisation, au-delà du discours de codification juridique, j’ai essayé de faire fi de ma propre condition, de mes erreurs premières, d’oublier le monde des amis, des ancêtres, des ennemis… bref, j’ai fait comme si j’étais un extra-terrestre, selon les bons principes de l’entendement, de la raison et de la science », la société lui répondra : « Tu es un mécréant », « Tu trahis la loi de tes pères », « Tu es vendu à l’Occident ». Lorsqu’il prétend avoir porté à son comble le travail de l’intelligence, ses frères lui répondront : « Si l’intelligence était critère, Satan serait la plus sainte créature ». L’analyste sait tout cela. En s’engageant dans une recherche il est condamné d’avance à perdre son innocence, car il sait qu’à son terme, il peut être damné. Il est donc tout à fait naturel, l’intellectuel n’étant pas forcément un héros, que dans ces conditions tout ne soit pas dit, et que le discours de l’intellectuel sur la religion, le droit, la politique soit un discours stratégique tissé de silences, de prudences, d’esquives, donc un discours corrompu.

Et cela montre que c’est en définitive le croyant intégral – je ne dis pas intégriste, ce dernier faisant le saut au militantisme politique – qui mène le jeu. C’est lui qui provoque les craintes des minorités, des modernistes. C’est lui qui entraîne la conscience stratégiste du politicien, c’est lui qui corrompt le discours scientifique. Chacun se détermine en fonction des dangers et des menaces qu’il fait peser sur la société. Le croyant intégriste aidé et soutenu par le croyant intégral fait courir sur le reste de la société un grand frisson de peur, et cela explique cette impossible sérénité, avec son fond de veuleries, de fuites, de démagogie, de flatteries ou complaisances hypocrites, et avec son lot de résistances, d’héroïsme, de sacrifices, de sérénité et de fidéisme rationaliste.

 

 

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