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François : Le salut sous les décombres. Réflexions sur la montée en puissance des islamistes en Algérie

François, Le salut sous les décombres. Réflexions sur la montée en puissance des islamistes en Algérie, août 1990


« Je suis venu pour détourner du troupeau beaucoup de brebis. Il faut que la foule et le troupeau soient irrités contre moi. Zarathoustra veut que les bergers voient en lui un brigand.
J’ai dit : les bergers. Mais eux se nomment les fidèles de la vraie foi. J’ai dit : les bergers. Mais eux se nomment les bons et les justes.
Voyez-les ces bons et ces justes ! Quel est celui qu’ils haïssent le plus ? C’est celui qui brise leurs tables de valeur, le casseur, le criminel.
Or, celui-là, c’est le créateur. »

NIETZSCHE

En partant pour l’Algérie, je me posais des questions très concrètes : qu’est-ce au juste que l’islamisme, quelle est la force de ce mouvement, et à quoi tend-il ? Mais je m’interrogeais aussi et m’interroge toujours sur le rôle historique de la religion comme force d’organisation et de régulation sociale. Car je ne suis pas de ceux qui s’imaginent que Dieu est mort. Dans les pays développés, on s’est contenté de les laisser pourrir dans un coin, et l’on adore le Vide et à Sa place (1). Dans les pays pauvres, on reste fidèle à la Tradition, et l’on est chrétien, musulman, hindouiste, bouddhiste, ou animiste de père en fils. D’un côté comme de l’autre, au Nord comme au Sud, la situation n’est pas brillante ! La religion « se réalise » un peu partout, et elle « se réalise », comme presque (2) toujours, en dressant les peuples les uns contre les autres. Ce qui entrave pour longtemps encore le développement de la lutte et de la conscience révolutionnaire, l’affirmation des individus prolétarisés comme négation de toutes les classes.

L’islam est aujourd’hui la seule grande religion monothéiste « vivante », susceptible encore de se renforcer et de s’étendre. Ce n’est donc pas un hasard si je m’en prends d’abord à celle-ci. Je n’ai aucun scrupule, bien que « Français », à m’attaquer à la foi d’un peuple longtemps et durement colonisé par des cons patriotes – à cette illusion qui constitue le bien le plus précieux des pauvres en Algérie comme dans tout le monde musulman. L’ennemi n’est pas seulement dans mon propre pays, et ne parle pas seulement le novlangue démocratique. Il est partout, et parle toutes les langues de la Terre. Il doit être bien clair cependant que je vomis l’idéologie occidentale sous toutes ses formes, notamment sous sa forme « radicale » parisienne. L’esprit critique n’est pas, malgré les apparences, une exclusivité européenne. Marx et Nietzsche, Sade, Bakounine et Stirner n’appartiennent à personne. Et tous les révoltés qui, dans tous les pays, commencent à s’approprier la puissance de cette pensée peuvent développer une critique révolutionnaire du monde.

La révolution dont je rêve est aussi bien culturelle que matérielle. Elle implique donc à la fois la destruction du système des forces productives (3) et celle de la plus vieille et plus coriace de toutes les idéologies dominantes, à savoir la religion. Il ne s’agit pas pour moi de combattre les croyants (sauf ceux qui dissimulent derrière leur discours sacré de profanes et sordides intérêts de classe) mais seulement les croyances. Durant mon voyage en Algérie, j’ai discuté avec des gens (le plus souvent jeunes et chômeurs) qui sont tous musulmans. Je ne leur ai jamais caché que je suis absolument et définitivement athée. Nos ennemis communs chercheront bien sûr à faire passer mon athéisme pour du racisme et ma haine de Dieu pour une haine des musulmans. A ces ordures, je n’ai qu’une chose à dire : profitez bien, pendant qu’il est encore temps, de la confusion qui règne chez les opprimés et de l’identification des individus à leur aliénation religieuse traditionnelle, parce qu’elle ne durera peut-être pas toujours. Moi, j’écris pour tous ceux qui ne courbent pas l’échine et se servent de leur cerveau. Ceux-là sauront me comprendre, malgré toutes les barrières et tous les écrans que vous mettez entre nous.

LA COMMUNAUTE MUSULMANE

Toute réflexion critique sur l’islamisme en Algérie doit commencer par la reconnaissance de ce fait têtu : l’existence d’une communauté musulmane. J’emploie volontairement ce mot sans guillemets, parce que la puissance d’illusion de la religion y est telle qu’elle supprime dans presque toutes les têtes l’idée de l’antagonisme et de la lutte des classes. Le rôle historique de l’islam, dans cette partie de l’Afrique du nord qu’on nomme, depuis 1830 seulement, Algérie est immense. Il a successivement servi de lien social minimum entre les diverses tribus, arabes ou berbères, nomades ou sédentaires, qui habitaient le pays avant que l’impérialisme français vienne y supplanter l’impérialisme turc, d’idéal national durant l’occupation franchouillarde et la guerre de « libération », et de légitimation de la contestation populaire de l’Etat FLN après l’Indépendance.

L’histoire de l’Afrique du nord ou, comme disent les Arabes, du Maghreb ne commence bien sûr pas avec la conquête arabo-musulmane. Mais c’est effectivement à partir de cette conquête, qui seule s’avérera durable, que la région commence lentement à s’unifier. L’islam n’a pas été accepté alors comme religion du vainqueur (les nombreuses révoltes berbères des premiers siècles de l’ère islamique en témoignent) mais comme idéologie bien adaptée au mode de vie traditionnel commun aux Arabes et aux non Arabes, aux sédentaires du Tell et aux nomades Sahariens. Le Coran sanctifie en effet les rapports sociaux existants dans tout le Maghreb : la famille comme cellule de base de la société et la tribu comme cellule de base de l’Etat, la division du travail et de la propriété très stricte entre hommes et femmes, le respect aveugle de la coutume, l’amour charnel et puant de la terre (4), sans oublier le culte du profit commercial « honnête ». Ainsi la communauté des croyants est définie comme une mère (« umma ») pour chacun de ses membres, la séparation des humains en tribus a été voulue par le Créateur, les femmes sont pour les mâles des champs qu’il faut labourer. Bien pire, « Dieu sait et vous (les humains) ne savez pas », il a mis à votre service toutes les forces de la nature (peut-on rêver plus bel éloge de la domestication ?), « permis la vente et interdit l’usure » (peut-on rêver plus bel éloge de la marchandise ?). On pourrait multiplier à l’infini les références au Coran : ce serait faire bêtement concurrence aux crétins spécialisés. Il s’agit simplement de comprendre que si l’islam est depuis 1962 la religion de l’Etat algérien, c’est parce qu’il reste après quatorze siècles celle du pays réel.

A l’époque d’Abd el Kader (phase initiale du régime colonial, de 1830 à 1847, année de la reddition de l’émir) comme à celle de la dernière grande révolte kabyle (1871) et durant la guerre d’indépendance, l’islam a été le principal « moteur » de tous les soulèvements populaires. De 1954 à 1962, les paysans pauvres et les métayers ainsi que les chômeurs et les ouvriers qui constituaient les fantassins du mouvement nationaliste dominé par les petits bourgeois laïcisants se battirent en criant « Allah est grand » et « Vive l’islam ! » Le FLN tolérait le discours marxisant dans la mesure précisément où il ne s’agissait que d’un discours qui, parmi d’autres, pouvait apporter un appréciable soutien international à la Cause. Mais à l’intérieur on ne pouvait être autre chose qu’un « moudjahid », c’est-à-dire un combattant de la guerre sainte. « La religion traditionnelle du peuple algérien » était au-dessus de toute critique, et chaque musulman sous les armes devait respecter les cinq commandements de l’islam (la profession de foi, l’aumône, les prières, le jeûne et, si l’on dispose d’assez d’argent, le pèlerinage à la Mecque). Après la victoire du FLN, les quelques rares Français (la plupart membres du PC algérien) ayant combattu dans les rangs du Front furent de fait réduits au silence avant d’être contraints comme les autres à l’exil, les nouveaux maîtres du pays prenant acte du nationalisme religieux de leurs sujets. De charte en constitution et jusqu’à celle de février 89, le caractère islamique de l’Etat fut constamment réaffirmé et les mœurs de la communauté des croyants légitimées par la loi civile (et surtout par l’ultra réactionnaire code de la Famille de 84 (5). Tous ces faits pèsent lourd, très lourd, dans l’histoire de l’Algérie indépendante.

Ils s’opposent à l’interprétation démocratique superficielle du phénomène islamiste comme retour à la foi. Il n’y a pas eu de retour à la foi, parce que les pauvres, dans leur masse, n’ont jamais cessé de croire, qu’ils prient ou non cinq fois par jour et qu’ils portent le jean ou la gandoura (6). Par contre, il y a eu retour aux sources de l’islam, en ce sens que la religion est visiblement redevenue la base de toute puissance et le terrain sur lequel s’affrontent nécessairement tous les candidats au pouvoir. Pour mener et tenir le peuple, en cette époque de ténèbres (7) comme à la supposée belle époque du Prophète, il faut lui tenir le seul langage qu’il comprenne, celui de la morale et de la tradition.

Evidemment, l’Algérie du XVe siècle n’est pas l’Arabie du Ier (8) et les rapports sociaux traditionnels justifiés par le Coran ont évolué dans le sens d’une certaine adaptation à la dictature impersonnelle du Capital. Mais cette évolution n’a fait qu’égratigner les vieilles structures, et n’a en tout cas rien changé aux mentalités. Si la moitié de la population algérienne s’entasse désormais dans les villes et si l’économie « naturelle » a partout reculé, la situation des pauvres n’est pas, comme dans les pays démocratiques développés, celle d’esclaves autonomes dépendant avant tout du capitaliste collectif que constituent la bourgeoisie et son Etat.

Dans les grandes villes comme dans les bleds paumés, à Alger comme à Ouargla, où l’année dernière une dizaine de crapules islamistes ont incendié la maison d’une femme divorcée et donc supposée « légère », déclenchant une mobilisation féministe à l’échelle nationale (9), ils sont d’abord soumis à la domination très personnelle du père, du caïd, ou du boutiquier. Pour manger comme pour monter son petit business, le jeune chômeur algérien ne va pas taper l’Assedic mais son « frère » musulman. (Cette dépendance personnelle au marchand explique pourquoi la violence fut presque uniquement dirigée contre l’Etat FLN en octobre 88 et non contre le petit ou gros commerce privé, « providence » de ceux qui n’ont rien. Pour la même raison, les révoltés iraniens de 79 s’en sont pris au shah « impie » et non aux pieux commerçants du Bazar).

Mais le quadrillage social n’est pas assuré seulement par les laïcs. Les imams et tous les membres du clergé (10) y participent. Ils recueillent et gèrent l’aumône légale coranique (la « zakat », équivalent de la dîme chrétienne) et entretiennent la confusion dans l’esprit des opprimés. Ils présentent ainsi la charité, cette humiliation de la pire espèce, comme tendant à l’égalisation des classes, et vantent leur saleté de « socialisme musulman » comme le meilleur des régimes, possible ici-bas. Le voyageur qui cherche à mesurer l’efficacité de cette propagande sacrée trouvera vite la réponse, en discutant par exemple avec les jeunes prolos qui traînent dans les rues et qui ont en majorité voté pour le FIS le 12 juin 1990, deux ans à peine après s’être déchaînés contre l’Etat FLN.

« Chez nous, il y a comme partout des riches et des pauvres, mais le riche n’écrase pas le pauvre. Si j’ai faim et que je vole un pain on ne me coupera pas la main. C’est seulement si j’ai de l’argent qu’on le fera, parce que Dieu n’aime pas les pervers. Je n’ai pas de haine contre le marchand de mon quartier. Il a la chance d’avoir un petit capital et, si Dieu le veut, il sera bon avec moi ».

Ainsi la société algérienne est à la fois profondément divisée — il n’y a pas, comme en Europe occidentale et surtout en France, coïncidence entre l’Etat et la nation — et profondément unie — elle est effectivement une communauté musulmane qui transcende les différences de classe. Bien plus, elle fonctionne, comme toutes les sociétés, contre les individus mais en leur laissant une marge de manœuvre encore plus restreinte que celle dont ils disposent ici. Les vieilles divisions tribales et confessionnelles entre arabophones et berbérophones, sunnites et ibadites (11) ne sont guère atténuées par le début d’industrialisation qu’a connu le pays sous Boumediene et Chadli, et le déracinement de larges masses de pauvres ne s’accompagne d’aucune dissolution notable des liens traditionnels. Le nomade sédentarisé dans les villes du Sud, le paysan émigré dans les cités du Nord ne cessent pas d’appartenir à leur famille, à leur clan, et à leur tribu. Ils ne cessent pas de voir le monde comme un vaste corps étranger et donc a priori hostile à leur bled.

Cette colossale misère intellectuelle ne s’explique pas tant par leur enfermement forcé dans les limites du territoire national (puisqu’un nombre non négligeable d’Algériens en sont déjà sortis) que par un réflexe identitaire qui les fait se crisper sur la possession de biens imaginaires : l’honneur et la foi de la tribu. Ce réflexe pavlovien, conditionné par le racisme européen et « l’agression culturelle occidentale » (12), renforce beaucoup la communauté musulmane. Pour le plus grand profit des imams, des colonels, et des capitalistes, la communauté est tout, l’individu n’est rien. C’est ce désir de fuir l’oppression communautaire, le jugement de Dieu et de la morale qui, avec le besoin d’argent, pousse tant de jeunes prolétaires des pays pauvres vers les métropoles du Capital. Comme l’exprime avec humour un ami marocain, pourtant croyant : « ils préparent tous le diplôme d’Allah, et j’en ai marre de les voir compter leurs bons points ».

Le développement embryonnaire du capitalisme ne permet en somme qu’une affirmation encore plus embryonnaire des individus, parce que toutes les structures sociales, de la famille à la mosquée, s’y opposent. La volonté de vivre sa vie n’est pas, comme en Occident, matière à récupération spectaculaire mais transgression de plus en plus mal tolérée par une communauté qui se referme sur son identité. L’ordre moral s’établit lentement un peu partout (13), comme préalable indispensable à l’ordre tout court, c’est-à-dire à l’embrigadement des croyants.

Les femmes échappant un tant soit peu à la tutelle masculine sont les premières mais non les seules victimes de l’insidieuse terreur islamiste. Les buveurs, les fumeurs, les amateurs de raï et, en général, tous ceux qu’on peut soupçonner d’ « impiété » (14) sont également visés. La terreur s’exerce au nom de la communauté et avec son consentement Elle n’apparaît donc pas comme la politique d’un parti, fût-il celui de la Mosquée. C’est pourquoi l’argument des musulmans éclairés porte à faux : la religion n’a jamais été une affaire privée en pays d’islam et personne ne peut se retrancher derrière sa conscience. Les gens, pratiquants ou non, instruits ou non, sont tous et en bloc musulmans. Ils doivent donc se soumettre à ceux qui, de l’avis général, incarnent la volonté de la communauté — ou être excommuniés comme fous et pervers. C’est la vieille conception tribale, unanimiste, de l’organisation des rapports sociaux. Elle peut choquer ici les belles âmes démocrates, mais les islamistes n’ont pas tort quand ils s’affirment tout aussi démocrates. Car lorsque le peuple n’admet pas la discussion, c’est le dialogue non la terreur, l’opposition non l’unanimité qui est anti-démocratique.

Comme toute autre, la communauté musulmane doit se trouver des ennemis pour continuer à jouir de son unanimité. Elle n’a pas besoin de chercher bien loin. A l’intérieur, ce sont les « mauvais riches », qui méprisent les pauvres et défient toutes les lois divines. A l’extérieur, les occidentaux « exploiteurs et débauchés ». On voit que notre vieille ennemie se porte bien, puisque de la catastrophe économique surgit, comme par miracle, une renaissance morale censée guérir tous les maux de la Terre par la magie du Verbe. L’exploiteur qui respecte les formes islamiques devient un « bon riche » et le « bon riche » devient un « frère ». Les questions vitales pour nous autres exploités (la suppression de la propriété, la fin du travail, la révolution de l’activité humaine) sont escamotées, tandis que la lutte prend un caractère fantastique, opposant les « pieux » et les « impies », les « fidèles » et les « infidèles ».

En Algérie même, les boucs émissaires désignés par les Frères à la vindicte populaire sont les bourgeois francophiles branchés sur les hautes sphères de l’Etat FLN qu’envient les marchands traditionalistes aussi bien que leurs clients prolétaires, parce qu’ils n’ont pas, eux, accès au Trésor Public et qu’ils doivent se contenter de petits trafics. Ces bourgeois pillards, accusés par les combattants de la foi de constituer le « parti de la France » (hizb Franca) seraient les seuls responsables, par leur « immoralité », du sous-développement et de la misère du pays depuis l’Indépendance, et il suffirait de les forcer à rendre ce qu’ils ont volé pour améliorer considérablement la situation économique. La réalité est un peu plus complexe. Ces « méchants », en transférant directement le flouze des contribuables sur leurs comptes personnels à Paris ou Lausanne, n’aident certes pas l’Algérie à « décoller » ; mais il ne suffit pas de récupérer tout ce fric pour sortir enfin la « patrie » du sous-développement ! A supposer même qu’il existe une réelle volonté politique d’en finir avec ce que les tartufes appellent « corruption » et qu’une telle récupération ne lèse pas trop les intérêts du capital financier européen, l’investissement ne peut entraîner le développement que s’il est rentable et donc si l’exploitation est efficace. Or, comme dirait l’âne de Muhammad, c’est là que le bât blesse.

Les pauvres, arrachés à leurs douars par l’industrialisation ne veulent pas travailler. On fait semblant de les payer, ils font semblant de gratter. En haut, bourgeois et bureaucrates se regardent et soupirent, passablement blasés : « Et si on lançait des réformes, et si on privatisait, peut-être que ces bourricots se mettraient enfin au boulot ? ». Mais les « bourricots », bien campés sur leurs deux pattes, refusent obstinément d’avancer vers l’avenir radieux, persuadés que leurs maîtres se lasseront plus vite qu’eux. Tandis que tous ceux qui peuvent détourner les dinars ou le matos de l’Etat, quel que soit leur rang, continuent tranquillement à se servir. Face à la « corruption » générale, les islamistes ont beau jeu de proclamer : « Notre crise est une crise de foi et de morale » (15). Tout le monde le croit ou affecte de le croire, parce qu’une telle interprétation, traditionnelle et donc consensuelle, arrange tout le monde. En vérité, sans la « corruption », l’Algérie serait depuis longtemps à feu et à sang, car c’est la principale soupape de sécurité du système : une importante partie des marchandises et de l’argent détournés retourne dans le circuit économique interne par l’intermédiaire du marché noir. De plus, toute lutte sérieuse contre le pillage de l’Etat (sous la direction des islamistes ou de tout autre parti) ne pourrait signifier qu’une exploitation accrue des pauvres, plus de travail et de « responsabilité » pour ceux qui ont un emploi et plus de misère pour tous.

Si le ressentiment (16) des masses algériennes se cristallise depuis quelques années seulement sous cette forme religieuse et morale, c’est que depuis 62 le fonctionnement réel de la société a été plus ou moins dissimulé par un discours RRRévolutionnaire et par quelques inévitables réformes. Le nouvel Etat a d’abord légalisé l’occupation par les paysans des terres abandonnées par les colons, puis distribué aux petits exploitants quelques grands domaines algériens ; enfin, il a nationalisé des revenus pétroliers et lâché une petite part des profits aux nombreux laissés-pour-compte de l’industrialisation. On mangeait moins mal et l’on était moins mal logé sous le règne dictatorial de Boumediene que sous celui du « libéral » Chadli, mais c’est surtout parce que la classe dominante bureaucratico-bourgeoise n’avait pas encore eu le temps d’organiser le bordel national et qu’elle bénéficiait d’un environnement international favorable.

Au niveau national, la priorité donnée dès le départ à « l’industrie industrialisante » (c’est-à-dire, comme dans l’URSS de Staline, à l’industrie lourde) n’entraînait pas tout de suite le désastre agro-alimentaire, un petit secteur agricole privé (17) étant maintenu jusqu’au milieu des années 70. Au niveau international, la bourgeoisie occidentale, d’abord un peu désarçonnée par l’ampleur du mouvement anticolonialiste, n’avait pas encore organisé sa contre-attaque, et les nations nouvellement « indépendantes » pouvaient encore caresser des rêves de grandeur et d’unité. Mais depuis que les capitalistes occidentaux, soutenus par leurs Etats, ont repris le contrôle du marché mondial, l’illusion du développement s’effondre. Dans ces conditions catastrophiques, la société algérienne se rabat sur des valeurs sûres qui, faute d’être cotées à Wall Street, ont au moins cours au pays et dans tout le monde musulman : la paix sociale par la dénonciation des « mauvais riches », l’unité idéologique par la lutte contre « l’agression culturelle occidentale », et la grandeur retrouvée par le « passage de la défensive à l’offensive » contre le vieil ennemi chrétien (18).

Ce repli stratégique sur les mythes fondateurs de l’islam n’exclut pas mais implique au contraire une intégration des grands thèmes de la mythologie occidentale. Elle a commencé dans les années 30, sous l’impulsion du théologien réformiste Ben Badis. Cet enfoiré est le père spirituel du régime actuel, puisqu’il a trouvé sa répugnante formule : « L’Algérie est ma patrie, l’arabe ma langue, l’islam ma religion ». C’est lui qui a compris le premier la nécessité de s’approprier l’économie politique, la science et la technique de l’Occident tout en rejetant ce qu’il y a de subversif dans sa culture, notamment cette invention du diable qu’est la critique historique et sociale. Les islamistes algériens d’aujourd’hui, bien que plus radicaux dans la réaction, se réclament de lui.

Ils ne croient plus guère au développement, mais veulent toujours proscrire « les innovations blâmables » (19). Ils ne refusent pas le laser mais la lutte des classes. Ils ne rejettent pas la bombe à neutrons mais l’anarchie. Et ils aimeraient mille fois mieux passer un mauvais compromis historique avec « l’Occident pourri » que de tolérer la moindre opposition prolétarienne dans leur propre pays. Face au « libéralisme sauvage » de Chadli et contre le « communisme athée », ils prônent la panacée de l’économie mixte coranique censée concilier les intérêts des exploiteurs honnêtes et ceux des exploités méritants, le développement des petites et moyennes entreprises et le maintien d’un large secteur d’Etat. Économiquement, ça ne tient pas la route, mais c’est politiquement très habile. Ils savent qu’ils disposent pour quelques années au moins, d’un capital-confiance à peu près illimité, les religieux n’ayant pas été au pouvoir au Maghreb depuis les grandes révoltes millénaristes du Moyen Age (20). Ils le gèrent de façon prudente, en promettant beaucoup sans prendre d’engagement précis et sans brusquer l’islamisation totale du pays, autant par peur de susciter trop vite de fortes résistances à l’intérieur que par crainte de donner prise à la propagande occidentale contre le « fanatisme intégriste ». En somme, ils font tout pour apparaître, malgré leurs tendances théocratiques et expansionnistes, comme des interlocuteurs valables des grandes puissances démocratiques auxquelles profite la très relative paix mondiale actuelle.

La souplesse tactique des chefs islamistes, capables de jouer sur le double registre de la négociation et de l’affrontement, du pacifisme et du bellicisme, prouve qu’ils ont le mouvement bien en mains. Il n’est pas en effet incontrôlable, comme le suggèrent ici les journalistes, mais au contraire bien contrôlé, comme l’était en son temps le fascisme, dans des conditions certes fort différentes (21). Il ne s’oppose donc pas aux divers partis démocrates comme « l’archaïsme » à la « modernité » mais comme la puissance à l’impuissance, la volonté à l’irrésolution, l’intelligence à la bêtise politique. Les petits-bourgeois démocrates n’ont rien compris à la situation des pauvres. Ils s’imaginent que les paysans besogneux, les chômeurs et les ouvriers qui représentent les trois quarts du peuple algérien veulent d’abord des Droits, alors qu’ils veulent d’abord une amélioration de l’ordinaire. Ils se foutent bien de l’abstraite Liberté du Citoyen, et préfèrent à cette forme vide le contenu bien déterminé qui rend la survie supportable : le fric, le logement, la bouffe. Les Frères, tout en leur promettant le Salut, c’est-à-dire une chose encore plus immatérielle que la Liberté, savent trouver les mots qui évoquent une abondance très matérielle. Dieu est grand, mais l’homme est faible ! Et si les pauvres désirent les jouissances futures, ils ne renoncent pas pour autant à toute jouissance immédiate ! Toute la question est maintenant de savoir combien de temps il leur faudra pour s’apercevoir que l’islamisme n’est pas une solution, même partielle et provisoire, à la misère. Et que l’abondance capitaliste, à supposer même qu’ils puissent l’obtenir un jour, n’est que le stade suprême de l’oppression.

LA POLITIQUE ISLAMIQUE

Le mouvement islamiste algérien (qu’on ne peut réduire au seul FIS, même si le Front domine aujourd’hui l’ensemble du mouvement) s’est développé en réponse à une « crise multidimensionnelle qui secoue le pays dans ses profondeurs » (22) depuis les lendemains de l’Indépendance. Il prend sa source et trouve sa force dans la communauté musulmane, et se développe en conséquence comme un mouvement interclassiste. Les petits-bourgeois (commerçants, enseignants, imams) le dirigent aujourd’hui, mais il n’est pas né à leur initiative. Ce sont des étudiants pauvres et favorables à la « révolution » agraire qui ont commencé à lancer l’Appel de l’islam dans les facs en martelant ce simple message : « La solution à tous nos problèmes se trouve dans le Coran ». Ce sont les ouvriers et les chômeurs des banlieues qui ont payé de leurs sous et de leurs personnes pour construire, de bric et de broc d’abord et en dur ensuite, les innombrables mosquées « anarchiques » d’où a déferlé la lame de fond islamiste. Et c’est sous la poussée des masses que les petits-bourgeois traditionalistes se sont retrouvés à la tête de ce mouvement qui s’apprête aujourd’hui à prendre tout le pouvoir.

L’islam étant décrété, depuis 62, religion d’Etat et le culte étant organisé, dans la droite ligne de l’administration coloniale française, sous la direction d’un ministère des Affaires religieuses, la désaffection précoce du peuple pour le régime ne pouvait qu’entraîner une sévère baisse de fréquentation de ses mosquées. Le barrage légal suspendant toute création d’association (et donc toute construction de mosquée « libre ») au triple agrément du ministère de tutelle, de celui de l’intérieur, et de son représentant à l’échelon local fut contourné dans les années 70. Au lieu de solliciter l’autorisation des bureaucrates, les comités de quartier commençaient par construire, mettant ensuite l’Etat devant le fait accompli et l’obligeant à légaliser la situation. Si le pouvoir réagissait assez vite, il pouvait toujours faire donner ses bulldozers et raser le précaire édifice. Mais outre le fait que les mosquées « anarchiques », ressemblant à n’importe quelle baraque, n’étaient pas facilement repérables au milieu des bidonvilles, elles devenaient pratiquement intouchables dès lors qu’elles étaient « consacrées » par des jours voire des semaines de prières collectives. La fin de cette décennie, marquée à l’intérieur par une crise de succession (Chadli remplaçant finalement l’agonisant Boumediene) et à l’extérieur par la révolution islamique iranienne, correspond à une accélération de la peu résistible ascension des soldats du Prophète (23).

Alors que les feux des projecteurs sont braqués sur la sale gueule de Khomeini, les islamistes algériens remportent une victoire apparemment sans grande portée et qui passe inaperçue en Europe : l’imposition de l’arabe littéraire du Coran comme unique langue utilisée dans l’administration et l’enseignement. La signification de cet événement ne fait aucun doute quand on sait que l’opposition linguistique entre francisants et arabisants recoupe une opposition sociale entre les « gagnants » qui ont accès aux « bonnes » places de cadre supérieur dans l’industrie ou la finance et les « perdants » qui doivent se contenter de petits emplois de bureau ou moisir au chômage. La propagande politique en faveur de la renaissance de la culture islamique se nourrit donc d’un profond ressentiment lié à la perte des illusions engendrées par la scolarisation de masse. C’est alors que commencent à se dégager de la mouvance islamiste divers petits partis, plus ou moins « radicaux », mais qui tous exigent du pouvoir qu’il renonce aux « idéologies étrangères importées ». Et donc qu’il se transforme en véritable Etat islamique, fondé sur la stricte application de la charia (24), ou cède la place à ceux qui sont résolus à le créer. La marge de manœuvre de l’Etat FLN, qui trouve sa légitimation dans l’islam, est brutalement réduite à peu de chose et se rétrécit encore à mesure que s’accroît la pression de la société civile, bien encadrée par les Frères.

Avec l’aggravation de la crise économique au début des années 80, la chute des recettes pétrolières entraînant une importante réduction du budget social de l’Etat, le mouvement islamiste devient hégémonique (25) sans pour autant franchir encore la barre de la visibilité médiatique. C’est le passage de plusieurs groupes à la lutte armée contre « le gouvernement de la nécessité » (26) qui le rendra visible aux observateurs occidentaux (attaque du commissariat de Laghouat en 83 et surtout maquis de Bouyali (27) dans l’Algérois de 82 à 85). Il va de soi que cette petite guerre a d’abord valeur de propagande. Même les plus fous des « fous de Dieu » ne rêvent pas d’une victoire militaire sur un Etat aussi bien armé. Mais ils connaissent la puissance émotionnelle de l’appel aux armes, contre les Francaouis de 54 à 62, pour l’avoir mesurée durant la grande guerre. Ils savent que « le sang des martyrs » reste, en Algérie, le capital le plus précieux. Avec la liquidation de Bouyali en 87 s’achève un cycle de la légende islamiste, et commence le temps du réalisme. « La naissance du Front Islamique du Salut répond à ce besoin de canaliser l’appel islamique et d’organiser les croyants » (28). Le bénéfice politique de l’investissement héroïque est capitalisé par les fumiers responsables que sont Madani et Belhadj (29), les deux fondateurs et actuels dirigeants du FIS, officiellement constitué début 89.

La montée en puissance des Frères demeurerait incompréhensible si l’on ne tenait pas compte de leur attitude, au départ très réservée puis un peu plus engagée, face aux émeutes qui ont exprimé durant ces années 80 la révolte d’une masse croissante de jeunes (30) prolétaires algériens. Bien que la révolution n’ait pas été permanente durant la décennie écoulée, l’explosion a été à chaque fois plus forte, des troubles de Tizi Ouzou en 80 au vaste embrasement d’octobre 88 en passant par le soulèvement de Constantine en 86. Les chefs islamistes, confrontés à un puissant mouvement social qu’ils ne contrôlaient pas et qui tendait objectivement à ralentir leur longue marche vers le pouvoir, ne pouvaient pas continuer longtemps à rester à l’écart. C’est pourquoi ils sont intervenus pendant les chaudes journées d’Octobre à Alger, estimant que c’était l’occasion ou jamais non pas tant de s’emparer de l’Etat (ce qu’ils auraient sûrement fait si le mouvement avait duré et grandi comme en 79 en Iran) que de récupérer les jeunes prolos. S’appuyant sur la peur ancestrale de la violence révolutionnaire qui, à la différence de la violence nationaliste casse le consensus, ils jouèrent la carte de la pacification et de la collaboration responsable avec le commandement militaire qui, de son côté, alimenta soigneusement cette peur chez les familles des jeunes insurgés.

Les islamistes ont saisi les limites de ce genre de soulèvement, où tout se passe comme si la communauté en lutte déléguait une minorité de ses membres pour affronter directement le pouvoir tandis que la majorité, elle aussi révoltée mais nullement jusqu’au-boutiste, se contentait de soutenir les combattants (31). Il est clair que face à une armée résolue à massacrer et torturer un maximum de gens sans armes, un affrontement exclusivement violent n’avait dans l’immédiat pas de sens. Mais d’autres formes de résistance étaient possibles, à commencer par une discussion générale et discrète sur les moyens de continuer la lutte. Or rien de tel ne s’est produit. La réaction populaire à la répression s’est limitée à une protestation morale contre la brutalité du pouvoir. C’était de la part des pauvres un aveu de faiblesse, et Chadli l’a compris, puisqu’il a autorisé la création de trois (!) ligues des droits de l’Homme, dont une lui est inféodée.

Le mouvement démocratique d’après Octobre (contre la torture et pour les libertés politiques) exprime, comme dans tous les cas similaires, une volonté générale d’apaisement. Presque tous les gens (et pas seulement les intellectuels qui se mettent en avant) veulent d’abord respirer et parler plus librement, parce qu’on les a forcés pendant longtemps à fermer leurs gueules. Ils ne voient pas que ces libertés formelles et octroyées délimitent un espace de jeu à l’intérieur duquel aucun changement réel n’est permis. Les maîtres, qui avaient perdu le contact avec leurs esclaves, découvrent que le meilleur moyen de les tenir est de les traiter en citoyens, c’est-à-dire de les faire parler, de les écouter et, comme disait de Gaulle, de les comprendre. De la « démocratie directe », c’est-à-dire de la prolifération des comités et des partis, surgissent immanquablement des porte-paroles qui deviennent des interlocuteurs responsables. La phraséologie se développe à grande vitesse, en raison inversement proportionnelle à l’intelligence de la situation. L’armée regagne ses casernes, les défenseurs des droits de l’Homme quittent leurs cabinets, et l’ex-dictateur, déguisé en libérateur, promet des élections, une nouvelle constitution — et pourquoi pas si vous êtes sages ? — un nouveau gouvernement. C’est à peu près ce qui s’est passé en Algérie, selon un scénario désormais classique, d’octobre 88 à juin 90.

A peu près seulement, car la normalisation n’a pas abouti là-bas, comme ce fut souvent le cas ailleurs, à une désillusion tranquille, où se mêlent un peu de révolte et beaucoup de résignation. Les pauvres ne peuvent pas se faire à l’idée que rien n’a changé, mais au lieu de chercher à comprendre ce qui leur arrive, ils attendent encore un miracle. Ils ne croient pas à l’avenir radieux que leur annoncent les démocrates, mais croient encore au Salut par l’islam, et ils y mettent tous leurs espoirs, des plus triviaux aux plus sublimes. Ils espèrent tellement qu’ils ne voient plus rien, ne sentent plus rien, ne se doutent plus de rien. Ils écoutent, en extase, les sermons de Belhadj, ils imaginent les riches grillant dans les flammes noires de l’enfer, tandis qu’eux, les « bons », les « purs », les pauvres, coulent des jours heureux au milieu des vierges putains du paradis. Mais dès maintenant, on leur promet la « Justice », à eux qui peinent et qui souffrent, et l’on rappelle énergiquement ceux qui jouissent de l’existence à leurs « devoirs ». La communauté va bientôt passer entre les mains d’excellents médecins. Que demander de plus ? Dieu est grand et le Parti est Son prophète. Il n’y a plus qu’à le suivre ! N’importe où, jusqu’au bout ! Non, décidément, les pauvres là-bas ne sont pas tranquilles, mais ce qui bout dans leurs crânes donne envie de gerber !

Pendant ce temps, les chefs islamistes gardent la tête froide. Le FIS, bien que déjà hégémonique, doit encore compter avec les autres partis, et surtout avec son frère ennemi, le FLN. Pour remporter la victoire aux prochaines élections et constituer, avec ou sans l’ex-parti unique, un gouvernement islamique, il doit rassurer les possédants tout en excitant le ressentiment des pauvres. Et cela sans trop inquiéter les militaires, qui accepteraient éventuellement de partager le pouvoir avec les religieux mais pas sans conditions ni garanties. L’exercice est périlleux. Car si Chadli est sans doute prêt à céder la place, se sachant de toute façon grillé en tant que grand massacreur d’Octobre, les apparatchiks, eux, ne vont pas lâcher leur os sans montrer les crocs. Ils ont probablement l’état-major avec eux (32), même si l’armée est travaillée à la base par les Frères. De plus, ils peuvent encore faire un bon score électoral en jouant sur la peur du méchant loup. Dans ces conditions, le parti des imams semble avoir choisi de digérer paisiblement celui des colonels plutôt que de l’affronter brutalement, et Madani, le diplomate du FIS, multiplie les déclarations apaisantes (33).

Par contre, les « indépendants » (c’est-à-dire les multiples petits partis libéraux ou sociaux-démocrates) ne sont guère à craindre pour le FIS, parce que trop nuls et coupés des masses pour représenter, séparément ou ensemble, une alternative crédible à l’islamisme. Ben Bella, grotesque sauveur au chômage, est rentré au pays, las d’attendre qu’on l’appelle ; mais son plan pour sauver l’Algérie n’est qu’un minable montage politicard tentant vainement de concilier la chèvre islamiste et le chou démocrate. Aït Ahmed, le vieux caïd kabyle, n’a rien d’autre à proposer que des élucubrations arabo-berbères. Said Saadi, le petit jeune qui monte, veut faire fortune en lançant sur le marché un « Forum démocratique ». Les libéraux enfin rêvent de privatisations, d’Union du Maghreb (34), et de Communauté Européenne, comme si l’Algérie pouvait encore « décoller à l’heure où l’Occident joue l’Est contre le Sud et bétonne un front uni (35), de San Francisco à Moscou, contre les « barbares » du tiers monde !

Dans cette confusion, le parti le plus déterminé, le plus militant, et le plus en phase avec le peuple a toutes les chances de l’emporter, d’autant plus que l’abstention touchera bien plus l’électorat du FLN que celui du FIS. Celui-ci n’est pas pressé, et prépare calmement sa prochaine victoire. Au niveau national, il a les masses de son côté ; au niveau international, il est porté par la vague islamiste. C’est aussi dans ce contexte mondial (36) qu’il faut juger son ascension et non pas seulement dans le contexte régional maghrébin. La leçon de l’expérience iranienne n’a visiblement pas été tirée par les pauvres en Algérie, et très peu de gens comprennent que la guerre est au bout du « chemin de Dieu ». Ayant du monde une vision manichéenne, où s’opposent la « juste » cause des musulmans opprimés et la politique « diabolique » de l’Occident chrétien oppresseur, ils se soucient fort peu de savoir où ils vont et où on les mène. L’exacerbation des contradictions politico-religieuses au Proche Orient (l’islamisation de l’intifada palestinienne et la fascisation du peuple israélien) (37) renforce encore la mystique islamiste en refoulant les contradictions sociales, comme la guerre impérialiste menée pendant dix ans par l’Etat russe en Afghanistan et continuée aujourd’hui par des fantoches afghans à ses ordres. Pour toutes ces raisons, l’islamisme a de l’avenir, non seulement au Maghreb mais dans tous les pays d’islam, et la peste verte risque encore de s’étendre. Elle peut progresser de proche en proche, comme par exemple de Tunisie en Algérie et au Maroc, mais peut aussi « sauter » d’un continent à l’autre, les nombreux Etats du monde musulman étant unis, malgré toutes leurs différences, par une légende (38) commune.

Mais revenons à l’ Algérie. Qu’est-ce qui, dans un avenir prévisible, peut faire désirer la classe dominante, alliée avec d’autres bourgeoisies arabes, une guerre avec l’Occident ? Et dans quelles conditions une telle guerre, dont on n’aperçoit pour l’instant que des signes avant-coureurs, est-elle possible ? La réponse à la première question ne se trouve pas dans la fiction mais dans une histoire récente dont le sens est hélas fort clair. La France profonde n’a pas digéré l’indépendance de l’Algérie (39), et l’Algérie des profondeurs, celle qui n’est jamais sortie de son bled, demeure farouchement anti-française (40). De plus, la politique extérieure de la France est ouvertement pro-israélienne et anti-arabe (41). Les démagogues les plus réactionnaires font un tabac, des deux côtés de la Mer, en désignant comme boucs émissaires de la catastrophe les salauds de l’autre rive. A cet égard, Le Pen et Belhadj se complètent à merveille, bien que l’un soit un pur porc laïc et l’autre un vrai chacal religieux. Le fascisme français (42) et l’islamisme algérien sont nés du même genre de ressentiment, même si le premier n’a pas la légitimité historique ni la force politique du second. Côté algérien, les diverses fractions de la classe dominante (bourgeois, bureaucrates, religieux, militaires) ne veulent pour l’instant pas la guerre. Mais ils pourraient y être poussés si le mouvement islamiste se renforçait et se radicalisait dans le monde musulman et en particulier au Maghreb. Ce qui nous amène à la deuxième question, celle des conditions. La principale exigence des soldats du Prophète, celle qui pour eux contient toutes les autres, est en effet l’avènement du grand Etat islamique. Qu’ils en soient conscients ou non, tous les musulmans qui, en Afrique ou en Asie, répondent à l’appel des Frères travaillent à sa création. Car pour les stratèges de l’islam, chaque objectif partiel est entièrement subordonné au but final, et chaque pays où le mouvement triomphe devient une base pour une nouvelle attaque.

Ceci ne veut pas dire que la Troisième guerre mondiale soit pour demain ni l’année prochaine. Elle peut encore être évitée, si les opprimés de tous les pays se mettent enfin à réfléchir à ce qui leur arrive et à lutter contre leur propre misère en brisant toutes les barrières qui les séparent. Ce n’est pas faire preuve de défaitisme que de reconnaître qu’ils en sont loin ! Au nord de la Méditerranée, les prolétaires s’enfoncent toujours un peu plus dans le bourbier raciste. Au sud et à l’est, les pauvres tombent par masses croissantes dans le piège du nationalisme religieux. La réaction marque des points des deux côtés, et chaque camp alimente la propagande et le délire de l’autre. En Algérie, les islamistes ne sont pas encore ouvertement
panislamistes, et ne commandent pas encore à l’armée. Mais ils la
ménagent, et entendent l’islamiser (43) dès qu’ils en auront les moyens, dans l’éventualité pas si lointaine d’une guerre sainte avec l’Occident. Seule une entreprise aussi grandiose et démente peut en effet « résoudre » à terme la crise qui bouleverse en profondeur ces pays toujours plus sous-développés mais qui eurent leur heure de gloire quand les impérialismes arabe et turc concurrençaient efficacement l’impérialisme européen. De leur coté, les bourgeois occidentaux ne sont pas tout à fait sûrs de pouvoir compter toujours sur la soumission volontaire de leurs prolétaires, et ils pensent, certains assez fort pour qu’on les entende (44), qu’une bonne guerre contre l’islam ne serait pas inutile pour tuer dans l’œuf un éventuel mouvement révolutionnaire.

Les prétextes et les terrains d’affrontement ne manquent pas. Les
armes non plus qui, comme toutes les marchandises, circulent assez
librement d’un camp à l’autre (45). Reste le problème principal, celui
des hommes, qu’il faut chauffer avant de passer à l’attaque. Dans les
pays musulmans, ce n’est pas trop difficile, étant donné que les
pauvres ne manquent pas d’énergie et qu’ils se reproduisent comme
des lapins (46). En Occident, les prolétaires, abrutis par le travail et
ramollis par la consommation, auraient besoin d’un petit remontant ;
mais ils sont dans l’ensemble assez à la masse pour avoir envie de
« casser du bougnoule ». Les monstres froids au pouvoir peuvent donc,
des deux côtés, envisager l’avenir avec un optimisme raisonnable. Anticipant nos explosions, ils ont déjà trouvé une parade. C’est à nous
maintenant de montrer de quoi nous sommes capables, à nous de
déjouer leurs plans et de ruiner leurs alliances, à nous, insoumis de
tous les pays, et non aux débiles démocrates pacifistes, de faire la
guerre à la guerre !


J’ai dit l’essentiel de ce que j’ai à dire sur la question pour le moment. Il s’agissait simplement de signaler un vrai danger, de poser un problème, et de lancer la discussion. J’ai pu surestimer le péril, mais dans les circonstances présentes, je préfère cette erreur à l’erreur inverse. L’islamisme est une lame de fond dont beaucoup de gens n’ont pas encore mesuré la puissance en Europe, où l’on a beaucoup de mal à comprendre que le monde bouge partout, même si ce n’est pas dans le sens qu’on désire. L’agitation démocratique récente qui a fait passer les pays de l’Est de la dictature du Parti à celle de l’Economie apparaît, dans la perspective de certains radicaux traumatisés par le stalinisme, comme le principal voire le seul événement de ces derniers temps. Ils oublient l’explosion sociale en Afrique noire, la réaction anti-démocratique en Chine, la décomposition tribalo-religieuse de l’Inde, et l’effondrement des idéologies jusqu’ici dominantes en Amérique latine (disons, pour simplifier, l’effondrement du péronisme et du castrisme). Ils oublient surtout, parce qu’ils ont encore une vision occidentale du monde, que l’Appel de l’islam est entendu par des millions d’hommes de Dakar à Djakarta et d’Istanbul à Dar es Salam.

Après l’Iran, l’Algérie est tombée dans le piège islamiste. Elle peut certes encore en sortir, mais les discours lénifiants de ceux qui répètent à tous les micros que Madani n’est pas Khomeini, que les sunnites ne sont pas chiites, et donc que l’islamisme ne passera pas au Maghreb ne doivent pas nous leurrer. Ces paroles rassurantes (succédant à une dramatisation outrancière) n’ont pour but que de bourrer tous les crânes avec la bouillie démocrasseuse (la fin de I’Histoire est proche, et la Liberté va régner sur le monde). Les banquiers, eux, ne les prennent pas pour argent comptant, et classent l’Algérie dans la liste des clients à risques. D’ailleurs, ce genre de raisonnement qui réduit toute situation à un cas singulier ne vaut pas grand-chose, l’existence de différences importantes entre deux pays n’ayant jamais empêché l’extension d’un mouvement profond de l’un à l’autre.

Les islamistes algériens ont donc remporté une bataille, mais ils n’ont pas gagné la guerre contre les opprimés. D’abord parce que le FIS ne peut pas organiser autre chose que la répartition des miettes et que les exigences des pauvres, bien que modestes, vont tout de même un peu au-delà. Ensuite parce qu’il existe là-bas une minorité de gens qui, croyants ou non, se méfient des Frères et veulent un grand chambardement. Ceux-là pensent que les opprimés n’ont pas frappé assez fort en octobre 88, et n’attendent rien des vieux politicards. Malgré tout, la religion c’est sacré, et le FIS en profite au maximum. Il s’emparera sans doute de la plus grande part (sinon de la totalité) du pouvoir aux élections législatives de l’année prochaine. Mais il n’est pas dit qu’il puisse alors gérer tranquillement ta crise. Confronté à son tour à une contestation violente des pauvres, il n’aurait d’autre issue qu’une fuite en avant dans la guerre, que ce soit contre un pays « frère » ou contre le vieil ennemi « chrétien ». Les religieux et les militaires pourraient alors se donner la main pour envoyer à la boucherie islamique les moutons musulmans (47).

Mais quoi qu’il arrive en Algérie, qu’une dictature islamique s’installe, qu’un mouvement révolutionnaire se développe, ou que la situation continue bien démocratiquement à pourrir, nous aurons toujours à combattre la religion. Cette bête immonde séduit et empoisonne, chante et crache le feu, vante la vraie vie et envoie des millions d’hommes à l’abattoir. Ne sous-estimons pas sa force, et apprenons à mieux connaitre la nôtre ! Nous savons qu’il n’est ni Sauveur ni Salut, et nous ne confondons pas la révolution avec l’avènement du royaume de Dieu Sur la Terre. Nous ne croyons plus à la Justice, nous ne croyons plus au châtiment ni à la récompense. Alors faisons un pas de plus — le pas décisif — et employons-nous à ruiner ces illusions chez nos compagnons de misère ! Brûlons le Coran, la Torah, les Evangiles, et tous ces Livres qui puent ! Brûlons-les dans les têtes, là où ils répandent leurs miasmes infects ! Et commençons tout de suite, parce qu’il nous faudra du temps et que nous n’avons pas, nous autres, d’assurance-vie chez l’Eternel.

FRANÇOIS


NOTES

(1) Les nihilistes européens n’adorent pas un contenu particulier, une Idée absolue déterminée, mais seulement leur propre nullité.

(2) « Presque toujours » car elle a aussi été à l’origine de quelques grandes révoltes sociales (cf. « L’incendie millénariste »). Cependant, si l’on considère l’ensemble de la période historique marquée par le développement des trois grandes religions monothéistes – pour s’en tenir à ce qui nous touche de plus près – la foi a plutôt entraîné les pauvres à des croisades contre les infidèles qu’à des révoltes contre leurs propres maîtres.

(3) Je développerai cette idée bientôt, parce que j’en ai plus qu’assez d’entendre des insanités du genre « Les machines, il faut savoir les utiliser » ou « Sans machines, pas d’abondance et donc pas de plaisir ».

(4) J’ai rencontré à Alger un vieux Kabyle qui m’a fait l’éloge du temps béni où le monde travaillait la terre, où les femmes fermaient leurs gueules, et où les jeunes bossaient au lieu de traîner. Il a conclu monologue (car bien sûr je n’ai pas pu en placer une) en criant par trois fois « La terre, la terre, terre » tout en montrant le béton de la place ! Je me suis dit alors que ne pourrai jamais m’entendre avec ceux qui aiment la terre pour ce qu’elle rapporte.

(5) Il légitime en droit l’infériorité de fait des femmes algériennes, ce qui est un exploit pour un régime qui a prétendu et prétend toujours les avoir libérées. Traditionnellement, toute femme pubère est maquée, que ce soit par le grand-frère, le cousin, ou le mari. Une veuve ou une divorcée ne peut vivre seule sans être considérée et traitée comme une pute.

(6) Il faut toujours garder à l’esprit cette distinction nécessaire entre la foi et la pratique. Beaucoup de gens, en Algérie comme au Maroc, ne vont guère à la mosquée. Cela ne les empêche pas de se considérer et, jusqu’à une époque récente, d’être considérés comme d’authentiques musulmans.

(7) Les islamistes identifient l’époque actuelle, où les gouvernants ne sont pas de « vrais croyants », à l’époque païenne antérieure l’islam.

(8) Les musulmans mesurent le temps à partir de l’exil (« l’Hégire ») de Muhammad à Médine, en 622 de l’ère chrétienne. Comme leurs mois ne sont pas solaires mais lunaires, leurs années sont un peu plus courtes. Le monde musulman est donc entré dans le XVe siècle en 1979 de notre ère crétine, au moment où triomphait la révolution islamique iranienne ! On imagine l’effet qu’une telle coïncidence a pu avoir sur les esprits des croyants, et les religieux ne sont pas privé de leur répéter ce lancinant refrain du Coran: « Il y a là un signe pour ceux qui savent ».

(9) Tous les groupe féministes ont alors manifesté devant l’APN (l’AssembIée Populaire Nationale) à Alger, et une délégation de femmes en colère a été poliment éconduite par Chadli, qui leur a déclaré ne pas comprendre les motifs de leur excitation !

(10) Il est courant de lire, dans les ouvrages des spécialistes occidentaux de l’islam, qu’il n’y a pas de clergé dans le monde musulman. C’est un pieux mensonge ! Tout au plus peut-on dire qu’il n’y a pas de clergé au sens catholique et romain du terme. C’est-à-dire qu’au lieu d’un appareil unique et fortement centralisé fixant une fois pour toutes et le dogme et le rite, il existe autant d’appareils que de communautés — sunnite, chiite, druze, ibadite, etc.

(11) La plupart des musulmans algériens de rite sunnite, mais les mozabites de la région de Ghardaia dans le Sud) ont gardé le rite « hérétique » de leurs ancêtres, A la fin du mois de juin, juste après les élections, des militants du FIS n’ayant pas apprécié que les deux communautés (sunnite arabe et ibadite berbère) aient constitué ensemble une liste « indépendante » (ni FIS ni FLN) ont balancé des cocktails sur les boutiques des « hérétiques ». Ceux-ci ont bien sûr aussitôt riposté, l’Etat a dû envoyer flics anti-émeutes. Dix jours plus tard, alors que les responsables communautaires croyaient avoir calmé les esprits, rebelote ! Qui a dit que la « République démocratique et populaire algérienne » est une et indivisible ?

(12) L’agression culturelle occidentale est réelle, et aucun individu sain d’esprit ne saurait se réjouir d’entendre la disco supplanter de plus en plus la merveilleuse musique berbère. Mais les islamistes dorment un autre sens à ces mots, que j’ai pour cette raison mis entre guillemets. Pour les Frères, l’agression occidentale est dirigée contre l’islam, qu’ils confondent volontairement avec la culture traditionnelle du Maghreb, et lutter contre cette agression signifie défendre la « vrai foi » !

(13) Ce n’est qu’une tendance. On peut encore fumer discrètement son pétard ou se pinter la gueule à Oran et Alger. Mais les chiens islamistes veillent, et font pression sur les gens pour qu’ils se conforment aux tabous de la tribu musulmane En ce qui concerne la sexualité, la répression est déjà plus dure, et l’on ne voit aucun mec draguer ouvertement une fille dans la rue en Algérie, comme c’est le cas au Maroc.

(14) Depuis que les Frères ont vent en poupe, la liste des interdits s’allonge, et le flicage communautaire s’intensifie. II est en effet mal vu de ne pas dénoncer celui au celle qui commet un « péché ».

(15) Slogan inscrit sur la banderole de tête de la grande manif islamiste du 20 avril 90 à Alger.

(16) L’oppression trop longtemps subie, l’humiliation trop souvent acceptée, la colère trop profondément rentrée se transforment inévitablement en ressentiment. L’opprimé envie l’oppresseur autant qu’il le déteste. et finit par tomber dans les pattes n’importe quel Sauveur qui joue de sa confusion et de sa bêtise. Ce qui domine aujourd’hui chez les pauvres, en Algérie comme dans le monde entier, ce n’est pas la révolte mais le ressentiment.

(17) Non, je ne fais pas l’éloge de la petite propriété. Je constate simplement un fait. Au Maroc, où subsiste un large secteur agricole traditionnel, les marchés sont nettement mieux approvisionnés que dans la bureaucratique Algérie.

(18) Déclaration de Ghannouchi, leader islamiste tunisien, en 79 pour le début du XVe siècle de I’Hégire : « L’islam passera en ce siècle de la défensive l’attaque. Il gagnera des positions nouvelles. Ce sera le siècle de l’Etat islamique ».

(19) Dans la tradition musulmane comme dans la tradition chrétienne et dans toutes les religions, les idées et les mœurs ne doivent pas s’améliorer. Il y va du Salut des croyants, c’est-à-dire en clair de la cohésion de la communauté. A côté de la religion, toute autre idéologie dominante fait piètre figure, et ne résiste pas à l’épreuve du temps.

(20) Les empires berbères almoravide et almohade ont été fondés par des chefs charismatiques (Ibn Yasin et Ibn Toumert) qui s’appuyaient sur le millénarisme des pauvres (cf. Julien, « Histoire de l’Afrique du Nord »).

(21) Contrairement à ce que soutiennent les historiens démocrates, l’islamisme n’est pas un fascisme. Le premier a pourtant en commun avec le second de s’appuyer sur le ressentiment des masses pour bétonner, contre la révolution, une grande unité nationale.

(22) Projet de programme du FIS, mars 1989.

(23) Etant donné la puissance de la communauté musulmane, il était peu probable que se développe un révolutionnaire prolétarien. C’est seulement dans la mesure où les pauvres commenceront à critiquer leur aliénation religieuse traditionnelle qu’un tel mouvement pourra se développer.

(24) La « charia » est l’ensemble des lois tirées par les théologiens du Coran et des hadits (paroles attribuées au Prophète}.

(25) N’en déplaise aux crétins démocrates, l’hégémonie d’un parti ne se mesure pas d’abord à son score électoral mais à sa capacité d’entraîner et d’encadrer les masses.

(26) Pour les idéologues islamistes, les « gouvernements de la nécessité » sont tous ceux qui, en principe fondés sur l’islam, n’appliquent pas en fait strictement la charia. C’est-à-dire la grande majorité des Etats musulmans actuels.

(27) Bouyali était un brave musulman sans histoire, marié, sept gosses,
employé dans une société d’Etat. C’est le « djihad » qui l’a fait devenir « chahid » (martyr) et passer à la postérité islamique. C’est là-bas la seule promotion possible pour des masses de pauvres !

(28) Projet de programme du FIS.

(29) Madani fait partie de la génération qui a lutté contre les Français, et appartient à l’establishment islamique. Belhadj, qui n’a que 37 ans, est l’idole des jeunes de Bab el Oued, et se trouve plus proche de la base populaire du FIS. Le premier, plutôt papelard, donne toutes les interviews aux médias occidentaux, le second, sec et dur comme une trique, chauffe les troupes.

(30) Les jeunes sont à la fois les plus frappés par la crise et les moins intégrés dans la communauté. C’est uniquement cette raison et non un mystérieux esprit de révolte spécifique à la jeunesse qui explique leur participation massive aux émeutes.

(31) Je sais qu’une telle interprétation de l’Octobre algérien ne fera pas plaisir à tout le monde, mais préfère la dure vérité aux délires optimistes.

(32) Une déclaration de Madani, quelques jours avant les élections du 12 juin 90, le donne à penser. Madani menaçait carrément le pouvoir de faire descendre en masse les Frères dans la rue si les militaires cherchaient à les priver de leur victoire électorale.

(33) Comme celles-ci : « Chadli est un patriote, il dissoudra l’Assemblée », « Nos rapports avec le FLN ne sont pas des rapports d’hostilité », « Nous sommes prêts à collaborer avec tous les partis honnêtes ».

(34) L’Union du Maghreb Arabe est un grandiose et grotesque spectacle. II ne résistera pas longtemps aux rivalités économiques et aux sérieuses divergences politiques qui séparent les divers Etats maghrébins, et surtout les trois plus importants d’entre eux, le Maroc, l’Algérie et la Libye. Pour qu’une telle union soit viable, il faudrait en effet qu’un Etat domine de loin tous les autres. Or ils sont de puissance à peu près égale, et aucun n’a, pour le moment, la force d’imposer sa volonté aux pays « frères ».

(35) Les démocrates d’Amérique et d’Europe s’écrient en chœur : « Putain, Putain, c’est vachement bien, nous sommes quand même tous des Européens ! », et l’on repart, comme en 14, comme en 39, pour une bonne vieille guerre mondiale.

(36) L’islam est déjà une puissance mondiale, si l’on tient compte du fait qu’il rassemble en une même communauté un milliard d’hommes, dont la grande majorité est bourrée de ressentiment contre l’Occident « chrétien ».

(37) Ce ne sont pas les « islamiyoun » qui dirigent politiquement l’intifada, mais ils sont de plus en plus influents à la base. La fascisation des pauvres israéliens, qui ne peuvent pas faire leurs valises, est aussi la conséquence de l’aveuglement national des prolétaires palestiniens.

(38) L’histoire islamique, comme toute histoire sainte, prend beaucoup de liberté avec les faits. Le prophète Muhammad est ainsi présenté comme un saint homme, alors qu’il était essentiellement un fondateur d’empire. De même, son concurrent, l’Égyptien Moïse, était plus inspiré par la soif du pouvoir que par l’amour du Grand Electeur et du peuple élu.

(39) II ne s’agit certes que d’une indépendance formelle, mais c’est encore trop pour les beaufs qui constituent les « forces vives » et la désormais braillarde majorité de notre beau pays.

(40) L’Etat français étant le dernier et le plus dur de tous les envahisseurs qui se sont succédé en Algérie, c’est contre les Français, toutes tendances confondues, que s’est cristallisé le ressentiment des masses algériennes. Comme dit à peu près Machiavel, le peuple s’arrête aux apparences les plus immédiates, et ne cherche jamais, heureusement pour nous dirigeants, à comprendre !

(41) Ce qui n’empêche nullement, par exemple, de vendre des armes et aux Israéliens et aux Irakiens. Comme le dit Barrot, émissaire libéral du social Mitterrand, « la France a un crédit dans le monde arabe ».

(42) Le parti de Le Pen n’est pas à proprement parler fasciste, mais il s’inscrit dans un mouvement franchement réactionnaire. Et le démocratisme du FN n’est pas la seule expression possible de ce mouvement.

(43) « Nous estimons qu’il faut réformer les programmes d’instruction militaire, commencer par l’éducation religieuse et morale. La foi doit devenir la vertu première du soldat ». « L’armée ne doit pas s’impliquer dans les questions politiques de sorte qu’elle reste celle du message… » (c’est moi qui souligne). Le service militaire est un droit pour chaque Algérien, qui doit être « prêt à défendre pays à tout moment. La parole de Dieu confirme cette règle : « Préparez-leur toute la force dont vous êtes capables. En effet, qui veut la paix se prépare la guerre. » (Projet de programme du FIS).

(44) Je fais allusion à la récente déclaration du social-impérialiste Chevènement, qui dit en substance qu’il n’est pas question de réduire si peu que ce soit le budget de l’armée en raison des menaces que « l’Orient fanatique » fait peser sur l’Occident à l’horizon 2000.

(45) La guerre ne serait pas forcément d’emblée totale. En effet, la valeur d’usage des bombes atomiques n’est pas d’abord militaire mais économique et politique. Elles servent plus à renforcer le lobby qu’à remporter très vite une douteuse victoire.

(46) Non, je ne suis pas malthusien. Mais suis forcé de constater que l’homme est la première des forces productives. Et que les plus radicaux s’abstiennent de toucher au sacro-saint principe de la population.

(47) Même un Etat « laïc » peut envoyer ses sujets à la boucherie islamique. C’est le cas, au moment même où j’écris ces lignes, de l’Irak. Sadam Hussein n’a en effet pas manqué de présenter sa razzia pétrolière comme une guerre sainte dirigée contre Washington et ses valets arabes de Koweit et de Ryad. Mais le pire, c’est qu’elle est vécue comme telle par les masses musulmanes. L’Occident étant l’empire du Mal, tous ceux qui le combattent luttent « sur le chemin de Dieu ». C’est hélas aussi bête que ça.


A toi, IDRISS,
pour tous les bons moments
que nous avons eus
et pour tous ceux
que nous aurons encore.


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