Source : Edgar Morin, Autocritique, Paris, Seuil (Points), 1991, p. 187-203.
En automne 1955, Antelme, Mascolo, Louis-René des Forêts et moi fondions le Comité d’action des intellectuels contre la guerre en Algérie. C’était l’époque où une lame de fond semblait vouloir se former dans le pays. Des casernes étaient assaillies. Des jeunes rappelés chahutaient. D’autres voulaient se planquer. Le parti communiste s’efforçait de canaliser le mouvement dans un sens légal pétitionnaire et il lui brisait les reins. Nous voulions nous élever contre le principe même de la guerre coloniale et pour le principe même du droit des peuples. Notre force première était d’être indépendants. De nombreux intellectuels de gauche adhérèrent au comité. Quelques communistes, déçus par la mollesse tacticienne du parti, nous rejoignirent quoiqu’on les eût mis en garde contre ce « comité d’exclus ».
Très rapidement des divergences s’élevèrent au sein du bureau.
Les communistes et les progressistes étaient pragmatistes et tacticiens ; ils répugnaient au langage radical, toujours trop moraliste et idéaliste à leurs yeux, comme aux prises de position tranchées, toujours intempestives ou provocatrices. Ils préféraient le jargon du nationalisme et de la tradition française qui… que… Mais le véritable conflit est celui qui m’opposa aux sartriens, progressistes et staliniens sur la question de Messali Hadj et la question de la commission d’enquête David Rousset.
En créant le comité, nous étions prodigieusement ignorants de toutes les réalités politiques algériennes, et incapables de discerner le sens des étiquettes CRUA, FLN, MNA. Assez rapidement, et sans trop oser questionner, de peur de trahir mon ignorance, je compris qu’une lutte politique était en cours pour le contrôle de la révolution algérienne, et que le FLN avait pris de vitesse le MNA. Les amis du FLN et les amis du MNA s’affrontèrent d’abord avec patte de velours et on n’y comprenait goutte. Mais un triste incident, que je tairai ici, ouvrit l’abcès : quand je vis les sartriens et les progressistes, suivis par mes meilleurs amis Mascolo et Antelme, tenir pour certitude que Messali Hadj était un instrument de Soustelle et que le MNA était essentiellement composé de provocateurs policiers, je fus soudain saisi d’anaphylaxie.
Nous préparâmes un meeting salle Wagram (février 1956). Il était prévu, parmi de nombreuses autres interventions, que Daniel Guérin retracerait l’histoire du nationalisme algérien. Au cours d’une réunion de bureau consécutive à cette décision, les sartriens, les staliniens et mes meilleurs amis se déchaînèrent, affirmant qu’il était inconcevable que l’on pût évoquer l’action passée de Messali Hadj. Comme le dit Mascolo, c’était « comme faire sous l’Occupation l’éloge de Pierre Laval sous prétexte qu’il avait été socialiste dans sa jeunesse ». C’était plutôt comme évoquer le bolchevisme de 1905 à 1917 sans citer Lénine. Avec l’approbation de la majorité, Pouillon envoya un pneu à Daniel Guérin pour lui interdire de citer le nom de Messali Hadj. Daniel Guérin réagit. Je me trouvais presque seul, avec Chéramy, qui était trotskyste, à défendre dans un comité d’intellectuels le droit élémentaire de la vérité historique, pas même présente, mais passée, comme une meute.
L’incident rebondit après le meeting, où les Algériens messalistes avaient été mobilisés en masse par le MNA. Des Vychinsky en herbe voulurent « exclure » Cheramy, accusé d’avoir fomenté cet immonde complot. L’exclusion ne se fit pas parce que nous fûmes quelques-uns à menacer de démissionner. Mais on était déjà en pleine folie, et c’était déjà pour moi la grande rupture.
Pour la première fois je ne fus pas paralysé par la « douloureuse contradiction ». Ce n’était plus possible de voir recommencer sous mes yeux, chez ces intellectuels bénins, ces petits-bourgeois dont le cal du parti n’avait même pas durci l’entendement, le mécanisme de la pensée policière. Ces insultes me rendaient fous. D’autant plus fou que je connaissais toutes les démarches mentales, tous les arguments-transferts, toutes les explications de la trahison « objective » et subjective, tout ce que j’avais entendu mille et mille fois. D’autant plus fou que je voyais en surimpression Courtade et Wurmser s’acharnant sur les titistes, les agents ennemis, les espions et les traîtres. D’autant plus fou que tout cela semblait non seulement fini, abandonné, mais condamné en URSS. D’autant plus fou que je voyais les meilleurs atteints par cette vérole de l’esprit. Mandouze, l’inaltérable Mandouze, la conscience même, me disait, comme un vieil apparatchik, une fois que je m’indignais des atroces accusations :
_ Que veux-tu, c’est la logique de la lutte…
Un de mes meilleurs amis, comme je m’inquiétais de la disparition d’un militant messaliste, me déclarait, péremptoire :
_ Ne t’en fais pas, si c’est un messaliste, il ne sera pas arrêté.
(Il fut arrêté quelque temps après.)
Messali était peut-être vaincu, isolé, dépassé. Peut-être pouvait-il même abandonner un jour le combat de toute sa vie. Mais cet acharnement à détruire moralement un vaincu, un isolé, un minoritaire, de le pousser pour ainsi dire à l’isolement qui conduit à l’abdication, me donnait la nausée.
Et je me trouvai seul. Les progressistes, sartriens, staliniens (ceux-ci à un degré moindre car ils n’avaient pas l’ardeur des néophytes) voyaient dans mon réflexe le signe le plus évident de la filouterie. Mes camarades d’épreuve se trouvaient maintenant de l’autre côté. Ils me croyaient devenu « trotskyste », c’est-à-dire « anticommuniste ». Il leur était impossible de concevoir mes mobiles : « Je suis sûr que ce n’est pas par morale, mais par arrière-pensée politique que tu agis », me disait Mascolo, qui disposait du monopole de la morale. Il y avait le mur, le mur de cette logique obtuse que je connaissais bien – toute division est une trahison –, contre laquelle je m’évertuais dans d’innombrables discussions et contre laquelle il n’y avait rien à faire.
Qu’à combattre. Et cette fois ma violente allergie à la pensée policière vérifiait – et déterminait – la profondeur de ma désintoxication.
Peu après il y eut l’affaire David Rousset. A la suite de notre première conférence de presse, un journaliste de la Tribune des Nations envisageait de saisir la Commission internationale sur le régime concentrationnaire pour faire enquête sur les prisons et les camps d’Algérie. Pourquoi pas, répondit Cassou. Les journaux ayant mentionné cette éventualité, David Rousset se mit en rapport avec Jean Cassou qui le dirigea sur moi. Je pris un rendez-vous avec Rousset et j’appris que la Commission avait déjà publié un Livre blanc sur la répression en Tunisie, à l’époque ultime du protectorat, et que la simple visite de la Commission avait allégé le sort des détenus, comme en témoignait des déclarations destouriennes. Je pensais qu’il état bon que la Commission fît de même en Algérie. Tout ce qui pouvait être tenté pour les internés et emprisonnés ne pouvait être qu’utile. Rousset demanda que notre Comité saisît officiellement sa Commission. Il trouvait sans doute un avantage moral et politique à se voir officiellement sollicité par un comité rassemblant la plupart des intellectuels de gauche. Je ne voyais aucun inconvénient à faire ce geste. Le bénéfice matériel qu’en tireraient les victimes m’importait plus que le bénéfice moral que Rousset pouvait rechercher. Au bureau du Comité ce fut le scandale. Jean Dresch, professeur à la Sorbonne, m’accusa d’être un agent de Rousset. Les sartriens se déchaînaient contre l’ignoble Rousset. Comment peut-on même lui serrer la main, s’écriaient ces hystériques. D’avoir osé seulement voir Rousset au nom du Comité, j’avais commis une faute irréparable. Les sartriens voulaient envoyer un communiqué de démenti à toute la presse. Ce fut un communiste, Vernant, qui les calma sur ce point. Mais, sur le principe, je fus battu. La pression du PC avait achevé d’affoler les hésitants : Dresch et Francis Jourdain menaçaient de démissionner avec scandale. Il fut décidé que le Comité ne se souillerait pas en sollicitant l’infâme Commission. Ce n’est que plus tard que la CIRC envoya une commission d’enquête.
Là encore je résistai devant cette logique que je connaissais bien : « ne pas faire le jeu de », « ne pas tomber dans le piège de », « la provocation de ».
Jamais je ne m’étais trouvé aussi seul, mais cette solitude combattante était plus tonique que ma solitude hébétée d’antan. Je me souviendrais longtemps de ces mois étouffants d’avant le rapport Khrouchtchev. Un bolchevisme d’arrière-saison se répandait sur Saint-Germain-des-Prés. Sartre et ses disciples se convertissaient rapidement au système de pensée stalinien. Ils plaquaient de plus les schémas staliniens sur le conflit FLN-MNA, le FLN représentant l’orthodoxie révolutionnaire et le MNA la diversion policière. Pendant deux, trois mois, il y eut une majorité, un bureau du Comité, qui cherchait à modeler notre attitude sur l’attitude du parti. Ces intellectuels voulaient montrer aux staliniens qu’ils étaient « avec eux ». On parlait du parti avec un P majuscule. Le trotskysme faisait horreur. Le bon Chéramy leur donnait la nausée. J’étais l’ « anticommuniste » aigri. Cette tension qu’un vieux militant d’opposition aurait à juste titre trouvée fort bénigne m’était insupportable.
Il y eut un dieu. Le rapport Khrouchtchev foudroya le temple aux pieds de ceux qui, après une attente rongeuse de dix années, s’apprêtaient à y communier avec ferveur. Ce fut quelques jours après que Sartre eut accablé Hervé pour avoir timidement esquissé dans la Révolution et les Fétiches, les principes qui devaient se dégager pour un temps du XXe Congrès. Rendu agressif par leur attitude insensée de ces derniers mois, je ne ratai pas une occasion de manifester mon ironie, de sorte qu’ils me vouent encore une haine incroyable, ne manquant pas une occasion d’expliquer mes comportements par la rancœur morbide de l’exclu.
Le Comité s’enlisa. Il avait rapidement cessé d’être un vrai comité d’intellectuels pour subir les tabous politiques. Il avait perdu sa morale. Il sombrait dans la médiocrité des motions et communiqués de circonstance. Le vote des pleins pouvoirs à Guy Mollet devait stériliser pour longtemps toute résistance à la guerre d’Algérie (et nous avions dû nous battre farouchement pour faire condamner ces pleins pouvoirs que le parti communiste avait votés). Puis ce furent les vacances, fatales aux comités d’intellectuels. D’autant plus fatales que nous ne sûmes (ne pûmes ?) réagir contre l’expédition de Suez, qui paralysa un peu plus les sympathisants socialistes et ceux qu’inquiétait le sort d’Israël. La France sombrait dans l’apathie. La classe ouvrière avait cessé de réagir. Les intellectuels étaient désorientés ou découragés. Nous ne savions pas encore que le Grand Sommeil nous livrerait désarmés à l’ultimatum parachutiste.
La répression de Budapest aggrava la rupture interne au sein du comité moribond. Il y eut une séance épique où nous réussîmes à faire voter à l’arraché une condamnation de toute atteinte au droit des peuples. Il nous semblait impossible de taire sur Budapest ce que nous disions sur l’Algérie. Nous crûmes à un nouveau départ. Mais peu après le Comité mourait d’inanition, sans qu’on s’en aperçût. Il faut être juste : mes amis et moi, dans notre obsession de la révolution hongroise, cessions de nous accrocher au problème algérien. Mais était-ce nous qui avions provoqué la répression de Budapest ?