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Yves Dechézelles : Lettre ouverte à Francis et Colette Jeanson

Lettre d’Yves Dechézelles parue dans La Révolution prolétarienne, n° 102, février 1956, p. 21-22  ; La Vérité, n° 389, 13 janvier 1956 et La Vérité, n° 390, 20 janvier 1956

J’attendais votre livre avec impatience.

Nous manquions d’un ouvrage mettant en lumière les causes de l’insurrection algérienne. Au moment où l’opinion française porte un intérêt croissant au problème algérien, l’on vous était reconnaissant d’avoir ramassé une moisson de faits et de documents permettant de mieux faire comprendre les événements.

Mais tandis que je parcourais « L’Algérie hors la loi », ma joie se mêla rapidement de stupeur.

Que vous ayez pris parti dans le drame algérien, c’était votre droit, c’était même votre devoir. Voici plus de dix ans que je vis quotidiennement ce drame du côté de ceux qui luttent pour l’affranchissement d’un peuple abominablement exploité et humilié. Mais autant j’estime en tant que démocrate ou révolutionnaire français que nous devons de prendre résolument parti en faveur de ceux qu’opprime le colonialisme français, autant je pense que nous devons nous garder de nous immiscer dans les débats et querelles qui opposent entre elles les diverses organisations nationales algériennes. Appuyer de nos efforts l’action de tous ceux qui combattent effectivement le colonialisme, chacun selon sa propre méthode, je me suis fait de ce principe une règle.

Je crois avoir sur beaucoup d’autres une certaine priorité dans la prise de conscience du fait que la méthode révolutionnaire serait nécessaire pour venir à bout du colonialisme en Algérie. Ai-je pour cette raison pris à partie nos amis de l’Union du manifeste algérien (U.D.M.A.) qui espéraient pouvoir construire la République Algérienne par une politique de réformes et d’étapes? J’avais, par contre, été surpris de la sévérité avec laquelle, après votre séjour de 1950 en Algérie, vous aviez jugé nos amis du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (M.T.L.D.).

Aujourd’hui encore il vous est apparu que vous deviez prendre parti entre les différentes organisations. Soit. Vous êtes libres d’avoir cette opinion mais l’honnêteté vous imposait d’observer une certaine prudence et une certaine objectivité. Je pourrais citer toute une série d’exemples pour prouver que vous avez manqué à l’une ou à l’autre. Hélas, quelques remarques y suffiront.

1°) Vous avez publié soit dans le corps de votre ouvrage, soit en annexe, d’assez nombreux documents émanant de l’U.D.M.A., de la tendance ex-Comité Central du M.T.L.D. et du Front de Libération Nationale. Il est bien que tous ceux qui s’intéressent au problème algérien puissent consulter les textes rédigés par les organisations nationales algériennes.

Les seuls textes que vous n’ayez point publiés sont ceux qui émanent de Messali et du Mouvement National Algérien. Rien ne saurait justifier pareille omission. Le fait d’avoir pris parti contre le messalisme – et dans quels termes ! – vous imposait d’autant plus le devoir d’objectivité.

2°) Vous avez écrit à la page 264 de votre ouvrage:

« Etant donné le rapport de force initial, on peut bien dire que le messalisme est en voie de liquidation. Considéré dans le moment même, et de façon arbitrairement statique que cette quasi-égalité fournit une apparente caution à ceux qui s’efforcent de redorer le blason d’un chef national aujourd’hui dépassé. Signalons ici, sans plus nous attarder, que ses vaillants supporters se recrutent essentiellement dans les milieux trotskystes et qu’ils ont un allié – qu’on n’est pas forcé de tenir pour négligeable – en la personne de M. Jacques Soustelle, Gouverneur de l’Algérie, qui déclarait en fin Novembre à M. le Professeur Massignon : « Messali est ma dernière carte ». »

J’ignore si ce dernier propos a été tenu et, s’il l’a été, de quelle façon. Monsieur le Professeur Massignon est absent. Mais alors que vous n’avez pas reproduit un seul texte de Messali et de ses amis, que vous n’avez pas donné une seule précision sur le programme du M.N.A., l’on jugera à sa valeur la méthode singulière qui consiste à rapprocher Messali de Soustelle – sans oublier, naturellement, les trotskystes.

3°) Vous êtes allé plus loin. Vous avez écrit page 263 :

« Présentement, l’influence messaliste sur le sol algérien n’est plus localisable qu’en certains points de l’Oranie, exception faite, peut-être, pour quelques foyers d’agitation qu’elle entretenait tout récemment encore dans Alger même (et qui se trouvaient d’ailleurs entièrement contrôlés par la police). »

Et vous avez ajouté en note :

« Il faudrait entrer dans le détail du phénomène. On trouvera plus loin un tract du Front National concernant le terrorisme messaliste et, plus particulièrement, l’affaire des attentats Mozabites. Il est assez remarquable que l’attitude des pouvoirs publics ait été fort différente, en cette occasion de celle qu’ils manifestent quotidiennement par ailleurs ; à Alger, un seul agresseur fut arrêté – par un malencontreux passant, qui le remit à la police ; dès le lendemain, ledit agresseur était conduit devant un juge d’instruction, et l’on apprit qu’il n’avait fait, au cours de l’interrogatoire, aucune déclaration… Le cas est probablement unique. »

A en juger par ce passage de votre livre que j’ai tenu à citer intégralement, vos lecteurs seraient conduits à penser que les messalistes à Alger sont entièrement contrôlés par la police et qu’ils bénéficient de sa protection.

Je ne veux pas croire que vous ayez mesuré la portée de votre texte.

Et pourtant, vous ne pouviez ignorer au moment où vous finissez d’écrire ce livre qu’une pluie d’arrestations était tombée sur les militants du M.N.A. et notamment à Alger. Vous ne pouviez ignorer, non plus, que parmi les détenus qui ont été les plus torturés par la police se trouvent des dirigeants messalistes tels Moulay Merbah, Abdelaziz et combien d’autres.

Faut-il rappeler que le 5 novembre dernier Mustapha Ben Mohaned, Conseiller Municipal d’Alger, accusé d’être l’un des principaux sinon le principal dirigeant algérois du M.N.A., était arrêté par la police et soumis pendant dix jours à d’atroces supplices.

Avez-vous imaginé le sentiment qu’éprouveraient Mustapha Ben Mohamed et ses compagnons s’ils pouvaient derrière les murs de leur prison lire certains chapitres de votre livre ?

Et si vous n’avez voulu cela, il fallait faire preuve d’un minimum d’objectivité.

4°) Je lis page 263 :

« L’opération en cause peut toutefois revêtir une forme plus particulière et plus perfide : puisqu’il est devenu manifestement déraisonnable de compter sur les élus musulmans (et à plus forte raison sur quelque ancien leader tel que Ferhat Abbas) pour neutraliser les exigences du Front, on se rabattra sur l’homme qui n’a pas voulu jusqu’ici renoncer à ses anciennes prérogatives, qui n’accepte pas encore de faire passer les intérêts du peuple avant les siens : Messali, le rival du Front… »

Présenter Messali Hadj comme l’homme qui pourrait neutraliser les exigences du peuple algérien, l’on croit rêver !

Mais oui, c’est vous qui avez écrit quelques lignes plus haut :

« Le récent ralliement de M. Farès lui-même à la thèse nationaliste devrait nous avoir ôté toute illusion sur la possibilité pour un musulman quel qu’il soit d’exprimer dorénavant quelqu’autre thèse que ce soit. Au point que si la France demain se proclame décidée à la négociation, il n’est pas du tout exclu que le Front s’y fasse représenter par tel ou tel de ceux qui ont récemment aligné sur lui leurs positions ; car il n’a rien à craindre de ces ouvriers de la dernière heure. »

Ainsi, la thèse nationaliste n’aurait plus en Algérie qu’un seul ennemi : Messali Hadj !

Il faut une audace ou une inconscience singulières pour défigurer la réalité à ce point. Depuis plus de trente ans la vie de Messali Hadj se confond avec la naissance et le développement du mouvement national algérien.

Tandis que la plupart des intellectuels algériens se prononçaient pour la théorie de l’assimilation, tandis que le Gouvernement général comblait de prébendes les politiciens collaborateurs, Messali Hadj et ses compagnons de lutte affirmaient l’idée nationale algérienne et la propageaient dans les masses. Ce combat leur valait l’exil, les prisons, la calomnie. Les travailleurs nord-africains avaient pris une part active à la naissance du Front Populaire. Mais déjà en 1938, alors que Messali était incarcéré, des journaux « ouvriers » français confondaient volontairement P.P.F. et P.P.A.

Mais le peuple algérien ne s’y trompait pas. Vichy non plus qui condamnait Messali à 16 ans de travaux forcés. Libéré du bagne de Lambèse cinq mois après le débarquement allié, il est placé aussitôt en résidence forcée. Une commission mixte est créée en décembre 1943 par le gouvernement provisoire d’Alger en vue d’étudier un programme de réformes. Messali est convoqué devant cette commission. Il donne son opinion. On le déporte en Afrique Equatoriale. Ramené à Paris en juillet 1946, il rejoint sa résidence forcée de Bouzaréah. C’est sous son égide et sa direction qu’est alors créé le M.T.L.D.

On connaît le rôle joué par ce grand parti populaire. On sait aussi que début 1952, au cours d’une tournée de propagande qui déplace de grandes foules, Messali est enlevé par la police à Orléansville puis transféré à Niort, aux Sables-d’Olonne et à Angoulême où il est maintenu en résidence forcée.

Comment, en présence d’une vie tout entière marquée par la fidélité à un idéal et par un souci presque trop ombrageux d’intransigeance, vous a-t-il été possible de présenter Messali comme disposé à neutraliser les exigences du nationalisme algérien au moment même où celui-ci est sur le point de triompher ?

Quels sont l’écrit, le propos, l’attitude qui vous ont permis d’aboutir à cette conclusion que vous aurez bien du mal, j’en suis convaincu, à faire partager aux combattants de la montagne ?

5°) Le peuple algérien est aujourd’hui dans l’action. Il est des problèmes sur lesquels la réserve et la discrétion s’imposent au moins provisoirement. Il m’apparaît que vous avez parlé bien légèrement des positions des uns et des autres en ce qui concerne le déclenchement de l’insurrection algérienne. Et quand, sur certains, vous avez gardé le silence c’était par parti pris et non par souci de leur sauvegarde.

Je trouve presque incroyable que vous ayez écrit (page 214) :

« Le déclenchement de cette dernière serait dû à une manœuvre des U.S.A. par l’intermédiaire de la Ligue Arabe, laquelle aurait assuré le « Front de Libération Nationale » (F.L.N.) de son appui total, l’incitant de la sorte à engager la lutte beaucoup plus tôt qu’il n’était prévu et sans avoir pu obtenir l’accord des Centralistes. Le sens de la manœuvre U.S. était de créer au gouvernement Mendès-France une difficulté dont il devrait payer la disparition par la signature des accords sur l’Allemagne, on croit savoir qu’un coup de téléphone de M. Foster Dulles au Caire ne tarda pas à sanctionner la compréhension du gouvernement français et que la Ligue Arabe fut alors conviée à s’abstenir. »

Et vous ajoutez en note :

« Certains informateurs précisent même que 100 milliards lui auraient été remis pour appuyer cette invitation. »

Permettez-moi de douter de la valeur de vos informations. Mais même lorsque l’on est dans le secret des choses, il est préférable, dans certaines situations, de s’abstenir, quitte à paraître moins bien informé.

Je regrette d’avoir eu à vous faire ces remarques. Mais, dans un problème si grave, il m’a semblé impossible de ne point souligner votre manque d’objectivité et de laisser passer sans les relever de si grosses atteintes à la vérité.

Vous estimiez devoir prendre parti. C’était votre droit.

Mais critiquer ne veut point dire calomnier.

Yves Dechézelles

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