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A propos de l’affaire Barbie

Texte paru dans la revue Sou’al, n°7, septembre 1987, p. 149-151


A propos de l’affaire Barbie, ces quelques remarques…

1/ Il y a une spécificité du « crime contre l’humanité » et ce serait une erreur grave que d’assimiler tout crime, tout massacre, toute exaction à cette notion juridique nouvelle. Ce qui est mis au compte du nazisme c’est une volonté délibérée, que son idéologie légitime, de nier toute appartenance à l’humanité de certaines catégories d’êtres humains et de prétendre nettoyer la planète comme on nettoie un matelas de ses punaises et comme on aseptise un linge à l’hôpital.

L’Algérie a connu les massacres, les crimes, les exactions, engendrés par le colonialisme. Mais, il faut le dire, les crimes de guerre dont est jalonné son chemin vers l’indépendance – et dont on peut regretter que les accords d’Evian, scrupuleusement respectés sur ce point, aient fait obligation d’amnistie – ne sont pas le résultat d’une idéologie visant à l’extinction totale d’un peuple jusqu’au dernier de ses descendants. Ce n’est pas la « solution finale » hitlérienne. Et c’est faire un usage peu scrupuleux de l’histoire que de convoquer pour la défense de Barbie des souvenirs, comme ceux de l’esclavage et de la traite des Noirs, phénomène sur lequel la conscience arabe devrait se pencher pour y rechercher les traces d’un passé dont elle partage aussi la responsabilité.

Distinguer le « crime contre l’humanité » du « crime de guerre », ce n’est pas rendre le crime de guerre bénin ; c’est renvoyer à l’Occident européen l’interrogation qui doit l’habiter : comment une civilisation qui a engendré la démocratie, les « droits de l’homme » et l’idée de révolution a-t-elle pu, en même temps, engendrer ce déni de démocratie et des droits de l’homme que fut le nazisme? Car le nazisme est un fruit pervers de l’Europe.

2/ Cela étant dit, qui osera soutenir que l’enfant de la victime peut, de ce seul fait, disposer du droit moral imprescriptible de s’ériger à son tour en bourreau? Ce n’est pas parce que les nazis ont voulu faire des juifs des hommes à effacer que les survivants du génocide, les enfants des ghettos martyrs, peuvent, une fois pour toutes, échapper à la condamnation morale d’actes qui, chez tout autre, seraient violemment dénoncés.

C’est une généalogie perverse que celle qui permet de transformer les cadavres des victimes d’hier en tambours de la propagande guerriers. L’État d’Israël ne saurait tirer aucune légitimité de l’extermination des juifs par Hitler. Comme le dit le philosophe Emmanuel Levinas, et ceci vaut pour le juif hier, pour le Palestinien aujourd’hui et pour la victime de toujours : « La souffrance n’a aucun effet magique. Le juste qui souffre ne vaut pas à cause de sa souffrance mais de sa justice qui défie la souffrance. »

3/ Réciproquement, on ne saurait accepter que l’histoire soit réécrite en fonction de l’antipathie qu’inspire Israël. Et il n’est pas acceptable que l’engagement contre le sionisme puisse, d’une façon ou d’une autre, se voir soupçonné d’entretenir un lien, même ténu, même non dit, avec l’idéologie du génocide nazi.

Dans le procès Barbie, l’Algérie – et avec elle tous les peuples arabes – ne peut se trouver, à la barre des témoins, que du côté de ceux dans le visage desquels elle reconnaît son propre visage d’hier : celui des victimes juives. Et elle laissera à d’autres le soin de se faire témoins à décharge du SS.

4/ Il faut, enfin, s’interroger sur l’étrange tendance de certaines « grandes consciences » en Algérie à se référer de façon sourcilleuse et scrupuleuse (ce que personne ne leur reprochera) aux droits de l’homme et au exigences de la justice, mais de ne le faire que lorsque la victime relève de l’injustice d’un État étranger et non ami, pour sombrer dans une infinie complaisance quand c’est leur État qui est impliqué. Comme si le droit de l’individu, légitime partout ailleurs qu’en Algérie, devenait, à l’intérieur de celle-ci, le droit de l’État algérien sur ses ressortissants.

La lutte pour la démocratie ne saurait se mesurer à l’aune des conjonctures. Les droits de l’homme sont une exigence morale qui surplombe le politique. A ne pas s’y soumettre, l’action politique la mieux intentionnée devient un petit machiavélisme qui aboutit à l’éloge du despote lorsqu’il est « nôtre » et à la dénonciation du despote adversaire, pour la seule raison qu’il est « adversaire »…

SOU’AL

Paris, le 8 mai 1987

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