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Maxime Rodinson : Les Arabes et Israël

Extrait de Maxime Rodinson, « Les Arabes et Israël », Revue française de science politique, vol. 16, n° 4, août 1966, p. 792-795


Si certains sentiments répandus viennent atténuer ou contrebalancer l’intense sentiment sous-jacent d’humiliation, d’autres viennent au contraire le renforcer, l’exacerber.

Il y a – et cela été maintes fois développé – les séquelles de la judéophobie médiévale des communautés musulmane et chrétienne. Ce facteur doit être soigneusement pesé. Il ne faut ni l’exagérer ni le sous-estimer. Naturellement ses thèmes peuvent s’alimenter à des sources dogmatiques : crucifixion de Jésus quand il s’agit des Chrétiens, et même quelque peu des Musulmans, opposition des Juifs de Médine au Prophète avec les accusations coraniques qui en découlent chez les Musulmans. Mais leur force vient de la situation médiévale où se trouvait encore, il y a peu, la société orientale. Les communautés religieuses refermées sur elles-mêmes avaient pris des allures de quasi-nations. C’est à elles qu’allaient le dévouement, les loyautés, l’allégeance, nullement à l’Etat. Elles jouissaient d’une grande autonomie, réglant elles-mêmes leur vie interne et leurs institutions. L’Etat n’exigeait d’elles à peu près que l’impôt et le tribut. C’est le système ottoman des millet-s qui a des antécédents lointains et qui se continue dans une large mesure au Liban et un peu en Israël même. Des rapports de compétition entre ces groupes confessionnels s’étaient naturellement établis avec les conséquences habituelles, chacun regardant l’autre avec méfiance ou avec une hostilité plus ou moins accentuée selon les circonstances, parfois avec haine et mépris. La communauté privilégiée était naturellement celle qui disposait de l’Etat, la communauté musulmane, qui acceptait les autres et ne recherchait nullement à les faire disparaître, mais leur accordait un statut inférieur. Naturellement il en résultait une attitude psychologique de supériorité méprisante à laquelle répondait de la part des communautés infériorisées une haine roublarde.

Cette situation s’était dans une certaine mesure transformée tout au long du XIXe siècle et au début du XXe, principalement dans le Proche-Orient ottoman, en Egypte, en Tunisie (alors que le Maroc par exemple conservait un caractère tout fait médiéval et qu’en Algérie des rapports très particuliers s’instauraient par suite de la profondeur de la colonisation et de l’application du décret Crémieux). Ces pays parcouraient à leur tour le chemin que l’Europe avait suivi un siècle ou deux auparavant, vers l’Etat unifié où la religion tend à devenir une affaire privée, où l’égalité devant la loi est proclamée. Les communautés chrétiennes et juives tendaient à perdre de leur spécificité et les proclamations théoriques de laïcisme et d’égalité tendaient à entrer lentement dans la pratique. Un Juif égyptien, Jacques Sanua, joua un rôle important dans le mouvement nationaliste vers les années 1880-1910 (8). Au Parlement jeune turc de 1908, deux députés juifs furent élus. Naturellement, les séquelles de la situation antérieure subsistèrent, mais à titre de survivances en voie de liquidation. D’ailleurs, les particularités du système oriental médiéval devenaient dans cette phase des avantages. Les communautés conservaient ce statut d’entité collective (nié en Europe par esprit rousseauiste de la Révolution française) et il tendait maintenant à devenir égalitaire. Les chefs de toutes les communautés avaient une autorité reconnue. Pour ne citer qu’un détail, les règles de vie de chacune étant admises comme également légitimes, les grandes fêtes de toutes étaient également chômées dans plusieurs Etats.

Cette situation fut en partie transformée déjà par la déclaration Balfour et sa promesse d’un « home » national juif en Palestine, les Arabes pressentant malgré les dénégations officielles, qu’on s’orientait par là vers l’aliénation de ce territoire et leur dépossession. Naturellement cela s’accentua quand leurs craintes furent reconnues fondées par les sionistes eux-mêmes avec le programme de Biltmore (1942) et réalisées par la proclamation de l’Etat Israël (1948) et les événements militaires qui s’ensuivirent. Désormais, c’était l’état de guerre qui dominait et on sait que les armistices de 1949 n’y mirent pas fin. Il y eut partout un débordement de ce phénomène que j’ai appelé le racisme de guerre dont à peu près aucune lutte internationale est exempte. L’ennemi israélien était identifié aux Juifs du monde entier, d’autant plus qu’effectivement les sionistes se présentaient comme l’avant-garde du « peuple juif » dans sa totalité, essayaient de mobiliser pour la défense de leur cause les Juifs de partout et y réussissaient en partie, ne cessaient de se targuer de l’appui du « judaïsme » ou de la « judaïcité » mondiale. D’autre part, il était facile d’appuyer ces sentiments nouveaux sur les séquelles de la situation médiévale dont on vient de parler. Enfin, pendant la période 1933-1943 environ, il faut tenir compte du fait que la propagande allemande, fort active au Proche-Orient, avait diffusé ses thèmes antibritanniques et dénoncé la « plouto-démocratie » occidentale en jouant sur l’hostilité arabe au sionisme et en répandant sa thèse de la conspiration juive universelle (9), explication tentante des événements. Pourtant, les Juifs des pays arabes ne commencèrent à souffrir sérieusement des répercussions du conflit qu’après la guerre de 1948 (10).

A tout cela se mêlaient encore des ressentiments à causes sociales et nationales, les communautés juives représentant souvent en Orient (comme les communautés chrétiennes dans une large mesure) une élite de la fortune, ayant adopté en partie le mode de vie occidental, liée souvent étroitement par les intérêts et par la culture aux puissances colonisatrices.

Ainsi le conflit palestinien a eu des conséquences dans le sens du développement d’une judéophobie généralisée, de ce qu’on appelle si inexactement en Europe l’antisémitisme. Il faut insister pourtant sur le fait que ces développements sont le sous-produit d’un conflit limité dans l’espace et, il faut l’espérer, dans le temps. Ils n’ont été que rarement, par des groupes très restreints, théorisés en une thèse générale expliquant toute l’évolution historique par la malfaisance d’une race maudite comme cela été le cas si largement en Occident depuis 1880. Les hommes politiques responsables ont pris soin, en général, d’affirmer que leur antisionisme ne signifiait pas un antijudaïsme généralisé et ont essayé de le montrer par des gestes symboliques (11). La judéophobie musulmane n’a d’ailleurs jamais abouti aux formulations excessives que le R.P Demann cataloguait il y a peu et dénonçait dans les catéchismes chrétiens les plus diffusés encore actuellement. En aucun cas, par conséquent, l’attitude arabe ne peut s’expliquer par un « antisémitisme » de principe, théorisé, racial ou religieux, qui serait la base des comportements actuels. L’antisémitisme européen, lui non plus, il est vrai, n’avait pas pour fondement réel un mythe, mais bien une situation qui avait engendré ce mythe. Seulement cette situation n’avait pas été créée par les Juifs, mais contre eux. Le mythe organisait en leur donnant seul une signification des griefs imaginaires ou, quand ils avaient quelque réalité, issus non de la volonté libre de groupes juifs, mais de la situation sociale où ils avaient été, de force, placés (la pratique de l’usure par exemple). L’antisionisme arabe se développe au contraire essentiellement à partir d’un grief très réel (même si on l’excuse ou si on le justifie), d’une situation créée par la volonté libre de groupes juifs puissants et se proclamant représentatifs de l’ensemble des Juifs. Seul ce grief réel donne quelque signification aux mythes antisémites parfois avancés pour l’ « expliquer », et sans lui ces mythes perdent toute force.


(8) Voir l’article qui lui est consacré par J.M. LANDAU dans l’Encyclopédie de l’Islam, 2e éd., Leyde, Brill ; Paris, Besson, 1962, cf. t. I :  Abû Naddâra [l’homme aux lunettes vertes], p. 146 ; son sobriquet est le titre du journal satirique qu’il publia.

(9) Sans ailleurs s’engager à fond dans des promesses aux Arabes et en gardant longtemps idée de la complémentarité du but sioniste avec le sien : vider l’Allemagne d’éléments « étrangers ». Cf. HIRSZOWICZ (L.) « Nazi Germany and the Palestine partition plan », Middle Eastern Studies 1 (1), oct. 1964, pp. 40-65.

(10) Cf. par exemple CHOURAQUI (A.) L’Alliance israélite universelle et la renaissance juive contemporaine (1860-1960), Paris, Presses universitaires de France, 1965, pp. 331 sqq., 380 sqq.

(11) Non sans confusions. Cf. les oppositions arabes à l’adoption par le Concile du schéma sur les Juifs, accompagnées de protestations d’être exempts d’antisémitisme. Mais la persistance israélienne à identifier la cause d’Israël avec celle de la « judaïcité » mondiale ne fait qu’encourager ces confusions.

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