Extrait de l’article d’André Adam, « Chronique sociale et culturelle », paru dans l’Annuaire de l’Afrique du Nord, Vol. 3, 1964, p. 176-180.
2. – LA RELIGION
De tous les débats engagés depuis l’indépendance sur l’Algérie nouvelle, sur « la personnalité algérienne » et sur « la culture algérienne », l’Islam n’a jamais été absent. Mais l’année 1964 se caractérise par une réaction religieuse particulièrement vive, trop profonde et trop forte en tout cas pour que le régime ait voulu courir le risque de la cantonner dans l’opposition.
La crise, – qui mûrissait depuis quelque temps et qui avait projeté au dehors quelques éclats, comme l’opposition Ben Bella-Khider lors du Ramadans de 1963 se révéla au grand jour à la veille du Ramadan de 1964. Le 5 janvier se tint à Alger, à la Maison du Peuple, une réunion organisée par l’association Al-Qiyam, « Les Valeurs », dont l’animateur est M. EI-Hachemi Tidjani, alors secrétaire général de la Faculté des Lettres (5). Trois mille personnes y assistèrent et acclamèrent des orateurs puis une série de résolutions, inspirés les uns et les autres par un Islam militant, auquel l’arabisme était intimement lié. Certains journaux français parlèrent d’un « climat d’excitation xénophobe », ce contre quoi M. Tidjani protesta vivement. En tout cas, trois journaux algériens, Le Peuple, Alger Républicain et La République (d’Oran) publièrent le 17 janvier une lettre signée de 24 personnalités (des intellectuels surtout, parmi lesquels M. Mourad Bourboune, président de la commission culturelle du F.L.N.), qui dénonçait en termes violents les desseins et l’action du groupe Al-Qiyam : « un langage qui confine au fanatisme le plus rétrograde, qui s’inspire aux sources les plus sectaires et les plus médiévales de la réaction féodalo-bourgeoise…, la forme la plus chauvine et la plus arriérée de la réaction… Rêvant d’un Etat théocratique mis au service de certains intérêts de caste et de classe, les promoteurs de cette réunion ne visent en définitive qu’à stopper net la marche de l’Algérie nouvelle et à bloquer la dynamique révolutionnaire qui l’anime », et les auteurs se réclament, non seulement du programme de Tripoli, mais aussi de l’ijtihâd contre le taqlîd. M. Tidjani répondit que les 24 signataires s’étaient démasqués comme « les représentants les plus en vue de l’athéisme et de l’anti-arabisme en Algérie ».
D’après une interview de M. Tidjani à la revue Confluent (6), il semble bien que, malgré la référence à des réformateurs comme Mohammed Abdou et Rachid Rida, l’association AI-Qiyam soit attachée à une conception très conservatrice de l’Islam. Nous avons déjà cité l’an dernier une déclaration dans laquelle le même M. Tidjani souhaitait l’aménagement de plages séparées pour les hommes et pour les femmes. Il affirme cette fois nettement, au nom du Coran, l’infériorité « naturelle » donc irrémédiable de la femme (p. 631). Il soutient également, – position plus conforme à l’intégrisme wahhabite qu’au réformisme musulman -, que toutes les prescriptions contenues dans le Coran doivent être appliquées à la lettre par les Etats musulmans, et que, par exemple, les sanctions prévues dans le livre pour certains délits, comme de flageller publiquement l’adultère et de couper la main du voleur, « sont éternelles, immuables et imprescriptibles » (p. 629).
Est-ce le conservatisme social qui s’avance ainsi masqué derrière le bouclier de la religion ? Est-ce la bourgeoisie, menacée dans ses privilèges, qui tente de les mettre à l’abri de l’Islam, comme le prétendent les signataires de la lettre des vingt-quatre ? Nous ne saurions prendre parti dans cette querelle. Il est certain que le socialisme de l’Algérie nouvelle a inquiété des croyants qui n’étaient pas tous inspirés par la défense du système capitaliste. Le cheikh Brahimi, l’un des plus importants parmi les oulémas, a attaqué nettement l’orientation socialiste du régime. Le professeur Boghadi, de l’Université d’Alger, donnant une conférence sur « socialisme et Islam », sous l’égide de l’U.G.T.A., a rappelé de son côté que le Prophète condamnait la lutte des classes et que la propriété – du moins, la « petite » – était un droit naturel.
Ce qui montre bien qu’il y a là un problème et que son enjeu est d’importance pour l’avenir du socialisme en Algérie, c’est l’effort entrepris par nombre d’intellectuels pour démontrer non seulement que le socialisme n’est pas en contradiction avec le Coran, mais que le Prophète et ses compagnons sont les véritables et premiers précurseurs du socialisme (7). C’est la thèse soutenue par M. Amar Ouzegane dans son ouvrage Le meilleur combat. Le chef de l’ex-parti communiste algérien, M. Bachir Hadj Ali, a même publié dans la revue internationale des P.C. soviétiques « une étude qui justifie et avalise en partie ces recherches ».
Dans la position des gouvernants, l’année 1964 est marquée par une nette inflexion islamique. On remarquera qu’aucun « responsable », M. Bourboune mis à part, n’a signé la lettre des 24. On sait que la Charte d’Alger, adoptée par le Congrès du F.L.N., affirme – grâce à des amendements de dernière heure – le caractère musulman de la personnalité algérienne : « Le peuple algérien est un peuple arabo-musulman. En effet, à partir du VIIIe siècle, l’islamisation et l’arabisation ont donné à notre pays le visage qu’il a sauvegardé jusqu’à présent ». Et plus loin : « Au VIIIe siècle, la rapidité et la profondeur du processus d’islamisation et d’arabisation qui commence ne peut s’expliquer que par le rôle libérateur de cette religion et de cette civilisation nouvelles, qu’un peuple aussi combatif n’aurait pas acceptées si elles ne lui apportaient libération, promotion sociale, enrichissement culturel, prospérité et tolérance. Le fonds arabo-musulman demeure ainsi le fondement de la personnalité algérienne ».
La réaffirmation de l’orientation socialiste s’accompagne d’une affirmation de l’appartenance à l’Islam, selon la formule célèbre de M. Ben Bella au congrès des étudiants de 1963 : « Notre socialisme est scientifique mais il tient compte de notre fonds arabo-islamique. Nous ne demandons qu’une seule chose, que l’on nous laisse notre Dieu, notre Allah, après quoi nous sommes prêts à aller encore plus de l’avant dans ce socialisme scientifique ». Le Président a repris ce thème bien des fois en 1964. Ainsi à Cherchell le 3 décembre : « Notre socialisme est issu non d’idéologies étrangères mais de nos réalités nationales, de nos valeurs arabes islamiques, car l’Islam signifie la justice entre tous… L’Islam c’est l’abolition des classes qui veulent dominer le monde. C’est la lutte sans merci contre les privilégiés… Nous réalisons le socialisme, car il est conforme à l’Islam ». Lors de sa visite en U.R.S.S., où il a reçu le prix Lénine, il n’a d’ailleurs pas caché à M. Khrouchtchev et à ses autres interlocuteurs communistes que « le socialisme algérien était un socialisme musulman ». « Nos amis, a-t-il déclaré à son retour (18 mai), et notamment M. Khrouchtchev, l’on bien compris et ont admis que nous étions musulmans et socialistes ». Il répètera encore à Arzew, le 27 septembre : « Notre socialisme est issu des valeurs spirituelles et islamiques arabes ».
Ce « socialisme de l’Islam » (ichtirâkiya al-islâm), dans lequel M. Tidjani lui-même ne voit aucune contradiction (Le Peuple, 22 avril), se distingue nécessairement du marxisme, M. Tawfiq al-Madani, ancien Ministre des Habous, a précisé sur quels points. Ils sont au nombre de quatre : « Il est hostile à la lutte des classes, il respecte la petite propriété privée, il respecte l’héritage et implique, bien sûr, la croyance en Dieu » (Le Monde, 8 janvier 1965). Tout le monde n’est pas prêt à renoncer à la lutte des classes, à preuve un article paru dans l’hebdomadaire arabe de l’U.G.T.A., Al-thawra wa-l-amal, (Révolution et travail) le 15 mai 1964 : « Depuis l’indépendance, une guerre des classes se poursuit en Algérie… entre les vrais socialistes et leurs véritables ennemis, visibles et cachés… les réformistes, les bureaucrates, les bourgeois et tous les réactionnaires… Il faut que nous sachions que la bourgeoisie est méchante et criminelle, qu’elle ne reculera devant aucun crime ». Et plus loin: « Le parti d’avant-garde sera l’expression sincère de la lutte des classes, il sera fondé sur la classe ouvrière et ses alliés ».
Cependant les marxistes orthodoxes ou ceux que Le Peuple appelait les « progressistes marxisants », furent peu à peu écartés au profit d’adeptes du « socialisme musulman ». La relève la plus notoire, dans le domaine culturel qui nous intéresse ici, est celle de M. Mohammed Harbi par M. Amar Ouzegane à la tête de l’hebdomadaire Révolution africaine. Dans son premier éditorial (12 septembre), intitulé Al-djihâd fi sabil l’-ichtirâkiya (le combat pour le socialisme), M. Ouzegane distribue les coups, rituellement, à droite et à gauche. Sur la droite, ils vont aux « fanatiques en turbans de soie », « qui brandissent le Coran pour défendre les riches bourgeois ». Mais les coups donnés « à gauche » sont à la fois plus appuyés et plus ajustés ; ils visent « les révolutionnaires de la phrase, les philosophes détachés du peuple, de France ou d’ailleurs, qui confondent les principes et le dogme. Ils veulent appliquer leurs théories en Algérie à la façon de ceux qui apprennent la coiffure sur la tête des orphelins… ». Suit une attaque contre la gauche française, qui se mêle de donner des leçons alors qu’elle est incapable de faire la révolution chez elle. Dans un autre article du même numéro, on apprend que « contrairement à l’Eglise en Europe, l’Islam n’a jamais été en Algérie l’allié du colonialisme ou du capital », que chaque mosquée est un « foyer de lumière » et que 347 mosquées nouvelles ont été ouvertes depuis l’indépendance, dont 177 bâties par des équipes de « croyants volontaires ». Ces citations donnent une idée du changement d’orientation imprimé à l’hebdomadaire où s’exprimaient auparavant un groupe d’intellectuels fort détachés des préoccupations religieuses.
Le fait le plus important sans doute dans ce domaine, c’est la décision prise par le Ministre de l’orientation nationale – donc par le gouvernement tout entier – de rendre l’enseignement religieux musulman obligatoire dans toutes les écoles publiques à partir de l’année scolaire 1964-65. L’Algérie est le premier pays engagé dans la voie socialiste à dispenser un enseignement religieux. C’est aussi, comme l’a remarqué J.F. Kahn, le premier pays décolonisé, ayant hérité du colonisateur une école laïque, à la transformer en école confessionnelle. Le programme d’enseignement religieux pour le cycle primaire définit ainsi les objectifs poursuivis: « a) Eveiller le sentiment religieux de l’élève, lui permettre de comprendre ses devoirs religieux, de les apprécier et de les remplir. b) Donner à l’élève une éducation qui soit en conformité avec le milieu musulman qui est le sien. c) Préparer l’élève, dans la mesure de ses capacités, à exploiter les trésors de la culture islamique ». Un autre passage des instructions précise : Il faut que l’enfant comprenne « que les obligations religieuses sont des vertus morales et des actions positives qu’il convient d’observer en raison de leur utilité pour l’individu et la société ». On reconnaît ici une tendance assez répandue dans l’apologie moderne de l’Islam.
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L’explication sociologique de cette inflexion religieuse de la révolution algérienne, qui déconcerte si vivement les révolutionnaires européens, peut-être en trouvera-t-on le chemin dans une conférence donnée en février à Alger par M. Malek Bennabi, l’auteur de Vocation de l’Islam, et publiée par Le Peuple (19-20 mars). Après avoir récusé Fanon comme théoricien de la révolution algérienne : « Pour parler le langage d’un peuple, il faut partager ses convictions, Fanon était athée », M. Bennabi souligne que, cette révolution, « c’est le paysan qui en porta le fardeau avant l’ouvrier et l’intellectuel. Ce fut en réalité une révolution paysanne ; elle le fut non seulement par le nombre des martyrs, mais par son esprit ». Dans la lutte pour l’indépendance, le paysan « a mis son sens du sacrifice, de l’hospitalité, du divin, il en a fait une lutte sacrée… Il luttait en ayant conscience d’être arabe et musulman ». Le poids massif de la paysannerie dans la révolution, l’attachement profond et quasi viscéral de cette paysannerie à l’Islam, voilà qui a dû peser lourd dans les délibérations des chefs et dans leurs décisions.
(5) M. Tidjani a dû quitter ce poste après la réunion du 5 janvier que la présence de M. Khider rendait suspecte au gouvernement et est entré ensuite au cabinet du Ministre de l’agriculture.
(6) N° 42-43, juin-juillet 1964, pp. 609-34.
(7) V. sur ce sujet les articles de Jean-François KAHN, « Socialisme et Islam », Le Monde, 7, 8 et 9 janvier 1965.