Article paru dans Le Prolétaire, n° 398, octobre-novembre 1988, p. 1-2
Les émeutes qui ont enflammé durant une sanglante semaine une bonne partie du pays ne se réduisent pas à un « coup de fièvre de la jeunesse », mais sont l’expression d’un mouvement social aux origines indiscutablement prolétariennes (1).
Le mouvement a commencé en septembre par une vague de grèves dans les entreprises : à Rouiba-Reghaïa, El Harrach Bouira, Bejaïa, Annaba, Tizi-ouzou. A Rouiba les grévistes de la SNVI (usine de camions) protestaient contre la suppression d’une prime qui signifiait une diminution de salaire. Des grèves de solidarité éclatent dans la zone industrielle. Le 27 septembre les ouvriers entament une marche de protestation en direction d’Alger, mais sont violemment réprimés par la police, qui bloquera pendant plusieurs jours la route entre Rouiba et Alger. Pendant le mois de septembre des manifestations contre les pénuries alimentaires sont signalées dans plusieurs villes. A la fin du mois les grèves touchent Alger, d’abord avec la grève d’Air-Algérie, puis avec la grève dans les Postes.
Mardi 4 octobre des appels à la grève générale sont diffusés dans Alger et vont déclencher les premières manifestations de jeunes dans la capitale.
A partir de ce moment les émeutes passent au premier plan. Malgré ou à cause de la répression, elles s’étendent dans le reste de l’Algérie : Tlemcen, Sidi-bel-Abés, Oran, Mostaganem, Blida, Boufarik, Staoueli, Tipaza, Annaba, etc.
Partout ce sont les bâtiments officiels du parti, les magasins d’alimentation qui sont attaqués par les manifestants, ce qui témoigne de la haine sociale contre l’Etat, ainsi que les causes matérielles de ces émeutes : la misère, la faim.
A Alger les manifestations ont touché le centre-ville ; mais les affrontements les plus sérieux ont eu lieu et se sont prolongés dans les quartiers populaires: Bab El Oued, El Harrach, Ben Aknoun, etc …
La brutalité de la répression, l’imposition de l’état de siège n’arriveront à briser les manifestations qu’au bout de plusieurs jours, après le message de Chadli à la télé. Le nombre de morts est estimé à près de 500, les arrestations se sont chiffrées par milliers.
L’IMPERIALISME FRANCAIS SOLIDAIRE DE LA BOURGEOISIE ALGERIENNE
Alors que les dirigeants français ne ratent pas une occasion de se gargariser des « droits de l’homme » et de faire la leçon aux dictatures du Chili ou de Pologne, les évènements d’Algérie ont révélé ce que sont ces discours : du vent. Dès qu’il s’agit de ses zones d’influence dès que ses intérêts peuvent être réellement menacés, l’impérialisme « redécouvre » les vertus de la répression. Dans ses néo-colonies d’Afrique noire, l’impérialisme tricolore ne s’est jamais soucié de prêcher les « droits de l’homme ». Pour l’Algérie, il s’est retranché derrière la « non-ingérence » pour ne pas condamner la répression, ce qui aurait pu gêner l’armée algérienne d-ans ses massacres. Le ministre des Affaires étrangères a déclaré le 10 octobre : Nous ne devons pas nous mêler des affaires intérieures de l’Algérie. Nous devons prendre cela globalement (…). L’Algérie est un partenaire indispensable pour la France. L’Algérie est indispensable à l’équilibre du Maghreb. C’est pour cela que nous souhaitons que l’Algérie retrouve à la fois sa paix et son équilibre économique ». L’argument de la non-ingérence est repris par ceux qui, en refusant de dire un mot en faveur des victimes des tueries, montrent qu’ils sont du côté de la bourgeoisie algérienne ; le PCF, le MRAP … Le PS, quant à lui, attend la fin des émeutes pour parler dans un communiqué de « répression » et ajouter : « on ne restaurera pas l’ordre uniquement par l’intervention des forces armées mais aussi par des mesures sur le plan économique et social ». Répression d’accord, mais avec des mesures sociales !
La réaction de la plupart des forces institutionnelles françaises s’explique par l’importance des relations économiques avec l’Algérie et pas par un prétendu « complexe d’ancien colonisateur ». Les échanges commerciaux ont sans doute chuté ces derniers mois en raison d’un contentieux sur les achats de gaz, mais l’Algérie reste cependant le premier client et le premier fournisseur africain de la France. Elle est aussi son second débiteur, après le Brésil (27 milliards de F dettes). Selon « le Nouvel économiste » (14/10) « des 1981 M. F. Mitterrand a soutenu Chadli, le plus francophile des présidents algériens depuis l’indépendance, dans l’espoir de desserrer les relations militaires algéro-soviétiques et de libéraliser le régime. » Le journal veut dire « ouvrir davantage le régime aux intérêts français ». Pas de « non-ingérence » quand l’impérialisme essaye d’augmenter son influence et d’ouvrir des marchés (l’Algérie n’achète pratiquement pas de matériel militaire français) !
C’est pourquoi Rocard a tenu à assurer, par l’intermédiaire de l’ambassadeur d’Algérie, « la sympathie et la solidarité du gouvernement français » envers le gouvernement d’Alger : attitude similaire à celle du gouvernement de gauche vis-à-vis du gouvernement tunisien lors des « émeutes de la faim » ou à celle du gouvernement Chirac vis-à-vis du gouvernement sénégalais au moment des émeutes de Dakar ce printemps.
Les communistes n’ont jamais cessé de rappeler que contre le prolétariat et les masses exploitées, la solidarité des bourgeoisies est sans failles. La solidarité de l’impérialisme français avec la bourgeoisie algérienne en est la démonstration. Les déclarations attristées sur le sort des opprimés dans telle ou telle région du monde ne sont que de l’hypocrisie, quand elles ne servent pas à masquer telle ou telle opération cynique.
LE CAPITALISME AFFAME LES MASSES
Les grèves et les « émeutes de la semoule » sont dues à la dégradation des conditions de vie des travailleurs et de la population. Le chômage s’accroît régulièrement. Il est estimé à 17% de la population active et à 50% des moins de 25 ans. Dans le cadre de la rentabilisation des entreprises publiques, des milliers de licenciements sont prévus. La réduction des ventes de pétrole – qui représentent plus de 90% des exportations du pays – a conduit l’Etat à réduire de façon drastique ses importations. Or le développement capitaliste de l’Algérie s’est fait, comme il se fait toujours, en sacrifiant l’agriculture. Résultat : l’agriculture algérienne qui fournissait 70% des besoins des habitants en 1969, n’en fournit plus que 40% en 1976. Les diminutions des importations se font au détriment de la consommation alimentaire des masses, car il n’est pas question d’interrompre les importations nécessaires à l’industrie. Les masses algériennes souffrent de la faim pour que le capital puisse être rassasié.
Après les émeutes de Constantine l’Etat avait procédé à des importations d’urgence d’huile, de beurre, de semoule, de café. Mais les pénuries sont ensuite réapparues. La semoule, ingrédient de base de l’alimentation, était devenue presqu’introuvable ces derniers temps. Le kilo de bœuf a doublé de prix pour atteindre 150 dinars, soit 10% du salaire ouvrier moyen ( 1 dinar = 1 F, au change officiel). L’austérité renforcée cette année a comporté un blocage des salaires, ce qui est la façon qu’ont les bourgeois pour dire baisse du niveau de vie.
Le syndicat officiel UGTA, pour ne pas perdre tout crédit aux yeux des travailleurs, a publié au début du mois un communiqué pour dire qu’il partageait les revendications ouvrières et il a dénoncé « la baisse intolérable du pouvoir d’achat des masses ».
La détérioration de la situation économique d’un pays soi-disant « socialiste », cité en exemple par le FMI il y a quelques années, a rendu nécessaire des réformes pour « rentabiliser » les entreprises d’Etat peu performantes. Ces réformes vont donner plus d’espace à la bourgeoisie privée, vont rendre autonomes les entreprises publiques, les rendre « libres » de supprimer les travailleurs en « surnombre ». Sur le plan agricole elles impliquent la liquidation des entreprises « autogérées » au profit des propriétaires privés. Elles préparent une exploitation accrue de la force de travail du prolétariat algérien.
La jeune bourgeoisie algérienne est divisée en clans rivaux, qui se sont affrontés sur cette question des réformes. Le PAGS (parti « communiste ») et les cadres de l’UGTA n’indiquent comme responsables de la situation des masses que les partisans des réformes et la bourgeoisie privée. Mais cette situation ne date pas des réformes, qui sont à peine entrées en application. Bourgeoisie privée, bourgeoisie d’Etat, partisans des réformes ou défenseurs de la primauté économique de l’Etat sont tous, autant les uns que les autres, des ennemis de la classe ouvrière et des masses exploitées.
CONTRE LES PIEGES DE LA « DEMOCRATISATION », LE SALUT DU PROLETARIAT NE PEUT VENIR QUE DE SA REORGANISATION ET DE SA LUTTE DE CLASSE
Nous avons vu que les évènements ont eu un caractère de classe indéniable. Les islamistes, souvent présentés en France comme les responsables, ne sont apparus que plusieurs jours après le début des émeutes pour tenter de récupérer le mouvement. Leur action est toujours allée dans le sens de la modération et plusieurs n’ont pas caché leurs liaisons avec les autorités. En dépit de leurs critiques contre les gouvernants, ils sont un recours pour l’ordre bourgeois et un danger pour la classe ouvrière.
Le PAGS a une implantation parmi les travailleurs et dans l’UGTA ; certains de ses militants ont été arrêtés. Le correspondant du « Monde », proche des cercles gouvernementaux, laisse entendre que l’action de l’ UGTA et de « la gauche du FLN » a contribué à l’explosion. En réalité l’UGTA n’a été obligée de coller en paroles aux revendications ouvrières que pour ne pas être débordée par la création de commissions syndicales indépendantes. Mais il est probable que la bourgeoisie lui reprochera, ainsi qu’au PAGS, de ne pas avoir su empêcher le grèves.
Pour reprendre un certain crédit, Chadli a parlé de « démocratisation » et a organisé un référendum, Plusieurs centaines de manifestants ont été relâchés.
De leur côté, les groupes d’ opposition mettent en avant une perspective de démocratisation et de pluralisme. Les trotskystes appellent même à « l’unité des forces d’opposition sur des revendications démocratiques » ainsi que leur rituelle « Assemblée constituante » (« Rouge » 14/10/88).
Mais une démocratisation de l’Etat ne pourrait être qu’un leurre pour les prolétaires. Le capitalisme algérien s’est développé à marches forcées en imposant une poigne de fer à la population. Ce sont les impératifs de développement qui ont donné à la dictature de la bourgeoisie algérienne ses traits particulièrement répressifs. Le capitalisme algérien ne peut se payer les frais d’une démocratie libérale à l’occidentale (qui est le rêve ultime des petits bourgeois) dans les premières phases de son accumulation, et maintenant dans une situation de crise économique. Tout épisode démocratique ne pourrait être qu’une concession tactique de la bourgeoisie avant de repartir à l’assaut des travailleurs. La férocité de la répression ne doit pas laisser le moindre doute sur les possibilités de démocratisation de l’Etat bourgeois.
« Il n’y a pas de milieu. Seuls en rêvent vainement les fils à papa, la gent intellectuelle, les petits messieurs qui ont fait de mauvaises études dans de méchants bouquins. Nulle part au monde il n’y a et il ne saurait y avoir de milieu. Ou bien la dictature de la bourgeoisie (dissimulée sous la pompeuse phraséologie socialiste-révolutionnaire et menchévique sur la souveraineté du peuple, la constituante, les libertés, etc.), ou bien la dictature du prolétariat. Celui à qui toute l’histoire du XIX ème siècle n’a pas appris cela est un imbécile fini. » (Lénine, Œuvres T. 29, p. 564).
Pour le prolétariat il n’y a que la perspective de la révolution socialiste, de la dictature du prolétariat qui n’est pas illusoire. La réalisation de cette perspective n’est sans doute pas immédiate. Il serait absurde de confondre des émeutes aussi prolongées soient-elles, avec l’entrée dans une phase révolutionnaire. Les émeutes ont témoigné avec éclat d’une certaine maturation des contradictions sociales : ce n’est plus une région, mais tout le pays qui est touché et pendant plusieurs jours. Elles ont montré sans équivoques que le prolétariat est à l’origine du mouvement.
Mais elles ont aussi indiqué la distance qu’il reste à franchir à la classe ouvrière pour se mettre à la tête des mouvements de révolte, pour dépasser et intégrer les émeutes dans une lutte révolutionnaire de classe. Elles peuvent et elles doivent servir à renforcer les travailleurs, à condition que ceux-ci sachent y lire un appel à ce qu’ils s’organisent de façon indépendante, de classe, sur des objectifs et des méthodes propres, en opposition à toutes les formules d’union nationale au nom de la patrie, de la démocratie ou de l’islam. Cette organisation est nécessaire aujourd’hui dans les luttes économiques pour contrer le sabotage de l’UGTA ; dans la résistance à une répression qui va se déchaîner, pour la libération de tous les emprisonnés. Elle sera indispensable dans la lutte révolutionnaire de demain, en liaison étroite avec les prolétaires de tous les pays, en particulier de ceux des pays impérialistes, pour renverser le capitalisme mondial et venger toutes ses victimes.
Le 15/10/88
(1) Les médias bourgeois ont insisté sur les aspects secondaires de la révolte en leur conférant des traits existentiels qu’ils n’ont pas en réalité. Ce n’est pas parce qu’il n’y a que 7 cinémas à Alger que les jeunes sont descendus dans la rue. Ce n’est pas l’ennui, mais la misère et la faim qui ont motivé leur action.