Article de Martine Vidal paru dans Socialisme ou Barbarie, n° 28, juillet-août 1959, p. 80-82.
C’est la bourgeoisie qui, à la fin du XIXe siècle, a imposé la laïcité de l’enseignement public, parmi une série d’autres réformes anticléricales, à un moment où l’Eglise représentait pour elle un adversaire politique. Depuis, l’Eglise a évolué ; toujours au service de la classe dominante, elle est maintenant au service de la classe bourgeoise. L’anticléricalisme de la bourgeoisie s’est éteint et la laïcité de l’école publique est de nouveau mise en question. On découvre que l’éducation morale des enfants est négligée, que les grandes valeurs sur lesquelles est basée la société actuelle (conscience professionnelle, sens de la hiérarchie, sentiment patriotique, amour de la famille) perdent leur sens et leur contenu. On constate en même temps qu’une bonne partie des enfants se trouve dans des écoles privées, que, par suite de la carence de l’Etat depuis la Libération, il n’y a pas assez de places dans les écoles publiques pour accueillir tous les enfants. Profitant de cette situation, l’enseignement privé (c’est-à-dire d’abord et surtout l’Eglise) réclame des subsides sous prétexte qu’il participe à un service public. La loi Barangé lui a déjà accordé une partie de ce qu’il demandait : l’installation du régime gaulliste lui a donné des espoirs nouveaux. Il réclame maintenant 75 milliards, l’aménagement de la loi Barangé – c’est-à-dire le paiement de ses maîtres par l’Etat – et la possibilité de contracter des emprunts garantis par l’Etat pour construire de nouvelles écoles.
Ces dernières prétentions provoquent la réaction des partisans de l’école laïque, de la « gauche » en général. Au nom de la République, de la liberté de conscience, de l’unité nationale, ils s’opposent à la « ségrégation scolaire », se font les champions de l’enfance unie, et agitent la menace de la nationalisation de l’enseignement.
Que se cache-t-il derrière ces grands mots ?
L’enseignement laïque est incontestablement préférable à l’enseignement privé, et surtout religieux. Dans les écoles privées, les livres sont expurgés, le catéchisme occupe une grande place, la morale et la discipline marquent tellement les enfants que l’on reconnaît souvent à son attitude fermée et neutre un enfant sortant d’une école religieuse : on y prêche la résignation puisque le monde n’est pas une création de l’homme et qu’on aura des compensations dans l’au-delà, la soumission aux autorités civiles et religieuses, l’hypocrisie sexuelle.
Bien sûr, dans l’école publique aussi, l’enseignement s’inspire de conservation sociale, mais à un degré moindre. D’autre part, dans le cadre d’un programme officiel stupide, les maîtres jouissent, dans la pratique, d’une assez grande liberté, pour donner le caractère qu’ils veulent à leur enseignement. Une leçon d’histoire, par exemple, peut être une leçon sur le Premier mai, et pas forcément sur la patrie. Enfin une simple comparaison entre l’école en France et en Espagne suffit à nous convaincre des avantages du système laïque.
Mais avantages pour qui ? A quel point de vue ?
En effet, toute la question est là. Nous l’avons déjà dit, la classe bourgeoise n’est plus anticléricale ; au contraire, inquiète devant l’effondrement des valeurs morales qui lui servaient de base, elle ne serait pas mécontente de voir l’Eglise redonner au « peuple » un peu de moralité et sens de la hiérarchie sociale. L’opium religieux, même à petites doses, lui semble un excellent auxiliaire pour maintenir les travailleurs dans leur condition d’exploités. Ce n’est donc pas parmi les bourgeois que l’école laïque trouvera de nombreux alliés.
Alors, dans la classe ouvrière ? La défense de la laïcité se heurte là aussi, même chez les instituteurs, à une certaine indifférence. Les syndicalistes laïques le constatent avec amertume. Mais au nom de quoi invitent-ils les travailleurs à défendre l’école publique ? La classe ouvrière ne peut se reconnaître dans les principes mis en avant par les partisans de la laïcité : la liberté de conscience, la République, l’unité nationale ne sont que des mots pour les travailleurs. D’autre part, dans l’école publique, les ouvriers qui l’ont fréquentée ne se rappellent pas avoir reçu un enseignement bien enrichissant ; elle représente pour eux l’antichambre de l’usine, et non un instrument d’émancipation. Ils y ont surtout appris l’histoire de la classe dominante et non la leur, une morale conventionnelle faite du respect de la société établie, une discipline qui rappelle celle de l’usine. Pour eux, l’école fait partie des choses sur lesquelles ils n’ont aucune prise, comme l’administration, les chemins de fer, la construction des logements, comme leur travail lui-même : personne ne leur demande leur avis ou, si on le leur demande, c’est sur des détails et pour la forme.
Pour que les travailleurs aient envie de défendre l’école publique, il aurait fallu que, à défaut de l’Etat, les organisations syndicales de l’enseignement aient fait depuis des années un effort pour intéresser les ouvriers aux problèmes de l’école. Qu’elles aient essayé de peser de toutes leurs forces pour modifier les programmes, les conditions de travail des enfants et des maîtres, qu’elles aient essayé de créer une communication constante entre les instituteurs et les travailleurs. Mais les réunions de parents d’élèves ne sont la plupart du temps que des comités de bonnes œuvres, distribuant des prix, donnant des secours, et les parents sont tenus soigneusement à l’écart des problèmes pédagogiques et éducatifs des écoles où se trouvent leurs enfants.
Il faudrait surtout poser ouvertement et franchement le vrai problème : nous sommes contre l’école privée parce que l’enseignement religieux qu’on y donne est une arme supplémentaire pour la bourgeoisie ; au sein de l’école laïque elle-même, nous dénonçons l’orientation que lui lui donne l’Etat et nous luttons effectivement, là aussi, pour que l’enseignement puisse servir aux travailleurs à se défendre.
Mais que font dans ce sens les défenseurs de l’école laïque ?
1° Ils proclament leur neutralité intégrale sur toutes les questions idéologiques ; or nous avons vu que l’école publique n’est pas neutre puisqu’on y reçoit un enseignement orienté, et en tout cas l’Eglise, elle, ne l’est pas : c’est au nom de principes politiques réactionnaires qu’elle attaque l’école laïque. Etre neutre c’est refuser de poser le vrai problème qui est de choisir entre deux idéologies : la résignation à l’exploitation ou la lutte pour l’émancipation.
2° Ils ne rejettent pas la réforme de l’enseignement, ils prétendent même « en tirer tout ce qu’il sera possible d’en tirer ». Or, cette réforme ne prévoit aucun crédit nouveau, alors que tout le monde connaît la misère de l’enseignement ; elle introduit le patronat dans de nombreux établissements, sabote le fameux tronc commun sur lequel les partisans de la démocratisation de l’enseignement fondaient de si grands espoirs.
3° Ils réclament le relèvement de l’indice terminal, c’est-à-dire du salaire des enseignants qui sont en fin de carrière ; ce qui renforce la division au sein des instituteurs et aggrave la crise de recrutement. Or, cette crise est telle que les classes sont surchargées, que des suppléants sans formation professionnelle font la classe, que l’on envoie dans les cours complémentaires des instituteurs sans licence pour enseigner les langues vivantes.
4° Ils menacent l’école libre de la nationalisation de l’enseignement. Mais cela est actuellement irréalisable et ne fait peur à personne, car même parmi les laïques de nombreux groupes sont pour le maintien d’un enseignement libre de statut privé.
5° Ils agitent comme un épouvantail la ségrégation de l’enfance : « si l’Etat subventionne l’école catholique – disent-ils – pourquoi pas l’école juive, protestante, mahométane, etc., et vous voyez d’ici le déplorable tableau du village ayant quatre écoles, quatre groupes d’enfants ennemis ? »
Mais les bourgeois les plus réactionnaires ne veulent pas aller jusque-là. L’argument de l’« unité nationale » que clament les laïques résonne agréablement à leurs oreilles.
En exagérant le danger de la « ségrégation scolaire » d’une part, en refusant d’engager une action vigoureuse pour l’amélioration des conditions de travail des maîtres et des enfants à l’école publique d’autre part, on ne fait que noyer le poisson et, sous le couvert de grandes phrases laïques, on risque de préparer le compromis.
En effet, la partie la plus « éclairée » du clergé est surtout intéressée par deux choses : obtenir des subventions pour développer ses écoles et pénétrer dans l’école primaire et les œuvres parascolaires (actuellement animées par la Ligue de l’Enseignement). Dans Le Monde du 19 juin 1959, le R. P. Dabosville écrit avec une doucereuse hypocrisie : « Pourquoi n’y aurait-il pas des aumôneries dans les écoles primaires et les cours complémentaires, comme cela existe déjà dans les lycées et les collèges, uniquement dans le but de faciliter les conditions matérielles de l’enseignement religieux ? Quant aux œuvres parascolaires, la Ligue de l’Enseignement a un monopole exorbitant, elle pourrait partager. » L’objectif immédiat de l’Eglise est bien celui-là et non l’épouvantail de la « ségrégation scolaire ». Et le principal argument des partisans de l’école libre est bien celui de « l’insuffisance » de l’école publique.
C’est dans ce sens que le gouvernement a l’intention de trancher le problème. Rejetant dos à dos la nationalisation de l’enseignement et le pluralisme scolaire, il veut introduire en douce la religion à l’école primaire et accorder d’importants avantages matériels aux écoles privées, tout en établissant, pour faire plaisir aux laïques, un contrôle de l’Etat sur ces écoles. Laissant l’école publique se débattre dans des locaux trop petits, avec des maîtres insuffisamment formés, il justifiera ainsi le caractère de service public de l’école privée.
C’est donc sur ce double terrain – caractère politique, de classe de l’éducation religieuse ; conditions de travail des maîtres et des enfants à l’école publique – que les organisations syndicales des enseignants auraient dû engager leur combat, c’est sur cette base-là que la population travailleuse aurait pu participer réellement à l’action.
Quant à nous, nous savons très bien qu’il n’est pas possible, dans une société d’exploitation, de faire de l’école primaire un instrument qui « assure le plein développement des aptitudes intellectuelles, physiques et morales des enfants », comme le prétendent les auteurs du projet de nationalisation, car l’école fait partie de la société et on ne peut changer l’une sans changer l’autre. Il reste que nous sommes pour la laïcité de l’enseignement, car la religion est un moyen supplémentaire de semer le conformisme et la résignation dans la classe ouvrière, et aussi parce que, dans le cadre du régime capitaliste, il est possible d’alléger le poids de l’emprise bourgeoise sur l’enfance ouvrière à l’école même. Toute mesure dans ce sens est un facteur important d’émancipation de travailleurs.
En effet, la formation scolaire d’un individu le marque profondément ; et moins cette formation sera orientée par l’idéologie réactionnaire de la classe dominante, plus elle permettra à l’homme d’utiliser plus tard ce qu’il a appris à l’école pour avoir, au travers de son expérience personnelle dans la vie productive, une image réelle de la société dans laquelle il vit.
M. V.