Article d’Errico Malatesta paru dans Le Réveil anarchiste, n° 907, 22 septembre 1934.
Chers compagnons,
Une feuille de langue française a voulu s’occuper de ce que j’ai dit dans la conférence antiparlementaire qui fut tenue, à Londres, le 3 du mois d’août, dans la salle du club Autonomie, et elle m’a fait dire à peu près le contraire de ce que j’ai dit réellement.
Voulez-vous me permettre de rétablir la vérité ? Cela pourrait aussi, peut-être, donner occasion à une discussion entre compagnons sur des questions qui intéressent au plus haut degré le parti anarchiste.
Voici donc les idées que j’exposai devant les compagnons réunis à l’Autonomie —, un peu plus développées que je ne pus le faire dans le peu de temps dont chaque orateur pouvait disposer.
Le problème principal que la conférence se propose, c’est le moyen d’assurer la solidarité internationale dans l’action révolutionnaire.
Cela se réduit à la question déjà tant discutée, de l’organisation ; question qui intéresse aussi bien l’action internationale que l’action nationale ou locale.
Il y a parmi les anarchistes des compagnons qui repoussent toute idée d’organisation de peur qu’elle puisse créer une autorité et entraver la libre initiative. Certainement toutes ou presque toutes les organisations révolutionnaires qu’on a fait dans le passé ont été plus ou moins entachées d’autoritarisme ; mais peut-on déduire de cela que toute organisation soit nécessairement autoritaire ? Certainement non. Une organisation est autoritaire quand il y a parmi ses membres une partie qui veut exercer l’autorité et une autre partie qui est disposée à la subir ; une organisation entre anarchistes consciente est nécessairement libertaire.
Bien plus : le seul fait de ne pas savoir concevoir une organisation sans autorité est une preuve que l’idée anarchiste n’est pas bien pénétrée dans nos cerveaux. En effet, qu’est-ce que c’est qu’une société anarchiste sinon une organisation sans autorité ? Et si cela est possible dans la société future pour la satisfaction de tous les besoins humains, pourquoi ne le serait-il pas aujourd’hui, entre ceux qui comprennent et sentent l’Anarchie, pour les besoins de la lutte contre la Bourgeoisie ?
L’organisation autoritaire est dangereuse et funeste pour la révolution : elle met tout le mouvement à la merci des idées particulières, ou même de la défaillance ou de la trahison de quelques chefs ; elle offre le flanc aux coups de force des gouvernements, et, ce qui est le pire de tout, elle habitue les révolutionnaires à abdiquer leur initiative dans les mains de quelques-uns, et le peuple à attendre le salut d’une providence quelconque.
Mais, d’autre part, la non-organisation c’est l’impuissance et la mort ; elle habitue à l’insolidarité, à la rivalité haineuse de chacun contre tous et aboutit à l’inaction.
La libre initiative c’est certainement le grand ressort du progrès ; mais pour qu’elle agisse il faut encore quelle ait la conscience de sa force. On travaille, on s’expose, on se sacrifie quand on croit que cela produira quelque chose, quand on sait que son action sera comprise, secondée, suivie par les compagnons.
Les héros, qui agissent pour l’idée sans se préoccuper de ce que diront et de ce que feront les autres sont très rares ; il ne faut pas compter sur eux. Et encore leur action, si elle n’est jamais complètement stérile, ne produit pas un effet proportionné à l’effort, si elle reste isolée.
L’homme isolé c’est le plus impuissant des animaux ; et plus on avance dans la voie de la civilisation, plus devient prépondérant le rôle que jouent dans la vie la coopération et la solidarité.
D’ailleurs tout cela, au fond, n’est qu’une mauvaise chicane.
Ceux qui prêchent contre toute sorte d’organisation, quand il arrive qu’ils sont les hommes d’action, font tout comme nous : ils se mettent à plusieurs pour faire une chose. Ils tâchent d’élargir leur cercle d’amis, d’établir des ententes et des relations plus ou moins suivies avec les individus et les groupes qui conviennent à leur but.
C’est vrai qu’ils s’évertuent à chercher des noms qui remplacent celui d’organisation, mais en réalité ils font tout bêtement de l’organisation, ou des tentatives d’organisations. C’est le cas de M. Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir.
Si ce n’était que la question du mot nous y serions complètement indifférents et nous admettrions volontiers qu’ils appellent cela comme mieux leur semble. Mais c’est qu’en prêchant que l’Anarchie n’admet pas l’organisation, on fait du tort à l’idée auprès des gens de bon sens, on fait perdre un temps précieux dans des discussions oiseuses et on maintient beaucoup de compagnons dans un état d’indécision qui leur empêche de faire n’importe quoi.
La non-organisation aboutit d’autre part à une autorité, qui pour être sans contrôle et sans responsabilité, n’en est pas moins une véritable autorité. En effet, les hommes énergiques, les hommes d’action ne renoncent pas à se réunir, à s’organiser pour acquérir cette force qui vient de la coopération ; ainsi toute la propagande contre l’organisation réussit à faire de l’organisation le privilège de quelques-uns. La masse du parti, restant désorganisée, est naturellement menée par ceux qui, étant unis, sont forts, et qui, même s’ils ne le voulaient pas, imposent leurs idées et leur volonté par l’unanimité et par l’ensemble qu’ils mettent dans leur propagande et dans leurs actions.
Nous voulons la libre initiative en fait d’organisation comme dans tout autre chose : que chacun s’organise comme il l’entend, avec ceux qui lui conviennent, selon les nécessités de ce qu’on veut faire et selon les affinités de tempérament, de tendances, d’intérêts : mais qu’il n’y ait que le moins possible d’individus isolés, de forces perdues.
Nous ne renoncerons certes pas à l’organisation qui est la vie et la force ; au contraire, nous tâcherons de la développer pour devenir le plus fort que nous pourrons. Mais, puisque nous sommes anarchistes et nous ne voulons pas faire d’elle un instrument de domination, nous voulons que tous nos compagnons tâchent eux aussi, d’acquérir, en serrant les liens qui les unissent le plus de force qu’ils peuvent. Et la force de nous tous sera la force de la Révolution, sera le levier avec lequel on renversera le monde bourgeois.
On craint les chefs et on a raison ; mais le véritable, le seul moyen pour ne pas avoir des chefs, c’est de savoir ce qu’on veut et comment on le veut. La propagande des principes et des méthodes anarchistes est donc le remède pour détruire les chefs, parce qu’elle est fondée non sur la foi en un individu, mais sur la complète compréhension du programme par tous les membres de l’organisation.
Et si, même parmi les anarchistes il peut y en avoir qui suivent aveuglément des individus, c’est un malheur qu’on doit à l’éducation autoritaire qui depuis des milliers d’années pèse sur l’humanité. Ceux-là trouveraient leur chef quoiqu’ils fassent, partout, ils se mettent ; pour les débarrasser des chefs, il faut débarrasser leur cerveaux des ténèbres : il n’y a pas deux chemins.
Puisque le fondement et le lien principal d’une organisation anarchiste doit être le programme compris et accepté par tous, il est utile de dire quelques mots sur ce programme au point de vue de son ampleur pour voir quels sont les hommes que nous pouvons considérer comme appartenant à notre parti et avec lesquels il faut tâcher de s’entendre et de s’organiser.
Evidemment nous ne pouvons marcher d’accord qu’avec les anarchistes. Il y a trop de différence dans le but et dans les moyens entre nous et les socialistes non anarchistes, pour que soit possible une entente, surtout à présent que ceux-ci, entraînés par la logique de la méthode, s’approchent toujours plus de la bourgeoisie et oublient presque d’être socialistes.
Mais entre les anarchistes il y a des fractions différentes selon l’idée qu’ils se font de la société future. Pourquoi ne serions-nous pas tous du même parti tant que nous sommes d’accord-sur la manière de préparer et de faire In Révolution ?
Par exemple, nous sommes communistes ; mais il y a aussi les anarchistes collectivistes, qui sont assez rares dans les autres pays, mais qui, en Espagne, sont nombreux, bien organisés et de très actifs travailleurs pour la cause commune. Inutile de dire qu’il ne faut pas les confondre avec les « collectivistes » français, qui sont bien des communistes peut-être, mais qui sont surtout des autoritaires et des parlementaristes, c’est-à-dire des anti-anarchistes.
Or, ces collectivistes-anarchistes repoussent, comme nous, toute espérance et tout expédient parlementaire et veulent la révolution par la force. Ils veulent, comme nous-mêmes, l’expropriation violente des propriétaires et la prise de possession et la mise en commun de toute la richesse privée et publique par l’action directe du peuple. Ils veulent, comme nous la destruction des gouvernements de toute sorte et la réorganisation sociale faite par l’action directe du peuple et sans délégation de pouvoir. Comme nous, ils se proposent d’empêcher par la force qu’une nouvelle forme d’autorité ne vienne à escamoter les résultats de la Révolution.
Pourquoi donc ne travaillerions-nous pas ensemble à l’œuvre commune ?
Il y a bien des différences entre nous et eux dans les questions qui ont trait à la manière de laquelle seront organisées la production et la distribution dans la société future. Nous, les communistes, pensons que la seule solution qui puisse résoudre toutes les difficultés et tous les conflits possibles dans une société égalitaire et qui donne satisfaction en même temps aux sentiments de justice et de fraternité, c’est une organisation sociale basée sur le principe de solidarité : De chacun selon ses forces, à, chacun selon ses besoins, c’est-à-dire tout est à tous.
Les collectivistes, au contraire, pensent que la société se réorganisera selon le principe de justice — de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses œuvres, c’est-à-dire à chacun le produit de son travail ; solution que nous trouvons aussi injuste qu’étroite, et qui est d’ailleurs (suivant les communistes), pratiquement irréalisable, ou tout au moins incapable de durer sans évoluer rapidement vers le communisme ou retomber dans le bourgeoisisme.
Mais tout cela c’est pour après la Révolution et ne peut pas être une cause de division dans la lutte que nous devons soutenir aujourd’hui. Et même après la Révolution une telle différence ne devrait produire qu’une concurrence fraternelle pour répandre le plus grand bien social. Si nous étions un parti autoritaire, c’est-à-dire si nous aspirions à constituer un gouvernement et à imposer notre manière de voir, alors certainement nous ne pourrions marcher ensemble qu’avec ceux qui veulent dicter les mêmes décrets, les mêmes lois que nous. Mais puisque, selon nous, c’est le peuple lui-même, c’est chacun des éléments qui constituent le peuple, qui doit pourvoir à son organisation, et à l’entente avec les autres éléments ; puisque c’est l’évolution spontanée, c’est le libre jeu des besoins et des passions, c’est l’observation de l’expérimentation par tout le monde qui doivent déterminer la forme ou les formes de vie sociale, nous, anarchistes de toutes les écoles, n’aurons qu’à prêcher d’exemple en soumettant à la preuve de l’expérience nos idées et nos solutions.
Dans les luttes sociales, aussi bien que dans les recherches scientifiques, c’est la méthode qui prime et qui détermine les résultats. Et les partis se constituent d’après ce que l’on veut faire, et non d’après ce que l’on désire ou ce que l’on prévoit.
Par conséquent, il me paraît que tous les socialistes anarchistes, qui suivent les mêmes méthodes de lutte, peuvent être et sont du même parti, indépendamment des questions de réorganisation.
Je finirai avec quelques observations sur la tactique révolutionnaire.
Nous devons nous mêler le plus possible à la vie populaire ; encourager et pousser tous les mouvements qui contiennent un germe de révolte matériel ou moral et habituent le peuple à faire ses affaires par lui-même et à ne se confier que dans sa propre force ; mais sans perdre jamais de vue que la révolution pour l’expropriation et la mise en commun de la propriété et la démolition du pouvoir sont le seul salut du prolétariat et de l’Humanité et que par conséquent chaque chose est bonne ou mauvaise selon qu’elle approche ou éloigne, facilite ou rend plus difficile cette révolution.
Il s’agit pour nous d’éviter deux écueils : d’une part, l’indifférence pour la vie et les luttes de tous les jours, ce qui nous éloigne du peuple et nous rend pour lui étrangers et incompréhensibles ; — et d’autre part, de se laisser absorber dans ces luttes, leur donner une importance plus grande qu’elles n’ont, et finir par oublier la révolution.
Appliquons cela à la question de la grève.
Nous sommes tombés, comme c’est un peu notre habitude, d’une génération dans une autre.
Autrefois convaincus que la grève est impuissante, non seulement, pour émanciper, mais aussi pour améliorer d’une manière permanente le sort des travailleurs, nous avions trop négligé le côté moral de la question et, sauf dans quelques régions, nous avions laissé ce moyen puissant de propagande et d’agitation, presque totalement aux socialistes autoritaires et aux endormeurs.
Revenus de cette indifférence à la suite des grandes grèves de ces derniers temps et surtout de la grève du port de Londres, qui donna lieu à croire que si les hommes qui la menaient avaient eu une claire conception révolutionnaire et n’avaient pas craint les responsabilités, on aurait pu amener les travailleurs des docks à marcher sur les quartiers riches et à faire la révolution ; il se manifeste maintenant une tendance à l’excès opposé, c’est-à-dire à tout attendre des grèves et presque confondre la grève avec la révolution.
Cette tendance est très dangereuse puis que elle fait naître des espérances chimériques et dont la pratique serait — pas aussi corruptrice assurément, mais aussi décevante et endormeuse que le parlementarisme lui-même.
On prêche la grève générale et c’est très bien ; mais on a tort selon moi, quand on s’imagine et on dit que la grève générale est la révolution. Elle serait seulement une occasion magnifique pour faire la Révolution, mais rien de plus. Elle pourrait se transformer en révolution, mais si les révolutionnaires avaient assez d’influence, assez de force et assez d’esprit d’initiative pour entraîner les travailleurs dans la voie de l’expropriation et de l’attaque armée, avant que l’énervement de la faim, l’effarement du massacre ou les concessions des patrons ne viennent à démoraliser les grévistes et les amener à cette condition d’esprit, si facile à se produire dans la masse, dans laquelle on veut se soumettre coûte que coûte, et on considère comme un ennemi, un fou ou un agent provocateur quiconque pousse à la lutte à outrance.
Je considère d’ailleurs, comme irréalisable une véritable grève générale dans les conditions économiques et morales actuelles du prolétariat universel ; et je crois que la révolution sera faite bien avant que cette grève ne puisse se produire. Mais de grandes grèves se produisent déjà, et avec de l’activité et de l’entente, on peut en provoquer de plus grandes encore ; et il se pourrait bien que ce soit là, la forme par laquelle commencera, au moins dans les pays industriels, la Révolution sociale. Il faut donc être sur le qui vive pour profiter de toutes les occasions qui peuvent se présenter.
La grève ne doit plus être la guerre des bras croisés.
Les fusils et tous les engins pour l’attaque et pour la défense que la science met à notre disposition, loin d’être rendus inutiles par les grèves, restent toujours les instruments de l’émancipation et dans les grèves trouvent seulement une bonne occasion pour être employés utilement.
Errico Malatesta