Entretien avec Samira Fellah par Djamila Ben Saïd paru dans Inprecor, n° 305, du 23 mars au 5 avril 1990, p. 20-22
Le 8 mars dernier, 30 000 femmes ont manifesté dans les principales villes d’Algérie, à l’appel de nombreuses associations de femmes. Les femmes algériennes exigent l’abolition du Code de la famille, le droit des femmes à l’instruction et au travail, la citoyenneté à part entière. Elles entendent aussi riposter aux attaques des intégristes dont elles sont la principale cible. lnprecor a rencontré Samira Fellah, membre du Parti socialiste des travailleurs (PST) algérien et de l’Association pour l’émancipation des femmes, pour parler de la situation des femmes en Algérie et des perspectives pour le mouvement des femmes algériennes.
lNPRECOR : Quelle est la situation des femmes en Algérie, dans le contexte de la montée de l’intégrisme ?
Samira FELLAH : Il faut savoir qu’en Algérie, les traditions rétrogrades n’ont jamais lâché prise, malgré la participation des femmes à la guerre de libération nationale. Certains historiens parlent à ce propos d' »instrumentalisation » des femmes. Lors de la guerre, même si elles ont eu un rôle subalterne, les femmes sont sorties du ghetto familial et ont pris des responsabilités, certaines rejoignant même le maquis. Cependant, leur participation à la lutte anti-coloniale n’a pas brisé la vision traditionnelle de la femme et de son rôle secondaire dans la société algérienne.
A l’indépendance, alors qu’il était question de construire une nouvelle société, prétendument socialiste, aucune mesures concrètes n’a été prises pour lutter contre cette vision ancestrale du rôle des femmes, comme certaines avaient pu l’espérer après leur participation à la guerre. Cette question n’a donc jamais été l’objet de débats, ni même prise en charge par les femmes elles-mêmes.
L’Islam a été une référence d’identité important contre le colonialisme français. Il a été utilisé, derrière le discours officiel, pour justifier le maintien des rapports sociaux fondamentaux, et donc le rôle traditionnel des femmes. Dans les années 70, lorsque l’Algérie a eu besoin de main d’œuvre, les femmes ont servi d’ « armée de réserve ».
A la suite de l’ouverture démocratique consécutives aux événements d’octobre 1988 et des premiers rassemblements de femmes à l’Université d’Alger, les agressions contre les femmes se sont multipliées. En 1980, des mobilisations avaient déjà eu lieu, d’ abord contre la circulaire qui interdisait aux femmes le droit de voyager sans tuteur et en toute liberté, et contre le Code de la famille, en discussion depuis l’Indépendance, mais jamais appliqué en raison des vagues de protestations.
Ce Code de la famille fait des femmes des mineures à vie. Il faut, par exemple, l’accord du tuteur pour leur mariage ou pour toute démarche individuelle importante. Il rend le divorce difficile à obtenir. En cas de bigamie, par exemple, la femme a le « droit » de partir, bien qu’elle ait peu d’endroits où aller, en dehors de sa famille, qui ne l’accepte pas toujours, notamment quand elle a des enfants. Elle peut aussi obtenir le divorce si la preuve est faite que le mariage n’a pas été consommé, mais cela reste difficile. Dans tous les cas, le divorce représente une ter rible humiliation morale et une dure épreuve matérielle (par exemple, les femmes seules ont difficilement accès au logement).
Mais les femmes sont aussi de plus en plus victimes d’agressions physiques. L’appartement d’une femme mal vue a été incendié, une autre a été brûlée par son frère car elle avait refusé de quitter son travail, etc. Les femmes se font souvent agresser dans la rue par des hommes qui leur ordonnent de rentrer chez elles. La rue leur devient interdite !
Tout cela crée une atmosphère de terreur pour la majorité des femmes. Dans une telle ambiance, il devient difficile de s’organiser, de réagir, surtout en l’absence d’espaces de convivialité organisés qui favoriseraient les rencontres et les échanges entre femmes.
Pourquoi les intégristes ont-ils une emprise sur la société algérienne ?
Les intégristes ont mené toute une série de campagnes : contre la mixité, contre une grève des enseignants, en octobre 1989, dans laquelle ils visaient les femmes (pour lesquelles ils demandaient une mise à la retraite anticipée), contre le travail des femmes qui « voleraient » celui des hommes, etc.
Ces discours misogynes sont de véritables appels au meurtre. Les jeunes, laissés pour compte, sans idéal, et qui n’ont que peu de perspectives en dehors du chômage, sont souvent sensibles au discours intégriste. Ils intègrent la vision rétrograde des femmes qui leur a déjà été donnée par leur éducation, y compris dans les manuels scolaires.
Penses-tu que la situation des femmes a régressé ces dernières années ?
Il y a quelques mois, je vous aurais répondu négativement. Et pourtant il s’agit bien de cela, car depuis une quinzaine d’années il n’y a pas d’amélioration dans le travail des femmes ; les femmes sont cantonnées dans les mêmes secteurs précaires, comme dans beaucoup de pays du Tiers monde. Si, officiellement, il y a 8 % de travailleuses en Algérie, nous vivons une discrimination de plus en plus ouverte et de plus en plus cautionnée moralement par l’opinion publique. Les femmes sont mal acceptées dans la rue et au travail.
L’absence de syndicats représentatifs et combatifs pour tous les travailleurs, n’arrange rien à la situation des femmes qui travaillent. Face aux atteintes des droits élémentaires professionnels, les femmes n’ont pas de cadre syndical réel pour poser leurs problèmes et se trouvent isolées.
Comment réagissent les femmes face à ces attaques et ces agressions ?
Depuis le mouvement d’octobre 1988, les femmes s’organisent : pour protester contre la torture, pour les « victimes d’octobre », mais aussi pour poser leurs problèmes spécifiques. Plusieurs associations de femmes sont nées sur la base d’un travail antérieur fait par différentes forces politiques.
Le Parti de l’avant-garde socialiste (PAGS) a développé, dans les années 70, un travail en direction des femmes. Mais, depuis les mobilisations contre le Code de la famille, dans les années 80, le seul travail qu’il ait maintenu est l’animation d’une revue de réflexion regroupant des intellectuelles, qui a toutefois contribué à entretenir certains débats.
A l’époque et dans un contexte de répression, le Groupe communiste révolutionnaire (GCR, groupe sympathisant de la IVe Internationale) organisait des cinéclubs féminins, pour tenter de regrouper des femmes autour de leur spécificité. Lorsque cela est devenu possible, ces structures ont contribué à la création d’associations de femmes. Depuis 1985, l’Organisation socialiste des travailleurs (OST, du courant lambertiste) anime une association de femmes. Lors des manifestations contre le Code de la famille, elle n’a pas essayé de mobiliser les femmes, et son activité s’est résumé à son existence formelle.
Au lendemain des mobilisations d’octobre, l’OST comme le PAGS n’ont pas tenu à continuer de se battre sur la question des femmes. Ils ont cherché avant tout à s’affirmer en tant que forces politiques. Ils ont même éloigné nos camarades qui, dans les associations, posaient la question de J’oppression spécifique ou qui refusaient de réduire le combat des femmes à la question juridique.
En ce qui concerne le PST, nous avons toujours expliqué qu’en Algérie, il existe des lois non-écrites contre lesquelles il faut se battre. Les femmes doivent prendre conscience de leur situation spécifique et s’auto-organiser pour changer les rapports existants. Une loi n’a jamais suffi à changer une situation concrète, donc notre combat doit aller au-delà des formes juridiques.
Aujourd’hui, le PAGS et le PST animent plusieurs associations dans différents endroits du pays. Le PST est présent dans les principales associations ; il mène deux combats tout aussi importants : la lutte contre ce qui est ancestralement inscrit dans les mentalités et les rapports sociaux, et la lutte contre les lois qui codifient la statut des femmes, car ces lois n’auraient pas existé sans une prédisposition dans les rapports sociaux.
Les Algériennes sont parfaitement conscientes du double enjeu de leur combat, voilà pourquoi des femmes qui ne sont pas liées du PST militent à nos côtés dans les associations.
Un effort est-il fait pour unifier le mouvement des femmes en Algérie ?
Des pas ont été faits pour coordonner les différentes associations qui existent. Du 30 novembre au 1er décembre 1989, s’est tenue une première rencontre des associations de femmes d’Algérie avec le projet de créer une coordination nationale qui aurait la force nécessaire pour répondre aux attaques actuelles. Cette coordination n’a cependant pas su répondre aux problèmes essentiels qui se sont posés, à cause de l’éclatement entre différentes associations. Les femmes, elles, se refusent à choisir entre différents programmes et différentes associations. Le sectarisme politique tant de l’OST que du PAGS ont créé des sortes de cartels dans les associations qu’ils animaient. Cela rend la situation difficile, mais nous gardons l’espoir et nous continuerons à nous battre pour construire un mouvement des femmes unitaire et surtout démocratique.
Dans nos associations, nous avançons l’idée que, malgré les problèmes communs, les femmes ne vivent pas la répression de la même manière selon leur statut social. Même si cet aspect de notre travail apparaît surtout de façon propagandiste, nous essayons aussi de regrouper les femmes travailleuses. Pour nous, il s’agit aujourd’hui de construire un mouvement démocratique des femmes qui sache réagir à leurs problèmes concrets pour l’égalité politique, sociale, culturelle, etc., et pas simplement juridique.
A l’heure où les intégristes menacent les rares acquis des femmes, le mouvement de femmes que nous devons créer doit savoir informer les femmes, dans un contexte d’analphabétisme important où beaucoup de femmes ignorent le contenu des lois et la plupart de leurs droits.
Suite aux différentes mobilisations de femmes, les intégristes ont été acculés à reconnaître que les femmes avaient des problèmes. Ils ont alors répondu par un rassemblement de plus de 50 000 personnes, bien en dessous de ce qu’ils avaient annoncé et pouvaient espérer. Un certain de femmes y ont également participé, mais beaucoup étaient amenées de force par leurs « tuteurs » masculins…
La coordination des femmes a aussi obligé quelques structures démocratiques à réagir, et à défendre les femmes. Il nous faut expliquer que le discours des intégristes est avant tout politique, car la confusion règne tant au niveau des femmes, que dans les masses : on confond un élément culturel et le fanatisme qui sert des objectifs politiques. Les femmes ne doivent pas être seules dans ce combat, comme cela a été le cas durant des mois. Il faut une réponse plus importante aujourd’hui, avec d’autres forces.
C’est ce qui se fait dans le cadre du Forum pour les libertés démocratiques, qui rassemble des syndicats, dont le Syndicat national des étudiants autonome et démocratique (SNEAD), des associations de femmes, le RAIS (Rassemblement des artistes, des intellectuels et des scientifiques, animé par des militants du PAGS) et quelques partis dont le Front des forces socialistes (FFS, organisation libérale d’implantation principalement berbère), le PST et le PAGS. Le Forum essaye de se doter d’une plate-forme démocratique, qui reste largement insuffisante pour les femmes. Elles ont besoin de réponses à un niveau plus précis.
Dans les années à venir le mouvement des femmes sera un biais important par lequel se poseront les problèmes de société, liés au contexte algérien plus général.
En posant leurs problèmes au travail, les femmes posent le problème du chômage qui menace tous les Algériens. Il en est de même pour le logement, pour le pouvoir d’achat, etc. Le mouvement des femmes est surtout une des principales forces qui se bat contre l’intégrisme.
1er mars 1990
Propos recueillis par Djamila Ben Saïd