Article d’Errico Malatesta paru dans Le Réveil communiste-anarchiste, n° 375, 10 janvier 1914.
On discute à l’ordinaire si c’est l’oppression économique qui engendre l’oppression politique, ou vice-versa.
L’Association Internationale des Travailleurs voulant affirmer que le changement de régime politique n’avait jamais produit et ne pouvait produire l’émancipation des travailleurs, proclamait que la sujétion économique est la cause de l’oppression politique et de tous les maux sociaux. Elle exprimait ainsi la pensée de tous les socialistes, anarchistes ou non.
Plus tard, quand les socialistes parlementaires limitèrent la lutte politique à une lutte électorale pour la conquête des pouvoirs publics par pénétration dans les corps législatifs, les anarchistes acceptèrent par erreur la définition des adversaires en y ajoutant, pour bien se distinguer d’eux, qu’ils ne faisaient pas de politique. Et plus tard encore, les syndicalistes prenant des anarchistes la lettre plutôt que l’esprit, affirmèrent comme un principe inébranlable que la lutte économique suffit à l’émancipation, suffit à tout et affectèrent, du moins en théorie, indifférence ou mépris pour l’action politique.
Au fond il ne s’agit que d’une distinction artificielle, scolastique, pouvant bien comprise, être utile pour définir les divers aspects, les différents moments de la mêlée sociale ; mais elle peut être aussi, et a été cause d’une grande confusion d’idées et de nombreuses erreurs pratiques lorsqu’elle laisse croire à une distinction fondamentale qui en réalité n’existe pas, car exploitation économique des travailleurs et oppression politique sont deux faits inséparables ou plutôt deux aspects d’un même fait : la sujétion de l’homme à l’homme ; la soumission des vaincus aux volontés et aux intérêts des vainqueurs.
Il n’en saurait être autrement. Il serait inutile, onéreux, impossible de maintenir dans la sujétion des hommes dont on n’exploiterait pas le travail, de même qu’il serait impossible d’ôter à quelqu’un le produit de son travail si on ne pouvait le contraindre par la force à se laisser dépouiller.
Le régime politique, qui à son origine se réduisait à l’usage direct et personnel de la force brutale par le plus fort, voulant jouir du travail d’autrui, est aujourd’hui un mécanisme compliqué de gouvernement ; mais il reste toujours le moyen essentiel par quoi la force brutale est mise en œuvre pour la défense des privilèges acquis ou pour en conquérir de nouveaux.
Tour à tour, selon les moments historiques et les circonstances locales, tantôt ce sont les classes déjà nanties de la terre et du capital qui organisent la force armée, le gouvernement selon leurs intérêts, comme cela se passe généralement de nos jours dans les pays civilisés ; tantôt ce sont les gouvernants et ceux qui ont le plus d’influence sur eux, qui se servent de la violence pour conquérir des terres nouvelles et de nouveaux esclaves comme c’est le cas aujourd’hui pour les expéditions coloniales. Mais toujours, domination politique et privilège économique sont étroitement liés et s’assurent leur établissement et leur maintien réciproques. Et il est impossible de se débarrasser de l’un sans détruire l’autre.
Lorsque les républicains chargent de régime politique en laissant subsister le privilège économique, même avec l’idée d’arriver ensuite à l’émancipation intégrale, ils constatent toujours — ils ont toujours constaté — que le nouveau régime est comme l’ancien, source et défense de privilèges économiques, et que la république remplit les mêmes fonctions que la monarchie. Et quand les syndicalistes organisent les travailleurs en vue de la lutte économique, pour réclamer et obtenir des conditions toujours meilleures et une part toujours plus grande du produit de leur travail et la gestion de leur production, dès que leurs prétentions atteignent de façon sensible les intérêts des capitalistes, ils se heurtent au gouvernement et à la troupe.
Voilà pourquoi la lutte doit être à la fois politique et économique et voilà aussi pourquoi il serait vain d’espérer l’émancipation économique sans renverser le gouvernement, de même qu’il serait vain de renverser celui-ci, si cela ne devait servir aux travailleurs à prendre possession de la terre, des instruments de travail et de toute la richesse existante.
En réalité, malgré les théories et les différences verbales, ces vérités ont été plus ou moins clairement comprises par tous ceux qui, depuis l’Internationale jusqu’à nos jours, ont lutté pour l’émancipation des travailleurs.
Tous ont compris qu’en fin de compte la société actuelle s’appuie sur la force et qu’il importe de trouver le moyen de paralyser ou de vaincre cette force dont disposent les oppresseurs. L’insurrection armée est le moyen antique, traditionnel, par lequel, à travers l’histoire les opprimés ont de tout temps mis en déroute les oppresseurs. Et si malheureusement, les insurrections victorieuses n’ont pas donné l’émancipation du peuple, cela n’a pas dépendu de l’insuffisance du moyen employé, mais du programme suivi pour les insurrections, et de ce qui a été fait, ou plutôt pas fait, après la victoire. Cependant, comme avec le perfectionne ment des armes et des moyens de communication et la grande puissance de répression qu’il donnait aux gouvernements, l’insurrection apparaissait de plus en plus difficile, on songea à d’autres moyens ; et parmi ceux-ci l’idée de grève générale fut en grande faveur.
Et la grève générale employée en temps et lieu, avec la préparation nécessaire et lorsque l’opinion publique est disposée à l’accepter, est réellement un moyen puissant d’action soit dans les luttes occasionnelles pour obtenir une plus grande liberté et réfréner l’exploitation patronale, soit dans la lutte finale pour conquérir la liberté et la justice intégrales.
Mais on a eu le tort de présenter cette grève comme le subrogé de l’insurrection. Et on a parlé de grève des bras croisés ; on a dit vouloir par la grève affamer la bourgeoisie pour la rendre à discrétion. Et l’on étudiait des moyens de prolonger la grève des travailleurs jusqu’à capitulation par la faim, des patrons et des gouvernants.
C’est ainsi que l’on cessa de penser à l’insurrection, d’y préparer les esprits et d’étudier les moyens pratiques pour la rendre victorieuse ; plus encore, dans l’intérêt de la propagande pour la grève, on exagéra la puissance des armes dont disposait le gouvernement pour passer sous silence la puissance de celles qui sont à la portée du peuple.
Puis, même les plus exaltés partisans de la grève générale commencèrent à comprendre la sottise d’espérer par les bras croisés, en s’abstenant simplement du travail, réduire les bourgeois à merci ; les prolétaires mourraient de faim longtemps avant que les bourgeois soient seulement incommodés et en tous cas le gouvernement interviendrait avec la violence, en dépit de l’attitude pacifique des grévistes et même avec d’autant plus de violence qu’il aurait à craindre moins de résistance.
Et alors, ils nous dirent à nous anarchistes qui restions insurrectionnels impénitents, que la grève générale n’était qu’un nouveau mot pour dire révolution, et qu’elle devait être violente, insurrectionnelle, expropriatrice.
C’était évidemment un progrès ; mais reste toujours l’inconvénient que n’entendant plus parler d’insurrection, le monde cesse d’y penser et ne soit plus disposé et prêt quand l’occasion se présentera.
Maintenant, il semble que finalement les révolutionnaires, même ceux qui ne sont pas anarchistes, pensent qu’il est temps de parler franchement de révolution et d’insurrection, et de présenter la grève générale définitive non plus comme une substitution de l’insurrection, mais comme un moyen d’attirer le peuple dans la rue, de provoquer l’insurrection et d’en faciliter le succès.
Il faut donc étudier la grève au point de vue révolutionnaire et le faire de telle sorte qu’en temps voulu elle serve aux fins révolutionnaires.
La grève générale (et naturellement il ne faut pas prendre le mot générale dans le sens absolu mais dans celui de aussi générale que possible) est le meilleur moyen que nous puissions souhaiter pour lancer l’insurrection ; non seulement parce qu’elle engage de grandes masses de peuple sur tous les points du pays et oblige le gouvernement à disperser ses forces et peut par mille moyens paralyser celles ci, mais encore et surtout parce que dès le début elle pose la question économique et empêche le mouvement de se terminer par un simple changement politique.
Mais il faut qu’elle soit faite dans un but insurrectionnel, devienne immédiatement insurrectionnelle, puisque, ou les grévistes s’empareront des denrées et pour ce faire devront affronter les forces du gouvernement et les bourgeois même armés défendant leurs biens, ou ils seront bientôt forcés par la faim à se rendre.
La masse des grévistes pourra très bien ne pas avoir l’intention de s’insurger mais s’il se trouve des groupes préparés pour prendre l’initiative, la masse fera comme toujours, elle suivra les plus audacieux. Et pour que l’insurrection faite au moment de la grève générale ne se termine pas en un désastre même après la victoire matérielle, il importe que la grève soit conduite de façon à ne pas nuire, ou du moins à nuire le moins possible, aux intérêts, aux besoins du lendemain, en d’autres termes, il faut que les travailleurs en grève et soulevés se rappellent qu’au lendemain de la victoire tout sera à eux et qu’ils devront pourvoir à tout. Or donc, ils ne devront détruire que ce qui sera strictement nécessaire pour assurer la victoire, mais conserver jalousement ce qui devra, pendant et après l’insurrection, assurer l’existence à tous.
Ainsi, lorsqu’il s’agit de révolution, et non de demander seulement quelques améliorations à certains patrons, une grève générale de l’agriculture comportant le refus d’ensemencer la terre, ou d’en recueillir les produits, ou de soigner le bétail, serait absurde, puisque si on ne faisait pas la récolte et laissait mourir de faim les animaux il n’y aurait plus moyen de vivre. Ensuite, la grève agraire ne devrait pas être une véritable grève, mais le refus aux propriétaires de s’approprier la récolte, puis la saisie des produits qu’ils ont déjà pris.
Il pourra être utile d’entraver le service des chemins de fer pour empêcher le gouvernement de transporter des troupes et les bourgeois de s’en servir selon leurs commodités, mais il serait imprudent, sauf en cas de nécessité absolue, de faire sauter les ponts ou de faire d’autres dégâts graves susceptibles d’empêcher ensuite l’approvisionnement des grandes villes.
Et surtout il serait dangereux, mortel, de détruire ou de gâcher les denrées alimentaires.
Nous soumettons les observations qui précèdent à tous les révolutionnaires, et surtout aux syndicalistes, lesquels s’étant pour ainsi dire spécialisés dans la question de la grève générale, peuvent, selon la tactique employée, faire beaucoup de bien ou porter un préjudice énorme à la cause de la révolution.
Errico MALATESTA.
P.S. — Nous discuterons dans un prochain numéro les idées émises par le camarade Malatesta. Disons de suite, sans faire une question oiseuse de mots, que l’action économique révolutionnaire telle que nous la comprenons implique, comme l’indique Malatesta lui-même, la destruction mais non le remplacement du pouvoir politique actuel par un nouveau pouvoir, il y a une économie communiste à substituer à l’économie capitaliste, mais nous ne concevons certes pas un régime politique anarchiste venant remplacer l’Etat bourgeois. Notre action n’est ainsi pas politique, mais anti-politique. En d’autres termes, l’un des caractères essentiels de l’anarchie est la négation de la politique.