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Jean Seurel : Le procès Kravchenko

Article de Jean Seurel paru dans Socialisme ou Barbarie, n° 2, mai-juin 1949, p. 116-121


Pendant deux mois le procès Kravchenko-Lettres Françaises a passionné l’opinion publique. Il est une source de larges profits pour la presse et l’édition qui se disputent les mémoires des témoins. Aux uns il apporte une célébrité subite (Mme Buber-Neuman), aux autres il coûte une maison (le général Rudenko aurait, paraît-il, perdu la sienne). A la longue tout ceci apparaît comme une immense parade publicitaire et chacun est prêt à retourner chez lui, c’est-à-dire à ses idées, ou en revient un peu plus écœuré car il sent monter de partout l’odeur fétide des marais. Ce dégoût a une valeur positive. Et pourtant il vaut la peine de s’arrêter sur ce procès car il est à bien des points de vue un fait très significatif et plein d’enseignements.

Il est intéressant en ce qu’il est un aspect nullement négligeable de l’antagonisme U.R.S.S.-U.S.A. Il est significatif de l’importance de l’idéologie dans la lutte des deux blocs et il doit nous permettre de montrer à nu, tous les aspects réactionnaires des deux sociétés d’exploitation qui s’affrontent dans les locaux exigus de la XVlle chambre correctionnelle du Tribunal de la Seine. Mais sa grande valeur est de nous donner l’occasion de dégager quelques traits essentiels du système bureaucratique et de connaître son mécanisme interne aussi bien que sa stratégie, ce qui est une tâche indispensable à la construction de la plate-forme anti-bureaucratique du mouvement prolétarien. Il est en effet insuffisant de caractériser une société comme société de classe pour élaborer un programme de lutte, de même qu’il ne suffit pas que la classe ouvrière se sache exploitée pour qu’elle trouve la voie de sa libération. A ce titre, il n’est pas possible de faire la part égale entre les parties, non pas que le capitalisme sorte grandi du combat, mais parce que ce procès étant celui du stalinisme, c’est surtout à lui que nous devons nous arrêter. Ceci d’autant plus qu’à travers lui nous pouvons apercevoir plus nettement les tendances irrésistibles qui poussent son adversaire capitaliste dans le même sens, à la fois par son développement interne et du fait de ses rapports avec le bloc bureaucratique.

Il est évident que cette entreprise demande une grande méfiance à l’égard de tous les témoignages apportés au procès car, comme chacun le déclare et le démontre avec force à l’encontre de l’autre, la liberté et l’objectivité, la plus matérielle sont très limitées dans un monde soumis à des degrés différents mais toujours croissants au contrôle universel des appareils d’Etat. Que penser de ce que disent des témoins soviétiques sévèrement contrôlée par le N.K.V.D. ou des témoins kravchenkistes en résidence forcée dans des camps d’Allemagne occidentale, menacés d’être livrés à l’U.R.S.S. ou plus simplement corrompus. Ce n’est pas un des moindres traits de barbarie des sociétés d’exploitation étatiques modernes qu’elles ont détruit même cette relative « objectivité » dont faisaient preuve les bourgeois entre eux, et qui, née sur le marché des échanges, était nécessaire au libre jeu de la concurrence et a disparu avec elle. A la [imite, on pourrait dire qu’il n’y a pas d’autre possibilité d’arriver à une connaissance valable de ces régimes autrement que par une expérience directe, et que le stalinisme ne peut être éprouvé que par ceux qui lui sont soumis. Il existe cependant des failles dans le système bureaucratique le plus parfait qui tiennent à plusieurs faits et que nous retrouverons dans les différentes dépositions.

La première est que l’homme ne pouvant être réduit à une simple machine, d’abord par son essence, en outre parce que c’est une certaine nécessité pour chacune des sociétés d’exploitation d’accroître sa productivité donc de lui laisser une certaine initiative, la société d’exploitation doit lui fournir une certaine idéologie ou elle se trahit. La seconde est que du fait de la division du monde en deux blocs et de la nécessité pour chacun de pénétrer dans le camp adverse par tous les moyens et partout où c’est possible, comme c’est le cas surtout en Europe, il y a obligatoirement une certaine objectivité à observer à laquelle le Guépéou absent ne peut suppléer. A Moscou, on peut dire, comme cette espèce de « Lettres Françaises » soviétiques Literatournai Gazeta que le procès a établi dès la première séance que J’ai choisi la liberté a été confectionné par les services d’espionnage américain ; mais il est plus difficile de le dire à Paris et il faut bien essayer de s’expliquer plus en détail, ce qui expose à certaines mésaventures. Il faut faire appel à des témoins ayant une certaine indépendance, que ce soit un député travailliste comme Zilliacus ou un ingénieur français ayant travaillé en U.R.S.S., et s’exposer par là-même à entendre affirmer l’existence de camps de concentration ou de jugements politiques sommaires. Enfin il y a une troisième faille, c’est que malgré ses efforts pour se mystifier elle-même une société d’exploitation ne peut manquer d’exprimer ses tendances profondes. Sa logique n’est pas non plus une logique mécanique et morte. Aussi inhumaine et abstraite que le soit celle de la société bureaucratique, aussi totale que soit son aliénation, elle est constituée par des hommes et par là est sensible à d’autres hommes non pas comme une fatalité objective mais comme expression de certains intérêts humains. Le bureaucrate a beau expliquer à l’ouvrier que la misère présente est nécessaire à la défense de son avenir socialiste, celui-ci se voit sacrifié au confort présent de ce même bureaucrate. On a beau lui expliquer que la discipline qu’on lui impose est voulue par la nécessité de se défendre contre des éventuels agents du capitalisme, il voit celle-ci transgressée chaque jour par les rivalités de ses supérieurs.

Ce n’est pas le lieu ici de s’étendre sur le caractère réactionnaire des mobiles qui ont poussé les Etats-Unis et la France à faciliter ce procès. Kravchenko les a résumées dans une phrase lapidaire lorsqu’on lui demandait pourquoi il n’avait pas poursuivi en diffamation ses calomniateurs américains : Le P.C.F. vaut la peine qu’on s’occupe de lui. On peut noter cependant que cette agressivité idéologique est un fait nouveau dans l’histoire contemporaine des rapports de l’U.R.S.S. et des U.S.A. de la part du capitalisme américain. C’est la fin de l’ « utopie rooseveltienne » et c’est aussi la compréhension par les Américains que leur force en Europe peut être ramenée à rien si la société se désagrège politiquement de l’intérieur, et que la conquête des masses est aussi importante que celle des Etats.

Ce n’est pas davantage le lieu de faire un parallèle incessant entre les crimes dont on accuse l’U.R.S.S. et ceux dont sont coupables les capitalistes. Nous avons assez souvent l’occasion de faire de tels procès du capitalisme et chaque ouvrier fait suffisamment chaque jour l’expérience de ses méthodes pour ne pas avoir besoin d’y revenir ici.

Si nous nous refusons à un tel parallèle, c’est parce qu’il nous parait particulièrement ignoble d’excuser les crimes des uns par ceux des autres comme les staliniens le font lorsqu’ils sont à court d’arguments. Une telle attitude relève du pessimisme et du fatalisme traditionnels des classes exploiteuses qui se consolent de leur saloperie par l’idée que d’autres en feraient autant et que tout compte fait, elles ne font preuve que de virilité dans un monde voué à la puissance. Ce qui ne les empêche pas, d’ailleurs, avec une logique de classe imperturbable, de pousser des cris d’orfraie lorsque les exploités en se révoltant obéissent à cette loi de la violence qu’on leur a apprise.

Il faut avouer qu’en général les staliniens ne connaissent pas de tels problèmes dans leur puys et possèdent l’invulnérabilité de ceux qui sont à l’abri derrière une police bien faite ; la où cette police manque, là où elle est contre eux les choses sont différentes. On ne peut pas expliquer l’étonnement et le désarroi subit du général Rudenko lorsqu’il trouva devant lui des inférieurs qui pouvaient l’injurier librement, autrement que par un manque d’habitude à s’entendre discuté. Nous devons savoir en profiler.

Avant d’en venir au fond du problème, c’est-à-dire à ce que le procès nous a révélé sur l’U.R.S.S. et sur le système bureaucratique, il faut encore dire un mot sur la personne de Kravchenko qui était formellement l’objet du procès. Cela non pas pour juger de son intelligence, de ses capacités à écrire un livre ni pour affirmer qu’il est sans doute un haut fonctionnaire, mais pour le situer socialement et politiquement. A ce sujet nous adopterons un point de vue radicalement opposé à celui des staliniens et loin d’expliquer sa « trahison » et son anti-stalinisrne par sa psychologie, nous expliquerons ses réactions politiques et ses tares personnelles par la société bureaucratique dans laquelle il a grandi et prospéré. M. Wurmser exultait lorsqu’un témoin kravchenkiste racontait dans quelles conditions il avait été un mouchard, il oubliait de parler de ceux à qui il avait mouchardé. Il est vrai que ceux qui parlent des bons patrons et de Jeanne d’Arc peuvent bien dire que ce sont les flics qui sont responsables de l’exploitation capitaliste.

Il est certain que Kravchenko est un bureaucrate stalinien. Non seulement sa carrière, mais la nature de sa critique de l’U.R.S.S. en témoignent (1). Jamais il ne se place à un point de vue révolutionnaire. Il objecte que les méthodes bureaucratiques sont nuisibles à l’accroissement de la productivité, il se plaint de l’insécurité de la condition bureaucratique, mais de même que son attitude personnelle consiste à fuir la Russie, son attitude politique consiste à servir la cause du capitalisme américain. Il est certain que sa liberté n’est que la fallacieuse « liberté » capitaliste qui disparaît au fur et à mesure que l’économie s’intègre à l’Etat. Il est certain que, de ce fait, ses critiques laissent de côté les aspects essentiels du problème et que, malgré sa description exacte de la barbarie du régime russe, ses attaques perdent beaucoup de leur valeur. Ceci dit, réduire son personnage à un cas particulier, expliquer qu’une telle réaction n’est possible que si l’on est un monstre psychologique qui dès son enfance était un ambitieux avide et corrompu n’a aucun sens et l’on pourrait demander aux staliniens pour quoi ils ne répondent pas plutôt aux critiques point par point. La réponse est simple. Les faits sont vrais. Que le liure soit retouché, qu’il soit remanié, qu’il offre un tableau trop complet de toute la vie en Russie pour être le fait d’un seul nomme, qu’il soit en partie un montage, c’est possible. Et après ? Ce qu’il fallait montrer, c’était le caractère calomnieux de l’écrit et non la corruption de l’auteur. Pour avoir été dans l’incapacité de le faire les staliniens ont perdu leur procès devant l’histoire. Que ce soit un procès fait par des bourgeois à des fins réactionnaires, que ce procès soit utilisé par le capitalisme américain dans sa lutte contre l’U.R.S.S. n’y change rien. A Madagascar, la bourgeoisie doit tricher pour pouvoir juger, ici il n’en a pas été besoin.

La mauvaise foi et l’ahurissante faiblesse d’argumentation des staliniens est remarquable et si elle apparaît dans les comptes rendus de la presse bourgeoise, elle éclate bien plus encore dans le délire grotesque des notes d’audience de Marcenac dans les Lettres Françaises. On y découvre un certain nombre de traits qui méritent d’être signalés car ils dessinent un type particulièrement écœurant de faussaires intellectuels. Mensonges cyniques et douces mines, airs bonhommes et menaces de flics, démagogie ouvriériste et honorabilité la plus conventionnelle se mêlent dans une scolastique digne d’un valet de quatrième ordre de M. Jdanov. Une telle imbécillité n’a de possibilité d’existence que dans un monde barbare où elle devient une qualité précieuse. Ce n’est pas une exception malheureuse mais c’est bien le génie de la bureaucratie que de donner naissance à de tels ânes car Marcenac a réussi le tour de force de trouver un illustrateur de ses notes qui lui va comme un gant. Kravchenko et sa suite y font figure de démons et les témoins soviétiques, de nouveaux anges. C’est un caractère essentielle du régime bureaucratique que de donner naissance à des serviteurs qui s’identifient aussi complètement à leurs maîtres ; de même que c’est un trait des bureaucrates que leur plus grand plaisir est, à l’encontre des rois, d’être prix au sérieux par leurs fous.

Il est inutile de prouver que le mensonge est une des armes spécifiques des classes exploiteuses, et qu’à ce titre ceux des staliniens ne sont pas comme ils le laissent entendre parfois, de bonne guerre anticapitaliste mais traduisent concrètement l’antagonisme profond qu’il y a entre les intérêts de la bureaucratie russe et ceux du prolétariat mondial. Mais par contre il faut insister sur ta théorie bureaucratique de la révolution qui n’est d’ailleurs rien d’autre que la théorie de la révolution bureaucratique comme la théorie menchévik de la révolution par les méthodes de la démocratie bourgeoise n’était que ta théorie de la révolution bourgeoise.

Le stalinisme a poussé à ses limites le rôle de l’idéologie. A travers une série de plans d’interprétation destinés à des couches sociales différentes, elle exprime les intérêts de la totalité Parti-Etat Russe, et Staline, parce qu’il est le sommet de la pyramide sociale de la bureaucratie, doit en être le prophète infaillible.

L’idéologie a une très grande importance dans la vie politique moderne et cela est dû la fois à l’éveil de la conscience politique des masses, ce qui oblige les classes dirigeantes à les maintenir à leur place d’exploitées par une mystification permanente, et au fait que les masses représentent la grande force motrice de la société moderne et que dans leurs luttes les deux blocs doivent utiliser leur militantisme. Le patron capitaliste dans une certaine mesure ne s’occupait pas de l’ouvrier mais ce contentait d’acheter sa force de travail. Il en est tout autrement dans une économie bureaucratique ou même dans une économie dirigée. Pour la Russie stalinienne ce rôle de l’idéologie est d’autant plus important qu’il ne s’agit pas seulement d’exercer sa domination de classe dans sa sphère bureaucratique mais d’essayer d’arriver par l’action propagandiste à mobiliser sous ses drapeaux des hommes que les gendarmes russes ne peuvent pas contraindre mais qui, bien au contraire, doivent braver la répression bourgeoise.

Une raison supplémentaire qui oblige la bureaucratie dans sa lutte contre le capitalisme à donner un poids spécial aux armes idéologiques et à utiliser les couches les plus déshéritées de la population, c’est le grand retard économique du bloc russe. li ne peut être question pour l’U.R.S.S. de rivaliser avec les U.S.A. sur un marché, ni même et encore moins sur la question de la mise en valeur des pays arriérés et des exportations de capital. Les quelques tonnes de blé que l’U.R.S.S. envoya en France pour contrebalancer les livraisons américaines pourraient servir le temps d’une campagne électorale mais n’ont trompé personne sur le secours que l’économie européenne peut attendre de la Russie.

Il est cependant possible dès maintenant au prolétariat de prendre conscience de la dualité (il faudrait d’ailleurs plutôt dire duplicité) de la politique bureaucratique et ce procès nous a permis d’y parvenir.

Un grand nombre de témoignages des deux parties ont permis d’établir publiquement un certain nombre de faits. L’extermination violente des « Koulaks », l’existence des camps de concentration (ou de travail selon un merveilleux euphémisme), d’une justice politique autonome, le contrôle policier permanent de chaque individu et l’instauration du mouchardage en règle de gouvernement, les malversations et les rivalités comme pain quotidien des bureaucrates n’ont pu être niés par les staliniens puisque certains de leurs témoins les confirmèrent. La déposition de Mme Neuman a, sur ces différents sujets, une importance particulière car par sa personnalité, la précision de ses affirmations et l’ignominie de l’attitude des staliniens à son égard, elle a saisi l’auditoire et ses adversaires, qui n’ont su quoi lui répondre, même après une nuit de réflexion, mais ce sont enferrés dans des justifications qui aggravaient leur cas. Ils allèrent jusqu’à lui reprocher de ne pas être reconnaissante envers l’armée rouge qui l’avait libérée alors qu’elle avait été livrée à Hitler par Staline, ou à lui demander si son salaire dans le camp de travail qui lui permettait d’acheter un ou deux kilos de pain par mois n’était pas en supplément de la soupe journalière !

Que de tels faits aient été publiquement affirmés et que les staliniens n’aient rien trouvé à en dire est d’une grande importance. Si cela ne suffit pas à convaincre des théoriciens de l’histoire qui s’accommodent d’autant plus facilement de telles situations que leur place clans la société leur permet d’échapper au mal, il en est autrement des ouvriers qui, parce qu’ils en sont les victimes, en prennent moins facilement leur parti. Les staliniens le comprennent bien eux-mêmes qui s’efforcent, ne pouvant nier la cruelle vérité de ce sinistre tableau de l’U.R.S.S., tout d’abord d’en estomper les traits, ensuite de plaider les circonstances atténuantes.

Nous ne retiendrons de leurs arguments pour atténuer les critiques que l’on a faites sur l’existence des camps de concentrations que celui qui consiste à dire que même s’il existe trois millions (chiffre sûrement bien inférieur à la réalité) de prisonniers cela ne fait que 1 à 2 % de la population. Dans un pays capitaliste, comme la France, il existe en moyenne environ un maximum de 100.000 détenus soit pour 40 millions d’habitants un pourcentage de 0,25 %. La comparaison de deux chiffres est déjà significative, mais insuffisante si l’on tient compte du fait que plus le pourcentage de prisonniers est élevé, plus le régime policier est menaçant et, par conséquent, plus la population tend a éviter de se mettre en fraude. Il y a entre ces deux pourcentages beaucoup plus qu’une différence de quantité, il y a là une véritable différence de qualité. Sous l’occupation ce n’est aussi qu’une partie de la population qui était menacée et cependant la terreur régnait. En outre, et d’est là l’argument le plus décisif, la, menace qui pèse sur chaque individu ne tient pas seulement à une législation draconienne mais connue et contre laquelle on peut relativement se prémunir, elle tient surtout à l’arbitraire de l’exécutif. Dans les pays coloniaux, il n’existe pas tellement de détenus, mais à chaque instant la moindre plainte d’un blanc suffit à faire peser la pire menace sur n’importe quel indigène. A ce point de vue, l’existence d’une justice politique autonome en U.R.S.S. donne à la répression un caractère redoutable.

La seconde ligne de défense des staliniens consiste à plaider les circonstances atténuantes en expliquant la situation en U.R.S.S. par la nécessité de la lutte anticapitaliste. C’est une question qui dépasse le cadre du procès et de cette note et qui pose tout le problème de l’U.R.S.S. et de son idéologie. Celle-ci, loin d’être l’expression d’une action révolutionnaire cohérente, exprime très concrètement les intérêts spécifiques de la bureaucratie. La théorie et la pratique de la collectivisation agraire, la théorie et la pratique de la différenciation des salaires, le stakhanovisme, les épurations sont des aspects de la logique bureaucratique au même titre que la politique « chauvine » des P.C. ou leur politique de conquête de l’Etat bourgeois. Le point de confusion par où passe la mystification stalinienne c’est l’identification de la nationalisation des moyens de production et de l’expropriation des capitalistes avec la dictature du prolétariat. C’est parce que nous ne pouvons pas nos contenter de ce schéma abstrait, c’est parce que le fait que l’U.R.S.S. est l’ennemi du capitalisme américain ne permet pas de voir dans le régime stalinien, l’avenir même déformé du socialisme que cette argumentation ne peut rien signifier. C’est parce qu’au contraire elle tend à justifier l’expropriation politique et économique du prolétariat que nous pouvons a priori la rejeter.

Un dernier point qui mérite attention est l’attitude de la justice française, tant pendant le procès que dans son jugement. Elle exprime dans un raccourci très complet la situation politique concrète dans laquelle se trouve la France, Elle est du côté américain parce qu’elle donne, contrairement à sa loi, le maximum de publicité à ce procès du stalinisme, parce qu’elle condamne les Lettres Françaises même sur un point comme celui de la trahison de Kravchenko où elle nie par là même sa propre idéologie nationaliste. Elle tient compte de la force du stalinisme et de celle de l’U.R.S.S. en ménageant Wurmser et Claude Morgan pour leurs titres de résistance, en se refusant à prendre ouvertement position sur la véridicité des affirmations anti-soviétiques de Kravchenko et de ses témoins. Enfin elle traduit ses intérêts propres en maintenant bien haut le principe du patriotisme, et le mythe de la résistance.

Les conditions démocratiques dans lesquelles s’est déroulé le procès ont été largement vantées par la presse bourgeoise française. Elle y a vu la fidélité profonde de la France aux idéaux démocratiques. Il est certain qu’il est peu de pays au monde où un tel débat aurait pu se dérouler dans de telles conditions, mais cela n’est pas le fait du hasard. La France n’est pas l’U.R.S.S. ni les U.S.A. Elle n’est pas davantage l’Espagne ou la Grèce. Cela ne veut pas dire qu’il en sera toujours ainsi, mais, bien au contraire, qu’il y a là une situation d’exception qui est beaucoup plus une survivance très menacée qu’une nouveauté pleine de promesse. Loin d’être une troisième solution néo-démocratique bourgeoise, c’est bien plus un résidu du vieux capitalisme occidental dont le très digne Durkheim est l’incarnation symbolique.

La marche vers la guerre et la guerre elle-même l’élimineront lorsque selon le mot célèbre de Marx les armes de la critique feront place à la critique des armes.

Jean SEUREL.


(1) Cf. C. LEFORT, Kravchenko et le Problème de l’U.R.S.S. (Temps modernes, n° 29).

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