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Lettre d’Alger

Lettre parue dans Pouvoir ouvrier, n° 64, octobre 1964, p. 9-10


Nous avons reçu d’Alger la lettre suivante. Nous la publions comme témoignage du climat social et politique qui y règne.

Alger, octobre 1964.

La ville n’a guère changé depuis juin : même déambulation morne dans les rues, mêmes appels à la propreté, à l’hygiène, dans la Presse. Peut-être les rues sont-elles moins animées aux heures de travail, les magasins moins nombreux et moins achalandés, les marchands ambulants plus nombreux. Le changement le plus remarquable est peut-être la disparition quasi totale des européens. On ne se rend compte de leur survivance qu’au centre, à l’heure de fermeture des bureaux et magasins.

Les quartiers périphériques varient beaucoup : El Biar voit encore circuler quelques algériennes dévoilées, mais les quartiers populaires semblent rejeter totalement les dévoilées. Partout, les villas se sont entourées de lattis-roseaux ou de murs protecteurs et, dans les villages proches (Cheragas, Birkadem…), les filles elles-mêmes sont invisibles.

Les marchés sont moins animés, moins attirants : qualité et présentation ; nombre de marchands même sont en baisse : le marchand ambulant tend à chasser le « bourgeois » de son magasin. On fait la queue pour les pommes de terre. On cherche le beurre, devenu introuvable.

Peu de bateaux au port, mais des queues d’attente à l’embarquement, ici comme à Maison Blanche pour obtenir une place par avion.

La vie quotidienne paraît s’être stabilisée dans la pénurie résignée à laquelle n’échappent guère que les fonctionnaires, l’armée et la police… mais les fonctionnaires se sont multipliés grâce à la gestion collective et cette pénurie n’est pas la misère… n’est plus la misère pour beaucoup.

Le quotidien demeure donc très loin encore des victoires quotidiennes du socialisme chantées par la Presse.

Celles-ci sont pourtant très réelles, en particulier lorsqu’il s’agit des négociations du ministère de l’Economie avec la Roumanie, la Tchécoslovaquie, l’Angleterre et la Chine pour la construction d’usines, après l’inauguration de l’usine d’Arzew (liquéfaction du gaz) et le début de la construction du 3e oléoduc.

Mais leur effet ne se fera sentir que dans quelques années… et il faut y arriver.

Le ministère de l’Agriculture, a obtenu lui aussi des résultats sérieux en maintenant la productivité à un niveau quasi inespéré par le fonctionnement des comités de gestion. Mais la commercialisation des produits du sol, l’an dernier, n’a guère été bénéfique, et ce n’est pas avec l’argent fourni que pourra être construit l’avenir industriel du pays. Aussi Mahsas – responsable de l’Animation socialiste – s’efforce-t-il d’enlever à l’ONACO (Office du commerce), cette commercialisation et d’obtenir la responsabilité directe du conditionnement, de la transformation et de la vente de produits agricoles ou tirés de l’agriculture.

L ‘Education Nationale, en scolarisant près de 1,5 Million d’élèves double les effectifs de 1961… et pourtant le Préfet d’Alger a dû rassembler les Directeurs d’écoles pour « étudier avec eux les moyens d’utiliser des locaux vacants » pour scolariser encore plus d’enfants à Alger.

Ainsi la Presse peut-elle annoncer quotidiennement une nouvelle victoire du socialisme algérien. L’atmosphère de la rue devrait s’en ressentir… mais la rue a ses problèmes immédiats que les grandes victoires ne résolvent pas encore.

Je crois que la difficulté d’apprécier correctement la situation vient surtout de cette distance énorme, entre les mesures fondamentales assurant l’avenir à échéance, et la vie quotidienne dont les difficultés ont plutôt tendance à s’accroître encore.

Au fond, on peut écrire sur l’Algérie actuelle le meilleur ou le pire en demeurant à chaque fois dans le vrai : dans une moitié de vrai. Et, R. CARTIER (de Match) en février dernier, n’a fait qu’exagérer. Certes, les vignes et les orangeraies avaient vilain aspect, le Carême ayant retardé les travaux… De même, beaucoup de comités de gestion, en particulier d’entreprises privées, mal préparée à leur tâche, flottaient. Mais cela n’était pas vital. Et tant que l’Algérie n’aura pas épuisé son crédit à l’étranger, tant qu’il n’y aura pas de crise intérieure à base alimentaire trop sérieuse, les chances d’atteindre la période de remontée demeurent.

Mais pour se maintenir, le petit groupe qui, autour de BEN BELLA, entend bâtir le socialisme est de plus en plus conduit à des méthodes dangereuses. Le clivage se dessine entre « ceux de l’appareil » et une masse dont le passé prouve qu’elle ne subit passivement qu’en apparence. Il doit par ailleurs accepter à son tour des présences et appuis plus que douteux. Autrement dit, comme dans tout système autoritaire, il y a ceux qui ont tous les droits… et les autres. C’est désagréable, et cela ne peut avoir qu’un temps. De bons éléments en sont paralysés ou découragés.

Il s’agit toujours du problème des hommes, des transmissions, évoqué l’an dernier. C’est, si l’on veut, le problème du Parti. Ainsi constate-t-on aisément que le FLN est en perpétuelle restructuration. Autrement dit, il demeure inexistant en tant que Parti révolutionnaire, se contentant d’être un agent d’orchestration, tout au plus.

Ainsi le spectaculaire échec prédit par les « cartiéristes » est faux et ne peut être jusqu’ici qu’une perspective. Mais la victoire définitive est loin d’être assurée et nul ne peut dire la couleur qu’elle prendra.

Une réponse sur « Lettre d’Alger »

Malheureusement,c’était déjà plié depuis 62. On sent à travers cette lettre la lourdeur de la corruption et la naissance d’une classe de privilégiés, épargnée par les pénuries. Un détail aussi, le carême, autrement dit le jeûne du ramadan, a empêché le déroulement normal de la saison agricole…. quelle tristesse…

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