Article paru dans Le Prolétaire, n° 417, juillet-août-septembre 1992, p. 8
Qui a tué Boudiaf ? Voilà la grande question qui est au centre des cogitations des journalistes et des discussions de café du commerce au moment où nous écrivons. Pourtant cette question est bien secondaire par rapport aux problèmes que connaissent les prolétaires et les masses exploitées d’Algérie et qui ne changeront pas par la disparition d’un Président.
Après le coup d’Etat du début de l’année qui a vu l’annulation des élections et le départ de Chadli, le pouvoir a cru habile d’aller chercher Boudiaf au Maroc. Son passé d’opposant de longue date et son exil en faisaient un homme neuf, insoupçonnable de corruption ou d’affairisme, chose à peu près inconnue parmi le personnel politique du capitalisme algérien. Le discrédit des politiciens auprès des masses, reflet de l’usure du régime politique du FLN, imposait le recours à une figure nouvelle. A défaut d’un changement véritable, le pouvoir essayait de renouveler son image par Boudiaf interposé. 6 mois d’immobilisme politique ont montré les limites qui ne tenaient pas à l’individu, mais à la situation politique algérienne. Pour donner quelque vraisemblance à l’image d’homme indépendant qu’il entendait donner par ses discours, Boudiaf aurait dû trouver une assise politique propre en dehors du cercle des chefs militaires et des vieux caciques du FLN. Et c’est ce qu’il cherchait à faire dans les derniers temps avec ce projet brumeux de Rassemblement National ouvert à tout le spectre politique bourgeois à part le FLN et les islamistes. Plus qu’à l’ambition d’un homme, ce projet répondait aussi aux besoins pour le pouvoir bourgeois de disposer d’un pilier politique sûr pour servir d’alternative de rechange au FLN usé jusqu’à la corde et de contrepoids aux islamistes.
Mais il n’est pas plus facile de créer ab nihilo un parti politique que de faire passer une marionnette pour un Bonaparte. Après des déclarations fracassantes contre la corruption, Boudiaf avait été obligé de revenir sur ses promesses de laisser la justice poursuivre les corrompus, pour ne pas gêner ses parrains. En dépit de ses discours nationalistes, il avait été contraint de s’incliner devant les exigences de l’impérialisme. Et, plus important, il était dans l’incapacité d’apporter la moindre amélioration aux conditions économiques et sociales que connaissent les masses algériennes. Au contraire, la nécessité politique de recréer une certaine légitimité populaire autour du pouvoir était – et est toujours – en contradiction avec la nécessité économique d’accroître encore l’exploitation de la population laborieuse, d’extorquer aux travailleurs une part supplémentaire de plus-value pour alimenter le capitalisme algérien.
En un mot, Boudiaf était politiquement pratiquement moribond lorsqu’il a été assassiné. Son remplacement par une potiche non déguisée signifie que les chefs de l’armée, véritables détenteurs du pouvoir, ne veulent pas apparaître au premier rang, mais qu’ils ont aussi abandonné pour l’instant l’espoir de se constituer une assise parmi la population. A ce stade ils n’envisagent donc pas de réouvrir à brève échéance un nouvel intermède démocratique. La logique voudrait qu’ils en viennent à l’attaque brutale contre les masses exploitées, requise de façon pressante tant par le FMI que par le capitalisme local lui-même. Mais la peur de la réaction de ces masses les fait hésiter ; toutes les soupapes de sécurité sont fermées et une explosion sociale pourrait avoir une puissance redoutable. Il n’y a plus de Madani et de FIS pour servir de garde-fou à l’émeute.
La question politique reste donc entière et irrésolue pour la bourgeoisie. Non pas : qui a tué Boudiaf, mais comment protéger le mieux le capitalisme algérien ?
Et pour le prolétariat jeté en grand nombre à la rue, la question reste entière : comment améliorer son sort, en finir avec la misère, l’oppression et l’exploitation ? Cependant la réponse est là, plus facile à trouver, car elle est donnée par le marxisme: non pas en assassinant, ou pire en faisant confiance à un président, mais en liquidant socialement la bourgeoisie, en renversant son Etat, en détruisant le capitalisme ; non pas en s’acoquinant avec la réaction islamique ni avec les démocrates bourgeois, mais en développant sa force de classe autour de son parti international reconstitué, qui pourra le mener à la lutte frontale contre le pouvoir de la classe bourgeoise.
Le 3 juillet 1992
Une vague d’agitation sociale a touché l’Algérie ce printemps. La plus importante grève a été celle des 18.000 travailleurs du complexe sidérurgique d’El Hadjer. Ces mouvements expliquent l’hésitation du gouvernement à se lancer rapidement dans la « libéralisation » de l’économie qui correspond en fait à une attaque frontale contre la classe ouvrière (licenciements en masse, baisse du niveau de vie, etc.).