Article d’Albert du Pont paru dans Les Cahiers d’Article 31, n° 1, premier trimestre 1990, p. 97-104
Les Frères musulmans font beaucoup parler d’eux. Leur retour en force du Maroc à la Jordanie est spectaculaire. L’étude du mouvement des Frères musulmans dans le pays où il est né, l’Égypte, permet de mieux comprendre pourquoi les Frères musulmans, qui sont par définition réactionnaires, peuvent représenter à l’heure actuelle une alternative crédible aux yeux d’une partie non négligeable du peuple égyptien.
« L’Association des Frères existe depuis 1928 et pas une seule fois au cours de son histoire, elle n’a fait appel à la division nationale ni à une discrimination religieuse, ni à une incitation à priver les non musulmans de ce qu’elle revendiquerait pour les musulmans (…) Nous ne préparons pas de complot, nous n’incitons pas à un coup d’État, nous n’avons nulle idée de « révolution », nous ne recherchons pas l’exercice du pouvoir ».
Cette déclaration de Talmasani, Guide suprême des Frères musulmans (FM) de 1973 à 1986, faite pendant les révoltes et les violences de 1977 peut laisser sceptique le lecteur peu averti. L’opinion commune reproche en effet aux FM d’être un groupe de fanatiques obscurantistes et violents et d’être soutenus par la République islamique d’Iran. Qu’en est-il exactement ? C’est à ces questions que l’on va tenter de répondre.
De la réforme à la lutte armée
En fait, l’histoire des FM est intimement liée à celle de l’Égypte. Les années trente sont celles du roi Farouk en qui la population mettait beaucoup d’espoirs. C’est l’époque de l’occupation anglaise ; les Anglais sont détestés par les Egyptiens qui voient dans le jeune roi une possibilité de s’opposer à l’occupant.
Le parti libéral Wafd par ailleurs est assez corrompu. Il regroupe de nombreux coptes et défend la laïcité. La masse des musulmans ne lui accorde que peu de crédit. Il y a donc peu de perspectives d’évolution interne dans un sens favorable au pays. Mais en Saoudite, c’est l’avènement d’Ibn Séoud qui prêche un Islam rigoriste : le ouahabisme. Les intellectuels musulmans, comme Rachid Rida, sont fascinée par cette expérience. Mohamad Abduh qualifié de « rationaliste » souhaite adapter l’islam à la société, c’est un « rationaliste réformiste musulman ». On retrouve tous ces éléments dans la pensée du fondateur des FM Hassan al-Banna : refus de l’asservissement à l’étranger, car à l’époque non seulement les Anglais occupent le pays, mais une quantité de services intermédiaires sont aux mains d’étrangers : Grecs, Italiens, etc. Constitution d’une organisation structurée ayant à sa tête un Guide « qui s’engagera auprès de Dieu à vivre selon sa religion, à mourir pour lui, à ne chercher que lui ». Réforme du pays dans le sens d’un relèvement qui sera celui de l’islam. Bref, un programme réformiste et musulman, tant il est vrai que l’on ne peut pas qualifier de « progressiste » le retour à la loi musulmane (la sharia).
Les FM vont se développer très rapidement. Bientôt ils couvriront toute l’Égypte, très légalement. La guerre de 39-45 avec le renforcement de la présence anglaise, et l’alignement du Wafd, va contribuer au bond en avant que connaîtront les FM – environ 2 millions d’adeptes en 1948. Ceux-ci réclameront la dissolution des partis pour une « Union populaire, agissant suivant les principes de l’islam.
La popularité des FM est renforcée par leur participation active au soulèvement palestinien de 1936. Les FM disposent d’un « bras armé » ou « organisme spécial » entraîné par des officiers. Il regroupera 40 000 hommes dont 1 000 armés en 1948. A cette époque, ils participeront activement à la guerre israélo-arabe. Très vite, cet organisme va tendre à devenir autonome: c’est ainsi que 300 FM mèneront une guérilla dans la zone du canal de Suez, contre la volonté du Guide.
Puis, un petit groupe de militaires avec Sadate (proche des FM) et Nasser va faire scission pour fonder les « Officiers libres ». A vrai dire, Hassan al-Banna est débordé. L’organisme spécial suit sa propre dynamique qui est celle de la lutte armée. Cela se traduit par les violentes grèves de 1946 et le meurtre de deux officiers britanniques au cours d’une manifestation en 1946.
Ces années sont des années de violence, le Wafd lui-même appelle à l’émeute, les heurts se multiplient entre les différents groupes à l’université et dans la rue ; les communistes servent de boucs émissaires. Les Frères musulmans appellent au combat contre l’occupant, le principal journal du pays, Al-Ahrâm ouvre en deuxième page une chronique sur « la situation dans le pays ». Tous les jours ce sont de nouvelles manifestations et parfois de nouvelles violences.
D’après le journal Rose el-Youssef (n° 1013 de 1947, p. 20), le nombre des « disparus » s’élèverait à 1 462 femmes, 345 enfants, 13 adultes. On tue beaucoup dans la capitale et la détonation des explosifs n’émeut personne. Le 6 mai 1947, une bombe déposée au cinéma Métro du Caire fait 5 morts et de nombreux blessés. « Le peuple parle un autre langage que ses politiciens, son langage à lui s’écrit en lettres rouges », commente Hassan al-Banna. Un vent de violences, parfois gratuites, souffle sur l’Egypte.
Finalement les FM seront dissous par Noqrashi qui sera lui-même assassiné peu de temps après. Banna dénonce les excès mais c’est déjà trop tard. Il est assassiné en 1949, peut-être par la police. Ashmaoui succède à Banna et représente la tendance activiste. En 1951, les FM sont à nouveau autorisés et Hudaybi, le nouveau Guide, proclame la dissolution de l’organisation armée clandestine.
Ce qu’ils sont et ce qu’ils veulent
Les FM sont incontestablement la seule force populaire d’opposition à l’occupation anglaise et à la colonisation sioniste. Ils se recrutent d’abord dans la petite bourgeoisie, parmi les religieux, les fonctionnaires, les commerçants, les intellectuels, dans l’armée – un tiers des officiers sont membres des FM -, dans la police et à l’université. On peut dire que c’est un phénomène urbain. Les FM peuvent encadrer et entraîner les masses populaires déshéritées du Caire. Ils sont aussi bien implantés en Moyenne-Egypte, à Assiout et dans sa région qui est traditionnellement une zone d’affrontement entre une très forte minorité copte et une faible majorité musulmane. Cette situation favorise une certaine radicalité des musulmans, terrain propice à l’implantation des FM.
En revanche, les campagnes sont peu touchées par les FM. On y rencontre un grand nombre de confréries de soufis (mystiques), qui sont aussi présentes dans les villes. Les relations entre FM et soufis ne seront pas toujours faciles car les FM se veulent réformistes tout en étant musulmans. Ils souhaitent être, pour employer une expression à la mode, une « force de proposition ». Ils ne visent pas la prise du pouvoir mais ambitionnent de réformer la société de l’intérieur. Pour eux, la violence de la Jihad doit se limiter à la lutte contre les étrangers.
Cette même référence à l’islam leur fait refuser le nationalisme arabe, car pour Banna : « L’islam ne connaît pas de frontières géographiques ni de différenciations raciales ou civiques », c’est pourquoi le nationalisme est assimilé au racisme et taxé d’impiété. Enfin, le programme des FM inclut une réforme sociale radicale dans le cadre de l’islam.
Cependant on a vu que la tentation de l’activisme existe mais qu’il est une tendance centrifuge, étrangère au programme et à la volonté des dirigeants des FM. Elle va se nourrir de la répression qui va s’abattre avec la plus grande violence sur les FM, et la répression permettra à cette tendance d’émerger et de constituer en une alternative crédible. Cela aboutira à une rupture avec les FM et à la constitution de plusieurs organisations dissidentes.
L’ère Nasser
L’épisode des « Officiers libres » jouera ce rôle. A l’origine pourtant certains d’entre eux comme Sadate ont fait scission des FM. Ils se réclament essentiellement du nationalisme arabe, l’aspect social prendra une certaine importance par la dynamique des événements. Lorsque les « Officiers libres » font leur coup d’Etat contre le Palais en 1952, les masses en sont totalement absentes. Les FM par leur soutien à Nasser lui apporteront la base populaire qui lui fait défaut. Cependant l’aspect islamique mis au second plan empêche les FM de participer au gouvernement.
Nasser essaiera de capter cette base populaire tout en se débarrassant des FM. Bref, il « plumera la volaille » FM. Ce n’est pas tant la dissolution officielle de l’organisation par Nasser en 1954, mais surtout l’indécision des FM eux-mêmes qui va les affaiblir considérablement. De plus, Nasser va s’appuyer sur une armée et une police épurées par ses soins.
Certains FM se rallient, d’autres s’allient aux communistes hostiles à Nasser. Sayyd Qotb chef de la propagande (da’wa) refuse un poste auprès de Nasser et rentre dans la clandestinité. Alors vient l’épisode de l’attentat manqué de 1954 que certains considèrent comme une mise en scène pure et simple. Nasser voyait son impopularité croître ; après l’attentat, la situation va se renverser. Il capte le peuple à son profit. Les FM sont présentés comme des terroristes fanatiques, image qui fera partie des hantises de l’Occident. Désormais, le chemin est libre pour une répression sanglante, aggravée du fait que les FM refusent le traité signé en juillet 1954 avec l’Angleterre.
Les FM sont désorganisés, décontenancés, la répression sera féroce prisons, tortures, camps de concentration. Les communistes aussi vont être durement persécutés entre 1958 et 1961. A tel point que le coup d’État de Nasser avait d’abord été considéré comme « fasciste ». On connaît le balancement de Nasser entre l’Est et l’Ouest, le refus américain et la porte ouverte par l’URSS. Cet alignement d’un non-aligné va causer quelques problèmes aux idéologues du Kremlin. Ils vont inventer un nouveau concept promis à un bel avenir. On l’utilisera plus tard pour caractériser le régime de Khomeini, c’est celui de « voie non capitaliste de développement vers le socialisme ». Puisque l’Égypte allait « vers le socialisme », les organisations communistes n’avalent plus de raison d’être et devaient donc se fondre dans le parti unique, l’ « Union socialiste arabe ». Certains communistes deviendront ministres et continueront même une belle carrière puisqu’on les retrouvera après Nasser. Seule une poignée d’irréductibles, avec des gens comme Samir Amin refusera les méandres de la politique soviétique et maintiendra une ligne de classe. Sous le pseudonyme d’Hassan Riad, Amin écrira l’Égypte nassérienne, analyse lucide du régime nassérien comme émanation de ses bases sociales petites bourgeoises.
Ce n’est qu’à l’époque de Sadate que l’on connaîtra l’ampleur et la violence de la répression : massacres de juin 1957 dans les prisons, déportation des habitants du village de Sayyd Qotb, Kardasa, tortures, familles prises en otage et servant de gage pendant les interrogatoires… Le propre garde de Nasser avouera avoir torturé à mort. Le bilan est très lourd. En 1966, 263 FM tués au combat en Palestine ou sur le canal, 1 450 condamnés, 61 000 interpellés ou arrêtés. La défaite de 1967 lors de la « guerre des six jours », contre Israël, sonne le glas de l’époque nassérienne et des « nassériens de gauche » qui participèrent directement au régime.
Sayyd Qotb
La radicalisation des FM devient sensible dans les écrits de Sayyd Qotb qui accentue l’aspect socialiste de la pensée des FM. Dans son ouvrage Socialisme et Islam il s’oppose à l’Ouest comme à l’Est car « ils ont l’un comme l’autre une philosophie matérialiste de la vie ». Qotb, emprisonné depuis 1954, ne quittera plus sa prison que pour quelques mois, et il meurt pendu en 1966.
Mais Sayyd Qotb va plus loin dans sa réflexion sur le thème du pouvoir et de l’État islamique. Il met en avant la souveraineté exclusive de Dieu ou Hakimiyya comme condition de la justice sociale islamique. Il s’écarte de la pensée traditionnelle des FM. Poussé par la répression, il tente de répondre au désarroi des Frères. Quel régime mettre à la place de Nasser puisque celui-ci, avec la dictature du parti unique, n’offre aucune possibilité de réforme interne ? La seule voie qui lui semble être la révolution islamique.
Qotb introduit le concept de Hakimiyya opposé à la Jahiliyya ou obscurantisme : « Il s’agit que ce soit la loi sacrée qui gouverne et que le recours se fasse à Dieu conformément aux lois qu’il a édictées… » C’est une véritable déclaration de guerre contre Nasser. Qotb suit sa dynamique : il faut préparer une situation révolutionnaire, préparer la « révolution islamique ». Ces idées explosives seront désavouées par le Guide Hudaybi en 1969. Il note qu’il n’a trouvé dans aucun des textes traditionnels musulmans le terme « Hakimiyya ». « L’instauration de la Loi sacrée consiste à se référer aux textes exprimés par le Prophète… » Tout cela, c’est clair, n’a pas de rapport avec l’existence ou non d’un « gouvernement islamique ». Hudaybi se situe dans la ligne de Banna qui lui-même reste dans le cadre de l’islam sunnite majoritaire dans le monde arabo-musulman.
On peut, il est vrai, replacer Sayyd Qotb dans la lignée d’une autre tradition, celle des Kharidjites, des groupes ou sectes millénaristes et dans une certaine mesure de l’islam chiite qui a son centre principal en Iran, avec sa doctrine de l’Imama. Toutefois, Sayyd Qotb ne franchit pas la ligne de violence. Ce pas sera franchi par des dissidents des FM inspirés par ses idées, comme le groupe Takfir-w-al-Higra. « Anathème et retraite », puis surtout « Jihad », « Guerre sainte ».
Les observateurs occidentaux peu avertis ont assimilé ces groupes aux FM. Leur théoricien est un ingénieur du nom de Farag condamné à mort à cause d’une brochure, recueil habilement agencé de citations d’un théologien juriste du nom d’Ibn Tanyya qui inspira Ibn Séoud. Il reproche aux musulmans cultivés d’omettre le devoir de contestation, violente si nécessaire, d’un pouvait politique infidèle à l’islam. Il met en avant la théorie du Jihad ou Qital : « Et si l’État ne peut être instauré que par la guerre (Qital), celle-ci. est pour nous un devoir ». Par conséquent, les FM représentent pour lui un parti de compromis hostile à l’islam « authentique ».
L’époque Sadate
Avec Sadate, dès 1971, les FM vont sortir de prison. Entre 1976 et 1981, leur mensuel Da’wa jusque-là clandestin devient public. Ils sont très présents dans les « unions universitaires ». C’est la politique d’ « ouverture » (Infitah) de Sadate qui souhaite attirer les investissements étrangers après l’échec total du nassérisme.
L’Égypte connaît une situation de plus en plus catastrophique : misère, surpopulation, endettement. Plus de cinquante millions d’habitants s’entassent sur une surface cultivable grande comme la Belgique, dont toutes les infrastructures sont en ruines. Nasser qui avait promis aux étudiants un emploi à la sortie de l’université n’a rien trouvé de mieux que de gonfler artificiellement le secteur tertiaire par la bureaucratie, ce qui fait qu’un poste administratif au lieu d’être tenu par une personne l’est par trois ou quatre, amenant inefficacité, lourdeur et corruption.
La réforme agraire n’a bénéficié qu’aux paysans moyens. La masse des petits paysans sans terre, sans cesse en augmentation s’entasse dans les villes. L’Égypte dont la population était avant tout rurale devient un pays à population en majorité urbaine. Les villes sont tentaculaires et sordides. L’industrialisation malgré le tapage fait autour du grand barrage d’Assouan et de l’usine d’aluminium de Nag-Hammadi.
Beaucoup d’Égyptiens vont émigrer vers la péninsule arabique, où la hausse des prix du pétrole favorise l’afflux de la main-d’oeuvre étrangère. Les illusions suscitées par le régime de Sadate tombent l’une après l’autre. Les capitaux étrangers n’affluent pas dans un pays paralysé par une administration pléthorique et une dégradation complète des services (eau, électricité, téléphone, etc.).
Le port d’Alexandrie est saturé, certains bateaux doivent attendre plus d’une semaine avant d’accoster. Les marchandises exportées s’entassent dans des entrepôts insalubres. Le « coulage » est considérable. La population n’en peut plus, des millions de personnes sont au bord de la misère la plus noire. L’espoir naïf que la paix avec Israël ramènerait la prospérité a été suivi d’une cruelle désillusion. Sadate a échoué.
En janvier 1977, le Caire et d’autres villes de province comme Alexandrie – ville entourée d’industries – ou Assiout – ville où les FM ainsi que d’autres petits groupes sont bien implantés – se soulèvent contre la hausse des prix du pain et d’autres denrées de base. L’émeute est d’une rare violence. Les ouvriers d’Hélouan, dans la banlieue du Caire, viennent prêter main forte aux émeutiers. L’armée intervient. Les boutiques de luxe, les boîtes de nuit, situées sur la route reliant le Caire aux Pyramides où les riches de la péninsule arabique viennent se divertir, sont incendiées. Des postes de police sont attaqués par les émeutiers qui veulent des armes. Sadate doit reculer et un référendum « bidon » dissimulera mal son échec.
Au cours de l’été, un ministre enlevé par le groupe Takfir est assassiné. Les incidents interconfessionnels en Moyenne-Égypte prennent une grande ampleur, Talmasani, dans la ligne de Banna et Hydaybi se démarque avec netteté de ces groupes qui « recherchent l’exercice du pouvoir ».
Mais le pouvoir aux abois cherchent des boucs émissaires. En septembre 1981, 1 500 personnes sont arrêtées dont 1 000 directement liées aux FM. Les biens et les journaux des Frères sont saisis En octobre, Sadate est assassine par le groupe « Jihad ». Cinq condamnés sont exécutés en 1982. Quelques jours après l’assassinat, le même groupe investit Assiout. La répression sera immédiate : 1 000 membres des « terroristes religieux » sont incarcérés, 299 peines de mort sont requises sur les 2 500 suspects incarcérés. Le nouveau pouvoir essaiera de capter à son profit le courant traditionnel des FM contre les « Qotbistes ». Talmasani en personne déclare : « Sayyd Qotb exprimait ses propres vues, non pas celtes des FM ». Depuis 1984, les FM se sont alliés au Wafd et ils ont huit élus au Parlement…
Et maintenant ?
L’image des FM que l’on a en Occident est faussée. On a assimilé les FM réformistes aux groupes « Qotbistes ». Cette étiquette mise sur les FM a rendu bien des services à Nasser comme à Sadate. Les grands procès ont servi à capter la sympathie populaire dans une période difficile pour le régime. Les tendances à la violence armée ont été combattues au sein des FM (dissolution de l’ « organisation spéciale »). Certes les autres groupes se sont au départ inspirés des FM mais ils ont largement dépassé l’idéologie des FM.
Quant à l’Iran chiite, il est clair qu’il ne peut avoir aucune relation avec une organisation fondamentalement et fermement sunnite. Quel avenir pour les FM ? Le peuple égyptien a connu successivement le système de parti à la sauce Wafd, le « socialisme » à la sauce nassérienne, le « capitalisme » à la sauce Sadate. Toutes ces solutions se sont avérées des échecs. Seul reste l’islam qui a l’avantage d’être une idéologie influencée ni directement ni indirectement par l’Occident. L’islam se présente donc à l’heure actuelle comme la seule alternative à tous ces échecs.
Les FM ont souvent comme référence le Ouahabisme de l’Arabie saoudite. On ne peut pas exclure a priori une aide venant de cette terre de refuge pour les FM en difficulté dans différents pays. Bien sûr, les FM sont réformistes et plutôt légalistes mais qu’adviendrait-il si un groupe déclenchait un mouvement de masse entraînant derrière lui une partie de la population ?
Le Caire avec ses millions de chômeurs, ses mosquées débordant de monde le vendredi, au point qu’on installe des nattes sur le trottoir, est une vraie poudrière. Si le régime d’Arabie saoudite a pu se développer, c’est bien grâce à une situation économique favorable : richesse en pétrole et faible population. Ce n’est pas du tout le cas en Égypte, qui par ailleurs joue un rôle essentiel dans la « stabilité » du Moyen-Orient. Ni les USA, ni l’URSS n’ont intérêt à voir une nouvelle république islamique s’installer sur les bords du Nil. Alors ? Essayer de capter les légalistes et de réprimer les Qotbistes ne saurait être qu’une solution provisoire. La loi musulmane, l’oppression de la femme, l’interdiction des « Mille et une nuits », etc. ne sont pas des signes de progrès.
Les Frères musulmans sont, est-il besoin de le rappeler, par définition réactionnaires : ils cherchent leurs références dans une société islamique des « origines ». Bien qu’étant la seule force politique organisée – à part l’armée qui, dans les pays du tiers-monde joue souvent un rôle de parti -, ils sont incapables d’offrir une alternative réelle et, en l’occurrence, incapables de résoudre les graves problèmes que connaît l’Egypte.
Leur « programme » de gouvernement est quasiment inexistant. La référence monotone à la Shari’a (loi islamique) ne semble pas pouvoir être adaptée de façon efficace à l’Egypte. Tout au plus sont-ils capables de faire passer au parlement des propositions aussi spectaculaires que l’interdiction des « Milles et une nuits », ou que celle de diffuser les œuvres du penseur soufi Ibn Arabi, considéré comme non orthodoxe. Il est également significatif qu’ils aient fait des alliances avec le parti Wafd, ressuscité de ses cendres, mort-né réactionnaire.
C’est pourquoi lu parole est plutôt du côté des groupes extrémistes comme le « Jihad » qui peuvent sans doute mener des actions violentes mais qui sont comme les Frères musulmans incapables de constituer une alternative politique, à moins de mettre sur pied un régime comparable à celui de Khomeiny… Mais l’Égypte n’a pas les ressources pétrolières de l’Iran !
On peut dire sans exagération que le régime actuel est porté à bout de bras par les puissantes occidentales. Il vit de la dette. Ces puissances, avec y compris l’URSS, ne peuvent que craindre une déstabilisation du pays qui aurait des conséquences considérables sur tout le Moyen-Orient. Dans ce cadre, l’organisation des Frères musulmans d’Égypte a développé une ligne politique très différente des autres organisations de Frères musulmans. Les Frères musulmans de Syrie, évoluant dans un contexte différent, ont développé une ligne beaucoup plus violente, qu’il serait abusif de prêter aux Frères musulmans égyptiens.
Néanmoins, malgré la faiblesse de leur programme et leur légalisme relatif, les Frères musulmans représentent un danger réel en Egypte, surtout au travers des organisations dissidentes qui, comme le Jihad, ont rompu avec la pratique légaliste et repris les idées de Saïd Qotb. Serait-ils capables d’arriver au pouvoir ? Les puissances occidentales, dont la survie est liée à la dette, feront tout pour l’empêcher. Et s’ils venaient au pouvoir, l’Egypte est dans une situation économique si catastrophique que l’on voit mal comment ils pourraient s’y maintenir. Ils déstabiliseraient néanmoins le pays ce qui aurait des conséquences immédiates sur tout le Moyen-Orient.
Ainsi, l’exemple des Frères musulmans d’Egypte est significatif de la percée de l’ensemble du mouvement à l’heure actuelle. Elle est liée aux échecs des différentes tentatives, plus ou moins inspirées par l’Occident, pour résoudre les problèmes du monde arabe : socialisme « nassérien », libéralisme à la Sadate, etc. La montée des Frères musulmans est directement liée à l’échec de cette « modernité » en Egypte.
Albert DU PONT