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Crise politique et sociale en Algérie

Article paru dans Le Prolétaire, n° 446, septembre-octobre-novembre 1998, p. 1-2


Les affrontements entre clans bourgeois ont atteint une acuité sans précédent au cours des dernières semaines, au point de s’étaler pour la première fois sur les colonnes de la presse algérienne.

Le général à la retraite Bechtine a été depuis cet été la cible d’attaques virulentes dans la presse. Cet ancien chef de la sinistre Sécurité Militaire, qui a amassé une fortune dans les affaires (il est surnommé Monsieur import-export), était l’un des hommes les plus puissants d’Algérie : ministre conseiller de la présidence, il était dans l’ombre le parrain du président Zéroual. En début d’année il s’est fait nommer à la direction du RN.D. (Rassemblement National Démocratique), parti créé pour remplacer le FLN en déliquescence comme parti du pouvoir en place. Il était connu que Bechtine rencontrait l’hostilité d’autres clans regroupés autour du chef d’état-major et du chef des services secrets ; ses efforts pour faire du RND le parti du clan présidentiel et pour tisser une alliance politique avec les islamistes modérés du parti Hamas ont probablement alarmé les autres clans existants. Chaque grande famille bourgeoise algérienne a en effet son ou ses représentants parmi les officiers supérieurs de l’armée qui est le véritable centre du pouvoir. Les rivalités entre bourgeois, quand elles atteignent une certaine intensité, ne peuvent manquer d’avoir un retentissement au sein de l’armée. Le principe de l’unité des Forces armées, qui a servi de dogme au pouvoir politique depuis l’indépendance, n’a jamais empêché les affrontements ni les règlements de compte, souvent violents. Mais il est maintenant ouvertement battu en brèche : la campagne de presse contre Bechtine, accompagnée comme à chaque crise politique par une recrudescence d’attentats meurtriers, a dans un premier temps débouché sur la démission du président Zéroual et la perspective d’élections présidentielles anticipées. Après ce premier succès, la campagne contre le clan présidentiel a pris de l’ampleur, prenant également comme cible le ministre de la Justice, le Gouverneur d’Alger, etc. : dans le déballage général et le flot d’accusations qui ont été portées sur la place publique, outre celles de vols, d’escroqueries et des frasques diverses, les lecteurs de la presse algérienne ont pu ainsi apprendre l’existence d’au moins 300 commandos de la mort pour la région centre (Alger) – dont bien entendu les assassinats sont mis au compte des islamistes -, le lien du parti R.C.D. (parti berbère anti-islamiste dit démocratique) avec les services secrets, ou le fait que Bechtine en personne, alors chef de la Sécurité Militaire avait dirigé les tortures de jeunes manifestants lors des émeutes de 89. On commençait même à voir apparaître des témoignages sur le truquage des dernières élections…

Bechtine était finalement contraint de démissionner de ses responsabilités officielles à la mi-octobre en même temps que le ministre de la Justice, mais le gouvernement répliquait par le blocage des quotidiens El Watan et Le Matin. Par solidarité les autres quotidiens indépendants ont alors cessé de paraître ; au moment où nous écrivons cette « grève » dure depuis presque 15 jours. Au sein des cercles militaires, selon les rumeurs, la division règne sur le nom de celui qui sera « démocratiquement élu » lors de la prochaine élection présidentielle. Si ces divisions sont souvent présentées sous un habillage politique (le clan Bechtine est dit islamico-conservateur, celui des Services Secrets démocratico-républicain, tandis que le chef d’état-major fait profession d’anti-islamisme intransigeant), il faudrait être bien naïf pour croire au sérieux de ces positions politiques ; la réalité est beaucoup plus sordide : la lutte pour le pouvoir est en réalité le reflet d’une foire d’empoigne pour se tailler (ou conserver) une portion de la manne pétrolière, pour profiter de la vague des privatisations pour racheter à vil prix des entreprises ou des terrains. Et cette foire d’empoigne est d’autant plus vive que l’effondrement des cours du pétrole depuis un an a réduit fortement cette manne.

En arrière plan de ces féroces rivalités, il y a aussi les divers impérialismes concurrents qui sont irrésistiblement attirés par l’or noir algérien. L’impérialisme français a eu le sentiment qu’il perdait du terrain: des annonces tapageuses d’investissement par l’Italie, l’Espagne, la Corée ont été faites (mais par la suite elles ne sont pas concrétisées) ; les américains, qui pour la première fois ont organisé quelques manœuvres militaires avec les algériens, ont renforcé leur poids commercial et politiquement ils ont appuyé ouvertement le président Zéroual. Les mesures contre l’usage de la langue française et son enseignement prises par le régime ne lui ont sans doute guère plu. Il s’est donc efforcé de revenir au premier plan. Il y a quelques mois une visite du CNPF en Algérie est venue renouer des fils distendus et tester les opportunités du marché local. Enfin il ne peut qu’être satisfait par la défaite politique actuelle du clan présidentiel. Ce changement de climat politique est probablement à l’origine d’une déclaration très peu diplomatique de l’ambassadeur américain qui, le 10 octobre, a affirmé que les Etats-Unis « portent un intérêt plus grand pour l’Algérie. Nous voulons développer les relations entre les deux pays (. . .). Les Etats-Unis ne veulent pas caricaturer la société [algérienne] comme le font les français » (1).

LA MONTÉE DES TENSIONS SOCIALES

Depuis de nombreux mois la situation des prolétaires et des masses algériennes n’a cessé de se détériorer. Selon ce qui ressort des chiffres officiels, c’est depuis 1995 que le niveau de vie de la population s’est fortement dégradé, et surtout celui des couches les plus pauvres : cela correspond à la suppression des subventions aux produits de consommation courante et au renchérissement des produits importés par suite de la dépréciation de la monnaie, deux mesures qui répondent à la politique de rétablissement des équilibres financiers de l’Etats sur le dos des travailleurs et des masses. De 1988 à 1995 les revenus des salariés du bâtiment ont augmenté de 56,6%, ceux de l’industrie de 112%, ceux des services de 183% (il s’agit du revenu moyen de tous les salariés : nous n’avons pas d’indications sur les variations entre hauts et bas salaires). Mais les prix des denrées alimentaires ont dans le même temps augmenté de 325 %, ceux du logement de 267%, ceux de l’habillement de 256 %, ceux de la santé de 320 %, etc. Les augmentations sont plus spectaculaires encore pour certains produits de première nécessité: le lait et. les produits laitiers ont augmenté de 1 083 % entre 1990 et 1996, la baguette de pain de 919%, la volaille n’augmentant que (si l’on peut dire !) de 571% ! (2).

En même temps les licenciements n’ont cessé de prendre de l’ampleur, au fur et à mesure que les entreprises non rentables étaient liquidées. En 1997, 333 entreprises publiques ont été dissoutes, provoquant le licenciement de 46 à 50.000 travailleurs. Dans la sidérurgie, la Sider, l’entreprise phare, a « compressé » (selon l’euphémisme utilisé pour dire: licencié) 8.000 travailleurs sur un total de 18.000. Au cours de cette année les licenciements ont continué et les cas de travailleurs sans ressources ont défrayé la chronique. Le syndicat UGTA a fort à faire pour calmer les prolétaires. Déjà il y a quelques mois il avait annulé une grève générale parce que le président Zéroual allait se faire soigner à l’étranger. Dès l’annonce de la démission du président, il s’est empressé d’annoncer qu’il ajournait une nouvelle fois la grève générale jusqu’aux élections présidentielles (qui doivent avoir lieu dans les 6 mois). Cependant malgré tous les efforts de l’UGTA des conflits éclatent cependant. Dans les dernières semaines, cela a d’abord été la grève d’Air Algérie, puis la grève des enseignants et la grève illimitée des postiers. Fin septembre les travailleurs de la cokerie de la SIDER débrayaient et fm octobre une marche des travailleurs de la SIDER et de la SNVI était organisée à Annaba. La couche intermédiaire des bureaucrates syndicaux est en position délicate, prise en tenaille entre la colère des travailleurs et la direction de l’UGTA ; on voit ainsi les responsables syndicaux de la SIDER dénoncer la direction syndicale comme « compromissioniste » (et celle-ci refuser de leur laisser utiliser les locaux de l’Union territoriale) et menacer de déclencher une grève illimitée « si le gouvernement ne prend pas sérieusement en charge notre dossier » (3).

LA BOURGEOISIE REDOUTE LA LUTTE PROLÉTARIENNE

Pour empêcher ou paralyser ce qu’elle redoute avant tout, la lutte ouvrière, pour prévenir une explosion sociale semblable aux émeutes d’octobre 88, la classe dirigeante algérienne ne s’appuie pas seulement sur l’UGTA. Elle utilise également la terreur des attentats islamistes ; quand elle n’organise pas elle même des prétendus attentats ou qu’elle ne les laisse pas s’organiser en toute impunité (4), elle arme et encadre des bandes de « patriotes » qui sèment eux aussi la terreur et multiplient les exactions. C’est une grossière erreur de voir ce qui se passe aujourd’hui en Algérie comme une lutte pour le pouvoir entre guérilleros islamistes et armée ; en réalité l’armée se contente de protéger les installations névralgiques du pays et de lancer de temps à autre des opérations spectaculaires de ratissage dans les zones de maquis. La violence islamiste, qui frappe des populations sans défense et ressemble toujours plus à du pur banditisme, sert en fait d’exutoire à la violence potentielle des masses énormes de jeunes à qui le capitalisme algérien rachitique est incapable de fournir un travail.

La classe dominante utilise aussi la division entre berbères (kabyles) et arabes. Les lois sur l’arabisation qui sont entrées en vigueur au printemps avaient pour but de redonner une certaine popularité à un gouvernement haï pour sa politique anti-sociale. Les populations berbères ont ressenti ces lois comme une attaque directe contre elles, et ce sentiment s’est renforcé lorsque le très populaire chanteur Matoub Lounés, héraut de la cause berbère, a été abattu quelques jours avant l’entrée en vigueur de ces lois. Le meurtre a été attribué aux islamistes, mais la population en a accusé le pouvoir et pendant plusieurs jours des émeutes ont éclaté en Kabylie. Il est significatif que le président français Chirac ait condamné cet assassinat avant les autorités algériennes : celles-ci ont tout d’abord menacé de déchaîner la répression si les émeutes continuaient, et elles n’ont condamné le meurtre du bout des lèvres qu’au bout de plusieurs heures. Le sentiment d’hostilité, ravivé par les autorités, chez les arabophones envers les kabyles explique probablement tout autant que l’interdiction gouvernementale et l’opposition du syndicat UGTA, l’échec de la grève et de la manifestation prévue alors à Alger en protestation contre cet assassinat, la répression en Kabylie et les lois sur l’arabisation.

Les difficultés que doivent affronter les prolétaires algériens ne sont donc pas minces. Face à ces difficultés ils ne peuvent pas compter sur une pseudo-opposition de bureaucrates au sein du syndicat anti-prolétarien UGTA. Ils ne peuvent pas non plus compter sur des partis comme le Parti des Travailleurs (trotskyste « lambertiste » comme son homonyme français) qui ne trouve rien de mieux à l’annonce du départ anticipé de Zéroual que de lancer un appel à celui-ci pour qu’il ramène « la stabilité ou au moins l’amorce d’une solution dans ce sens » dans les mois qu’il lui reste (5), ou les différents partis « démocratiques » qui sont tout aussi étrangers que le PT aux intérêts prolétariens.

Comme les prolétaires de tous les continents, ils ne pourront compter que sur leurs propres forces pour se défendre contre les attaques du capitalisme algérien, de son Etat, de ses bandes armées, contre le front uni de tous les adversaires de la lutte ouvrière. Mais comme les prolétaires du monde entier ils ont la possibilité de résister et de vaincre, dès qu’ils auront la force de retrouver la voie de la lutte de classe, la voie de la reconstitution des organisations de lutte classiste et du parti révolutionnaire international : perspective qui ne peut être concrétisée du jour au lendemain, mais qui est la seule possible pour échapper à la misère, à l’exploitation et à la terreur bourgeoises.


(1) cf « El Watan », 13/10/98.

(2) Ibid., 28/9/98.

(3) Ibid., 14/10/98.

(4) cf « Le Prolétaire » n° 441 (juillet-août-sept. 97). La privatisation de la terre (3 millions d’hectares sur un total de 8 millions) concerne la région agricole la plus riche du pays (plaine de la Mitidja) : Les premiers massacres dans la région avaient coïncidé avec l’annonce de la privatisation. Il est intéressant de citer ce qu’écrit avec les précautions d’usage, un hebdomadaire parisien : « une partie des tueries, qui se concentrent dans la Mitidja, procède d’un stratagème qui viserait à vider de leurs populations les terres les plus riches de la plaine et à les déclarer en friche ou abandonnées. Leurs redistributions et leurs reventes pourraient alors profiter à certains propriétaires terriens ou à des investisseurs et spéculateurs immobiliers plus ou moins proches du pouvoir. (…) Ce scénario à la brésilienne (…) supposerait la complaisance, voire la complicité de certains clans du régime algérien. Une analyse qui s’appuie également sur l’avènement depuis 1996 en Algérie du corps des Gardes communaux et des groupes d’autodéfense dans les villages et les bourgs de la plaine de la Mitidja, et dans les 4 coins du pays et qui, pour certains d’entre eux et dans certaines zones, sont dirigés par de véritables seigneurs de la guerre. (…) Entre les anciens propriétaires, notamment les petits paysans algériens ( … ) et les actuels bénéficiaires, par usufruit, des terres étatisées, intéressées au plus haut point par la vente des terres, la tension ne cesse de monter. Paysans fonctionnarisés mais également dignitaires de la nomenklatura, propriétaires de fait de certaines grandes fermes collectives – dont le fameux domaine Bouchaoui aux portes d’Alger, véritable Eldorado (…) partagé depuis 1965 entre quelques familles d’anciens ou d’actuels hauts responsables – ne veulent à aucun prix lâcher prise ». Nombre de ces profiteurs ont intégré le parti présidentiel RND et leurs représentants ont «investi la commission économique chargée, entre autres, d’étudier … la loi sur la privatisation des terres agricoles » cf « Marchés tropicaux et méditerranéens » n° 2201 (10/10/97).

(5) cf l’interview de Louisa Hanoune, dirigeante du P.T., à « El Watan » du 21/9/98, titrée par le quotidien : « Zéroual ne peut pas partir avant d’avoir traité les dossiers urgents ». On peut y lire que les 7 et 8/5/98 le P.T. avait organisé une « conférence pour la paix et la fraternité afin que s’instaure la démocratie [amen !] et c’est aussi la raison pour laquelle nous nous adressons aujourd’hui au président pour qu’il convoque un congrès regroupant les partis et les institutions y compris les corps constitués, les personnalités influentes, pour dégager les voies et les moyens de restaurer la paix immédiatement ». Sans commentaire…

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