Article de Jean-François Lyotard paru dans Socialisme ou Barbarie, n° 32, avril-juin 1961, p. 62-72
En décembre 1960, les Algériens de toutes les villes prennent possession de leurs rues. La guerre dure depuis six ans, les forces de l’ordre sont partout renforcées à cause du voyage de de Gaulle, à Alger le réseau administratif-policier installé depuis la « bataille » de 1957 s’est fait plus serré que jamais, l’organisation de la wilaya a été « démantelée » quatre ou cinq fois, les Algériens n’ont pratiquement pas d’armes, tous les Européens sont armés, dans les grandes villes ils prennent même l’initiative des manifestations, cherchent à occuper les quartiers-clés, à faire basculer l’armée de leur côté.
En dépit de tout cela, les Algériens « sortent ». Aussitôt les ultras s’évanouissent, tirant ici et là dans les manifestants algériens, appelant les paras à la rescousse. Le vrai problème est posé. Tous ceux qui parlaient au nom de l’Algérie, c’est-à-dire à la place des Algériens, se taisent. Les Algériens « manifestent », c’est-à-dire se manifestent, en chair et en os, collectivement. L’objet du litige intervient dans le litige retirant à tout le monde la parole.
Bien sûr cette intervention des masses urbaines modifie profondément les rapports de force : les ultras disparaissent du devant de la scène politique, la « pacification » et « l’intégration des âmes » se dissipent tout à fait, la politique de la « troisième voie » et de la « mise en place d’un exécutif provisoire » est ramenée à sa juste mesure, qui est celle de la rêverie, le GPRA surgit officiellement comme le représentant des Algériens, etc. Mais ce n’est pas en ce sens seulement que ces manifestations sont importantes ; ce n’est pas seulement parce qu’elles déplacent les forces sur l’échiquier algérien, c’est au contraire parce qu’elles contiennent la destruction de l’idée même d’un « échiquier politique », parce qu’elles portent au dehors un sens nouveau – en Algérie – de la politique. Tout s’est passé tout à coup comme si la guerre d’Algérie n’était plus d’abord une guerre : les fusils de l’ordre n’ont pas tiré sur les manifestants comme ils tirent automatiquement sur les combattants. Le rapport militaire est passé au second plan : entre CRS et manifestants le rapport n’était plus celui de la violence pure, mais à mi-chemin de la force et de la parole. Tout le monde a commencé à comprendre (sauf les paras) que la répression militaire n’avait aucun rapport avec le problème posé par ces manifestations, qu’il n’y avait pas une « rébellion à pacifier », mais que la révolution gagnait les masses. C’est pourquoi toute la presse de gauche et de droite, française et étrangère, tous les spécialistes de la « politique », y compris de Gaulle, ont conclu qu’il fallait se hâter de négocier, seule en effet la négociation peut arrêter le « péril », pense-t-on. Ce n’est pas sûr, mais ce qui l’est, c’est qu’ainsi le sens de la négociation éclate ; elle vise d’abord et avant tout à éliminer le danger d’un développement révolutionnaire.
Or il y a une corrélation essentielle entre la nouvelle signification prise par la question algérienne et l’intervention politique d’une couche nouvelle de la population. Ce sont les jeunes des ateliers, des bureaux, de l’université, des lycées et des écoles qui étaient à la pointe du mouvement : la jeunesse urbaine. C’est elle qu’il faut comprendre si l’on veut expliquer ce qui se passe maintenant en Algérie.
La nouvelle ville.
Il y a, en Algérie comme dans tous les pays islamiques, une tradition urbaine bien antérieure à la colonisation, donc les institutions d’une vie collective intense : le quartier d’une vieille médina, la médina tout entière elle-même, existe ou peut exister socialement comme une unité, c’est-à-dire réagit ou peut réagir à une situation en tant qu’organisme. Cette unité se concrétise dans la topographie même des villes traditionnelles : elles apparaissent comme fermées et impénétrables, mais seulement à l’adversaire, à l’étranger. En réalité la marquetterie presque continue des toits en terrasse, le réseau imprévisible des ruelles permet la circulation des informations, des idées, des hommes, même quand les rues sont occupées, obturées par les forces de l’ordre.
Mais la vie sociale de la médina traditionnelle est elle-même une vie traditionnelle. Là se réfugient les petits commerçants, les artisans que la concurrence européenne menace. La médina est sur la défensive, cernée par la ville militaire, administrative, commerciale que les Européens ont dressée autour d’elle. La petite bourgeoisie arabe précoloniale qui l’habite se replie dans le conservatisme, mais est incapable, par son expérience sociale, d’ouvrir à ses enfants une perspective de transformation réelle de leur vie. Les valeurs, les modèles de rapports humains, les manières de vivre, qui sont ceux de la culture maghrébine, sont réaffirmés (dans le mouvement des Ulémas, par exemple), dans la mesure justement où ils sont contestés dans la vie réelle, c’est-à-dire dans la situation colonisée.
En fait, dans les grandes villes les manifestations ont commencé par les banlieues. Dans ces périphéries urbaines se trouvait concentrée depuis la colonisation la plèbe des paysans chassés de la terre par l’usurier, la faim, l’expropriation. Les bidonvilles qui cernaient et cernent les quartiers résidentiels sont l’expression immédiate, géographique de la présence impérialiste dans le pays : plus de travail sur les terres, pas de travail dans les villes. L’ancienne paysannerie sans emploi, sans but, campe et se décompose aux portes de la richesse qu’on lui a volée.
Tant que l’essentiel de la population algérienne des villes se partage entre la vie coutumière des médinas et la misère absolue des bidonvilles, il n’y a pas de futur pour elle. Son attitude par rapport à la société dans son ensemble, à celle des Européens en particulier est celle de la résistance, de la non-participation, éventuellement de la révolte – mais elle ne peut être agressive, conquérante. Mais depuis six ans que dure la situation révolutionnaire, une collectivité nouvelle s’est constituée à partir de la plèbe en haillons et de la petite bourgeoisie traditionnelle. Cette nouvelle couche est à tous égards le résultat de la lutte des Algériens, elle est la fille de la révolution, et c’est elle dont on a vu en décembre 1960, s’étaler les images sur tous les journaux du monde.
L’occupation administrative, militaire et policière de toute l’Algérie a suscité depuis quelques années dans les villes une activité économique, factice parce qu’elle est plaquée sur des rapports sociaux inchangés, mais réelle puisque des emplois administratifs et commerciaux ont été créés. La Délégation a fait construire de nouvelles cités à la place de certains bidonvilles. La scolarisation s’est développée chez les Algériens des villes après la période de boycottage des écoles par le FLN en 56-57. Un prolétariat « moderne » est ainsi apparu et, même si en valeur absolue il est encore peu nombreux, son poids relatif dans la population des villes est sensible parce qu’il lui offre, en même temps qu’une expérience sociale réellement contemporaine du XXe siècle, de nouvelles perspectives, ou plutôt la nouveauté de la perspective, le futur. – Mais surtout une nouvelle génération est arrivée maintenant à l’âge de comprendre, de travailler et de combattre : les enfants de 1954 ont à présent derrière eux sept ans d’insécurité, de terreur, de lutte, et ils n’ont que cela derrière eux. Il n’est pas étonnant que cette collectivité ressente le problème de l’Algérie, et cherche à le résoudre, d’une manière nouvelle.
Les Algériens des nouvelles cités ne sont ni les restes momifiés de la société précoloniale ni les débris d’une colonisation impitoyable. En tant que salariés ils ont une expérience sociale toute différente des petits bourgeois traditionnels ou des paysans misérables ; dans le travail cette expérience n’est pas qualitativement autre que celle d’un « petit blanc » de Bab el Oued, tandis qu’elle l’est de celle d’un artisan de la Kasbah ou d’un mendiant. Mais cette situation de salarié se heurte à la persistance des barrières raciales et des attitudes anti-arabes dans la société algérienne en général, et elle doit se combiner aussi avec les modèles de conduite, les types de rapports humains qui viennent de la culture précoloniale. Bref les contradictions de la situation coloniale se trouvent, non pas effacées, mais soulignées, par la « modernisation », c’est-à-dire la prolétarisation, de la vie urbaine.
Il faut ajouter à cela que cette situation nouvelle s’est développée dans le climat de la révolution et de la répression. L’intégration apparente des nouveaux salariés à « l’Algérie moderne » recouvre en réalité une expérience continuelle de la violence subie. Par exemple ces cités nouvelles, aux noms prometteurs, avec leur hygiène et même leur confort de bon aloi, font figure d’œuvre philanthropique. Mais en même temps leur géométrisme (ce rêve réalisé du policier qui dort dans l’architecte) accueille à merveille les opérations de police ; les lignes droites sont des lignes de tir, les appartements-cellules sont hermétiques, perchés dans le ciel, n’ont qu’une issue. Une porte d’immeuble contrôle vingt appartements, 150 personnes. Les « structures parallèles », c’est-à-dire l’organisation politico-administrative imaginée par les militaires pour épouser la société réelle, s’adaptent beaucoup plus aisément à cette topographie qu’à celle d’une médina. De ce point de vue ces nouvelles banlieues sont à la ville ce que sont les « regroupements » à la campagne.
Ainsi les Algériens commencent à expérimenter les divers aspects de la vie moderne, les diverses formes de l’unique projet (inscrit jusque dans le béton des immeubles) de détruire toute communauté, de rapetisser tous les liens sociaux à la dimension de la plus petite famille, et encore… Cette expérience est d’autant plus aiguë que les rapports communautaires de leur culture traditionnelle persistent encore dans leur manière de vivre d’un côté, et que de l’autre leur nouvelle vie fait l’objet d’un contrôle minutieux et continuel : les entrées et les sorties du domicile sont enregistrées, il faut justifier les achats, l’emploi des revenus, les visites reçues, etc. L’appareil répressif qui surveille toute la vie quotidienne n’a probablement d’équivalent que dans l’usine moderne. C’est pourquoi les manifestations de décembre 60 et de janvier 61 avaient plutôt le sens d’une occupation d’usine que d’une descente dans la rue : les Algériens prenaient possession de leurs quartiers résistaient activement contre les incursions des forces de répression, expulsaient les indicateurs, forçaient l’armée et la police à rester l’arme au pied à l’extérieur.
Il y a ainsi une inversion continuelle du sens des initiatives administratives, qui les retourne contre leurs promoteurs. Au Palais d’Eté, ces banlieues concrétisaient sûrement un rêve d’intégration, au moins d’association, des « musulmans » : elles sont devenus le foyer de la révolution vivante.
La nouvelle politique.
Mais cette nouvelle couche sociale, qui est aussi une nouvelle classe d’âge, n’est pas seulement le produit de la situation. Elle en est en même temps le centre le plus sensible et le maximum de conscience. C’est en effet par rapport à ces jeunes, élevés dans la révolution, soumis à la répression, et, plus profondément, partagés entre la haine de l’Occident et la rupture avec la tradition, c’est par rapport à ces jeunes que le problème de l’Algérie se pose dans sa totalité, c’est-à-dire comme le problème de leur vie, de ce qu’ils vont devenir. Le contenu qu’ils donnent à la politique est sans commune mesure avec tout ce qui s’est fait et pensé en Algérie depuis des décennies à ce sujet.
Les jeunes Algériens veulent en finir avec leur culture traditionnelle, qu’ils ressentent à la fois comme un frein à leur émancipation et aussi comme entretenue hypocritement par le colonisateur ; mais en même temps ils la respectent, ils la défendent en eux-mêmes contre la culture européenne qui l’assaille. D’autre part ils sont tentés de valoriser l’organisation « européenne » (c’est-à-dire capitaliste) de la société parce qu’elle a l’air de pouvoir résoudre le problème essentiel de l’Algérie : la misère ; mais en même temps, ils savent qu’elle est l’organisation de l’exploitation, au moins de la leur. C’est dans cette espèce de chassé-croisé que vivent les jeunes des nouvelles banlieues. La ville pour eux, ce n’est plus ni la médina avec son contenu culturel relativement cohérent, ni simplement l’amalgame a-social des misères dans la frange des bidonvilles. Leur vie urbaine contracte en une seule expérience toutes les faces de la situation coloniale : la destruction de la culture coutumière avec l’attraction corrélative de la culture européenne ; le refus de celle-ci avec la tentation de défendre les anciennes valeurs. C’est-à-dire au total l’anxiété et la disponibilité.
Cette situation appelle la réponse d’une activité intense, une soif d’expérience et de savoir : communication des informations, des hypothèses, mise à l’épreuve des « solutions » dans des discussions constantes, perception du moindre détail de la vie comme significatif par rapport aux problèmes généraux de l’Algérie. La réalité sociale n’est pas étouffée dans la ouate des institutions, qui la rendent méconnaissable, mais l’individu la rencontre continuellement « à cru ». Cette vie réellement politique est tout le contraire d’une activité à part, d’une occupation spécialisée, d’une profession. Elle suppose au contraire la conscience que les problèmes généraux ne sont pas des problèmes séparés, autres que les problèmes quotidiens, mais que les problèmes quotidiens sont les plus importants, les seuls réels. – A cet égard encore, les initiatives intégrationnistes de l’administration font boomerang : en voulant détacher par la conviction (par l’action psychologique) les masses du « séparatisme rebelle », les officiers SAS ne font qu’entretenir ce bouillonnement ; ils ont été emportés dans les manifestations comme des fétus. Et la répression ouverte elle-même n’y peut rien : la vie politique est encore plus intense dans les prisons et les camps que dans les médinas.
Pour ces jeunes Algériens, la politique signifie quelque chose qui n’existe pratiquement dans aucune classe sociale en France en ce moment : la discussion et la mise en œuvre, collectivement assumées, de l’avenir de tous et de chacun. Qu’on se rende bien compte : un oranais, un algérois, garçon ou fille, de 15 ans, n’a aucun avenir prédéterminé. Rien ne l’attend, tout est possible. Dans un pays capitaliste moderne, un individu à 15 ans a déjà, quelle que soit sa classe, un mode d’insertion dans la société qui délimite assez étroitement son avenir. C’est du reste contre cette préfiguration actuelle de tout son futur, contre cette mort prématurée, qu’il proteste par la violence apparemment absurde des « blousons noirs » par exemple. Les jeunes Algériens qui habitent les « ensembles modernes » de la banlieue sont des « blousons noirs » si l’on veut, avec cette différence que leur violence est efficace, parce que c’est elle, et en définitive elle seule, qui sculpte la figure de leur vie. Quand les ultras d’Alger disaient que le FLN n’était qu’une « bande de blousons noirs », ils exprimaient bien sûr leur songe : que la société telle qu’elle existe ait raison des « jeunes voyous » qui ne veulent pas accepter leur destin ; mais en même temps ils l’exprimaient à partir du fait, évident sur place, qu’une mentalité nouvelle, comparable à celle des villes modernes, surgissait dans la communauté algérienne.
Ce que les jeunes Algériens ont manifesté dans les villes en décembre 60 et janvier 61, c’est l’apparition de cette nouvelle collectivité, avec l’intensité de sa vie politique (sans guillemets).
Le Front et les manifestations.
Ils n’ont pas manifesté pour porter Abbas au pouvoir même s’il est vrai qu’Abbas viendra au pouvoir en se faisant porter par leur manifestation. Ils ont manifesté pour le sens de leur vie, et cela excède énormément le GPRA : un gouvernement ne peut pas être le sens de la vie. Aucun d’eux, si l’on excepte ceux qui se voient déjà ministres, ne peut se dire : mes problèmes seront résolus du jour où l’Algérie sera une République indépendante. En fait les discussions politiques, les hypothèses, les solutions qui circulent concernent beaucoup plus le contenu de la vie dans l’Algérie indépendante que le problème formel de l’indépendance. L’indépendance n’est pas un problème pour eux, s’il s’agit de la forme constitutionnelle de l’Algérie future et des « liens » ou non avec la France. Pour eux le problème de l’indépendance, c’est celui de savoir quoi faire quand on ne dépend plus de ce qui vous dominait. De ce point de vue, ils sont déjà indépendants, déjà en avant des négociations, en train de se demander ce qu’il faut faire des terres, de l’Islam, des rapports entre les hommes et les femmes, des Européens qui travaillent, des patrons européens ou non – rejoignant ainsi les préoccupations des ouvriers algériens les plus formés, en France et en Algérie.
On ne comprend rien à tout cela, on ne perçoit rien de la signification de la lutte des Algériens, si on se contente d’apprécier les manifestations de décembre et de janvier comme une « belle démonstration du FLN ». Pour les malins de la « politique » le GPRA a « marqué un point », voilà tout. L’échiquier s’est modifié, Abbas devient décidément un partenaire sérieux ; on peut, il faut discuter avec lui. Donc voter oui, ou non (selon les exégèses), au référendum, pour arrêter la partie et prononcer le « match nul » (sic, Le Monde du 21 février 61). Du même coup on peut se livrer au jeu passionnant des pronostics, des « tuyaux », du bourguibisme.
Il faut le dire tout net : il est bien fondé, le mépris que les jeunes Algériens portent aux « politiques » français. Voir une partie d’échecs ou de football là où une population entière affronte sans armes des centaines de milliers de fusils, de mitraillettes et d’indicateurs, afin de faire savoir simplement qu’elle veut le pain et la liberté, – cela donne la mesure de la dégénérescence de la « politique » dans ce pays. La philosophie politique dominante chez les spécialistes, y compris « de gauche », c’est celle du ministère de l’intérieur : il n’y a que des dirigeants, des « agitateurs » ; les « masses » sont des intermédiaires entre eux-mêmes ; ils les remuent et ils disent : vous voyez, les masses remuent, causons. Déjà la latente complicité des « chefs », même ennemis, se fait jour par-dessus la tête des combattants, des militants.
Mais on ne peut pas, disent les malins, contester la coordination des manifestations, leur synchronisation avec le voyage de de Gaulle, leur « orchestration ». – Nous voyons bien en effet leur coordination et nous voyons bien leur opportunité. Comment nier que ces manifestations aient été organisées ? Mais tout le problème est celui-ci : qu’est-ce que veut dire « organisées » ? Vous voulez dire que les manifestants ont été agis par une organisation, par une force qui les impulsait, les dirigeait. Nous disons que les masses ont agi en s’organisant au fur et à mesure de leur action, et que l’action d’émissaires spéciaux et clandestins n’explique rien.
Est-ce à dire que le FLN n’a joué aucun rôle dans le déclenchement des événements ? Dans leur déclenchement, sûrement si. Mais à l’intérieur des manifestations il n’a joué aucun rôle réel en tant qu’organisation différenciée, c’est-à-dire extérieure à la population. Ce n’est plus le FLN comme appareil qui a monopolisé la conduite des opérations, mais des milliers de garçons et de filles, d’hommes et de femmes des villes algériennes qui ont pris immédiatement sur le terrain les initiatives nécessaires. Cela suffit à réfuter la vision policière-bureaucratique de la politique et de l’histoire.
Il n’y a pas de preuve à donner qu’il s’est passé quelque chose d’absolument nouveau en Algérie en décembre. Les Algériens dans les rues sont cette preuve. Mais les spécialistes ne parviennent pas à s’en convaincre. Il leur faut chercher pour « expliquer » les manifestations une initiative du MNA, ou encore (dans la mythologie « défense de l’Occident ») du PCA. C’est qu’il y avait un divorce trop évident entre les paroles apaisantes d’Abbas à Tunis, par exemple, et l’intensité persistante des manifestations. Si ce n’est pas le FLN, c’est donc quelque frère cadet, pensèrent les experts. Il fallut pourtant y renoncer : on ne pouvait, dans cette logique arithmético-militaire, expliquer une mobilisation beaucoup plus nombreuse qu’aucune autre auparavant par un appareil beaucoup plus faible que le FLN, voire quasi-inexistant. Si bien que les experts restèrent, et restent, médusés par cette situation comme par un monstre logique. Preuve que leur logique est un monstre.
Nouveau courant.
D’ores et déjà le problème de l’Algérie se trouve, du fait de l’apparition de cette nouvelle force, sensiblement déplacé. En même temps que le GPRA et le gouvernement français, pour quantité de raisons qu’il est inutile d’énumérer, s’orientent vers la recherche d’un compromis, un obstacle nouveau surgit. Au moment où la question algérienne allait enfin pouvoir quitter les djebels et réintégrer le silence des chancelleries, où ici et là les dirigeants commençaient à pouvoir en faire leur affaire, cette vague nouvelle annonce une nouvelle menace.
Dans l’immédiat cette menace vise le sort des vies et des biens français en Algérie. Il a fallu l’énorme poids des forces de l’ordre pour empêcher que les Européens soient livrés à la justice populaire des Algériens. Sans doute y a-t-il eu des provocations de la part des « petits blancs » les plus excités et des ultras les plus conséquents. Mais là n’est pas l’essentiel. Ce n’est pas à tel ou tel acte individuel que les Algériens réagissent comme à une provocation, mais c’est à la situation elle-même. La lutte a été si dure et la conscience de leur invincibilité est telle que la prolongation de l’occupation militaire française, le maintien de la domination de la minorité européenne apparaissent comme intolérables et suscitent une contestation quasi permanente chez les Algériens. De ce point de vue la situation a complètement basculé : le rapport colonial n’est plus toléré par les colonisés, et plus précisément ce qui fondait ce rapport, c’est-à-dire l’acceptation par les Algériens eux-mêmes, dans leur vie quotidienne, de leur asservissement, le consentement à leur propre oppression, a disparu, Se taire, avaler l’humiliation, attendre, ne rien laisser paraître, – c’est cela que les jeunes Algériens des villes ne savent plus faire. En criant publiquement leur volonté d’indépendance, en levant partout les défis que leur lançaient les pieds-noirs, en prenant ici et là l’initiative de l’offensive, ils ont rompu irréversiblement avec leur existence de colonisés. L’affrontement des communautés était l’affrontement du présent et du passé ; les Algériens voulaient se faire reconnaître comme des égaux ,par les Européens. Mais les Européens ont eu peur, parce qu’ils ne peuvent consentir à cette reconnaissance sans supprimer du même coup leur domination sans abolir leur représentation du monde. Ceux qui peuvent partir partent ou partiront. Pour les autres, il leur faudra sûrement une génération pour s’accepter en tant qu’Algériens.
C’est cette situation qui donne au problème du statut futur des Européens son acuité. Il est évident que le GPRA comme tel a intérêt à ménager les capitaux français, et par conséquent à accorder aux ressortissants français des privilège de nationalité. Mais il est certain également que la jeune génération urbaine aura du mal à accepter que se perpétue sous la forme de ces privilèges, le rapport colonial qu’elle rejette de toutes ses forces. Tant que l’égalité absolue dans les rapports. entre les communautés ne sera pas instituée, la tension persistera, et par conséquent les relations qui auront été établies entre le capitalisme français et le nouvel Etat risqueront d’être remises en cause.
De ce seul point de vue déjà, une stabilisation de la situation par un gouvernement algérien s’avérera difficile Car d’un côté on ne voit pas que celui-ci ne soit contraint d’aménager des étapes, des transitions, et par conséquent de faire des concessions à l’impérialisme en particulier sur la question des biens français. Mais de l’autre, on voit mal qu’il puisse endiguer de façon stable la force de contestation radicale de la colonisation qui s’est manifestée ces derniers mois dans les villes. Ce que les manifestations ont signifié de ce point de vue, c’est que le contrôle du FLN sur la population n’était pas inconditionnel. Plus précisément une certaine rupture entre l’organisation extérieure tenue en laisse par le GPRA, et la révolution intérieure s’est déjà esquissée. A la limite les cadres exilés, qu’ils soient militaires ou politiques, tendent à avoir une vue abstraite de la réalité algérienne ; ils posent les problèmes beaucoup plus du point de vue des relations avec l’impérialisme français et des relations internationales en général (c’est-à-dire des relations avec les Etats) que par rapport aux problèmes concrets que rencontrent les masses ; depuis six ans ils se sont forgés une mentalité d’administrateurs, de personnalités, de fonctionnaires, ils sont devenus l’Etat. La nouvelle couche que constitue la jeunesse salariée des villes bien qu’elle ne soit pas « politisée » au même sens que les cadres, a dans sa majorité une expérience beaucoup plus riche et beaucoup plus radicale de la situation donc un niveau politique beaucoup plus élevé qu’eux.
Par conséquent, au-dessous des tendances qui commençaient à trouver leur expression au sein des organisations – notamment la tendance des syndicalistes de l’UGTA -, et qui, à échéance, seront amenées à exprimer plus nettement qu’elles ne l’ont fait les solutions qu’elles préconisent pour les problèmes de l’Algérie indépendante, un courant révolutionnaire au sein des masses elles-mêmes, surtout au sein de la nouvelle couche de la jeunesse urbaine, commence à se dessiner.
Sans doute le GPRA s’apprête-t-il déjà à le faire rentrer dans l’ordre, dans son ordre : il peut capter une partie de cette force en attelant les jeunes à la tâche de construire la nouvelle société, il peut réprimer ce qui résiste (1). Mais dans tous les cas il faudra bien qu’il s’aliène une fraction importante de la jeunesse : la conscience acquise par celle-ci, sa participation au modelage de sa propre vie, les exigences qu’elle commence à manifester quant au sens à donner à la révolution, – tout cela ne se laissera pas facilement apaiser.
Cependant le développement ultérieur de ce courant dépend de sa consolidation actuelle. En particulier, si la jeunesse algérienne qui a grandi dans la révolution ne parvient pas à exprimer de la façon la plus claire et la plus complète possible son expérience et sa revendication, elle sera plus aisément jugulée par la bureaucratie nationale. Une telle consolidation doit constituer l’objectif immédiat des éléments les plus conscients par rapport au problème algérien. Cela ne veut pas dire que l’objectif de l’indépendance inconditionnelle de l’Algérie doit être placé au second plan. En fait la question posée par ce nouveau courant, et qu’il faut développer, n’est rien d’autre que la question de l’indépendance, mais envisagée dans son contenu réel. L’indépendance est seulement une forme et le courant dont nous parlons a déjà effectué la critique de cette forme du point de vue de la réalité sociale de l’Algérie indépendante.
Il faut donc que le travail de discussion et de clarification qui peut d’ores et déjà être entrepris avec des camarades algériens se place au niveau de conscience auquel ils sont parvenus, et non au niveau d’inconscience ou de complicité bureaucratique où stagne la « gauche » française. Ce travail doit aboutir à l’élaboration d’un programme de la révolution algérienne. Sans vouloir aucunement préjuger du contenu de ce programme, il est possible dès maintenant d’en indiquer les principales têtes de chapitre : – question de la terre (expropriation des grandes compagnies ; partage et collectivisation ; fermiers, petits propriétaires, ouvriers agricoles) ; – question de l’industrialisation ; – problème de la « solution » chinoise ou cubaine, et de la bureaucratie en pays sous-développé ; – problème des syndicats, de leur nature, de leur rôle dans ces pays ; – rapports avec Tunisie et Maroc (critique des « solutions » tunisienne et marocaine ; possibilité de créer un front révolutionnaire du Maghreb ; signification de l’Union nationale des Forces Populaires au Maroc) ; – internationalisme et rapports avec les courants révolutionnaires dans les pays capitalistes et bureaucratiques modernes ; – sens et sort des structures traditionnelles en Algérie : famille, communautés, religion ; – les Européens en Algérie ; – problème des langues, de l’enseignement, et plus généralement de la culture.
Ces questions ne sont pas des questions de spécialistes, ce sont celles qui sont débattues tous les jours entre les Algériens quand ils réfléchissent au sens de leur révolution. Même quand elles ont un aspect « technique », comme pour les terres, leur solution est nécessairement politique ; les techniciens peuvent définir les choix possibles, mais c’est aux seuls Algériens de savoir ce qu’ils veulent et d’imposer les solutions. Chacun a eu et continue d’avoir une expérience particulière de la situation révolutionnaire, a rencontré sous une forme concrète l’un ou l’autre de ces problèmes, lui a donné ou a songé à lui donner telle ou telle solution. C’est cette richesse de l’expérience accumulée par la jeunesse des villes, par les paysans dans les maquis et les centres de regroupement, par les ouvriers en France et en Algérie, que doit cristalliser le programme révolutionnaire, c’est d’elle qu’il doit tirer les leçons. Alors et alors seulement, la signification réelle de la lutte des Algériens ne sera pas perdue.
Jean-François LYOTARD.
(1) Un camarade très bien informé, auquel nous devons une meilleure compréhension de la situation en Algérie, nous suggère que telle serait la fonction réservée aux deux armées extérieures (aux frontières tunisienne et marocaine) ; disciplinées comme n’importe quelle armée bourgeoise, encadrées par des militaires de carrière venus de l’armée française, armées avec du matériel lourd et moderne, maintenues sous le contrôle direct des cadres du GPRA, elles apparaissent comme la future force de police de la classe dirigeante.