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Joseph Gabel : L’âme néo-stalinienne. Esquisse d’une psychopathologie

Article de Joseph Gabel alias Lucien Martin paru dans Masses, n° 12, décembre 1947-janvier 1948, p. 25-28


DANS la presse « libre » d’une des « démocraties nouvelles », l’auteur de ces lignes a lu, il y a un an, un article étonnant. Il s’agit de la « Chine victorieuse ». Le journaliste y démontrait que la Chine n’était pas victorieuse du tout, son rôle ayant consisté à gagner du temps pour permettre aux Etats-Unis, à l’Angleterre et à l’Union Soviétique de battre le Japon…

Certes, nous n’avons aucune sympathie pour le régime dictatorial du maréchal Tchang Kaï Chek. Mais de là à nier ce miracle de ténacité que constitue cette résistance de dix ans contre l’envahisseur japonais, où les Chinois, tout comme le firent les Russes, utilisèrent stratégiquement l’immensité de leur pays et à mettre cette résistance sur le même plan que l’intervention de trois jours que fit l’U.R.S.S. en Extrême-Orient pour pouvoir participer à la curée, il y a là de quoi choquer toute intelligence normalement constituée.

Si dans la presse stalinienne française soumise à la critique d’une opinion encore libre on ne trouve pas d’exemple aussi frappant, la thèse qu’elle défend quant à la signification de cette guerre, pour être plus modérée dans sa forme, n’en est pas moins absurde dans son fond. A lire ces publications, l’U.R.S.S. a seule gagné la guerre, les autres puissances n’ayant eu qu’un rôle de comparses. Le rédacteur d’un journal parisien s’étant permis d’écrire : « La mer a vaincu l’Allemagne », Les Lettres Françaises ont répliqué spirituellement : « En effet, nous nous rappelons bien de la bataille navale de Stalingrad ». Nous ne commettrons pas la bévue de chercher sur la carte le golfe de Stalingrad. Mais Stalingrad n’est pas sorti du néant. Tout ce qui l’a préparé : la résistance héroïque de l’Angleterre en 1949, les convois alliés à Mourmansk, les bombardiers sur les usines allemandes et autres faits de cet ordre n’existent pas pour le journaliste stalinien. Données historiques indiscutables pour nous, il les relègue tout bonnement dans le domaine de l’Uchronie.

Mentalité stalinienne et mentalité nazie

Il serait intéressant d’établir un parallélisme entre la mentalité stalinienne et la mentalité nazie. On peut aller jusqu’à affirmer que, sur le plan de la logique pure, la mentalité nazie est moins éloignée du sens commun que la mentalité stalinienne (1). Expliquons-nous. Dire que les Allemands, étant le plus fort des peuples, ont le droit de martyriser les autres, c’est sûrement une monstruosité morale, ce n’est pas à proprement parler une monstruosité logique. Par contre des affirmations comme celle que l’U.R.S.S. représente une forme perfectionnée de le démocratie et ceci proféré par des personnes souvent intelligentes et de bonne foi, relève pour nous, sinon de la pathologie, du moins de la psychologie différentielle. Il doit exister à la base de la pensée stalinienne une modification structurelle de l’appareil logique de préhension de la réalité. Dans ce qui suivra nous essaierons de mettre en évidence un des aspects de cette pseudo logique stalinienne.

Le syllogisme de la fausse identité

A la base de la plupart des argumentations staliniennes, on retrouve une formule que l’on pourrait appeler le « syllogisme de la fausse identité ». En voici un exemple : Vers 1936, l’Humanité a publié la manchette suivante : « Les trotskistes sont contre le front populaire, Hitler aussi… », avec comme sous-entendu que les trotskistes sont des alliés d’Hitler, thèse absurde et ignoble à laquelle les procès de Moscou ont fourni, à l’époque, une illustration sanglante. L’analogie du procédé logique saute aux yeux. En effet, entre la critique trotskiste de la tactique du front populaire et sa « critique » par Hitler, il n’y a réellement rien de commun, sauf le mot abstrait. Il s’agit donc d’extraire le mot « critique » de son contexte historico-politique concret et de bâtir là-dessus une fausse identité entre trotskisme et hitlérisme, identité qui a servi de base à la monstrueuse farce des procès de Moscou. Les publications staliniennes fourmillent d’ « arguments » de ce genre.

On relèvera également dans la terminologie stalinienne courante une quantité d’expressions qui ne sont autres que la cristallisation de fausses identités de ce genre. Voici le mot « social-fascisme » vieille connaissance qui a joué un rôle très important dans la propagande avant 1934 et qui semble devoir, dans un proche avenir, retrouver une nouvelle jeunesse. Ce terme consacre l’identification verbale entre social-démocratie et fascisme, authentique hérésie sociologique dont on connaît tous les funestes effets en Allemagne avant la prise du pouvoir par Hitler. Enfin on citera comme dernier exemple tout l’abus qu’on fait dans le monde stalinien du terme « trotskiste ». Pour tout esprit doué d’un minimum d’honnêteté, ce mot peut signifier deux choses : soit l’ensemble des thèses défendues par Trotsky soit la doctrine du parti qui se réclame actuellement du grand disparu. Le langage des publications staliniennes élargit par contre le terme trotskyste au point d’englober tous ceux qui admirent Trotsky sans partager ses idées, tous ceux qui, à gauche, critiquent la politique communiste et n’accordent pas crédit à la fable ignoble et stupide de la collaboration entre le « vieux » et Hitler. Ainsi, pour les staliniens, Masses est une revue trotskyste, alors qu’en réalité nous sommés en désaccord avec la doctrine et la politique de Trotsky et de ses disciples ou épigones sur presque tous les points. On retrouve donc le même artifice logique : décomposition des réalités concrètes et établissement de « fausses identités » par utilisation d’un procédé d’abstraction. Dans les mécanismes qui président à ses démarches réelles la pensée stalinienne est véritablement aux antipodes de la méthode dialectique dont elle se réclame officiellement.

Notons que dans l’utilisation de cette pseudo-logique il convient de distinguer deux plans. D’un côté le démagogue conscient pour qui ces fausses identités constituent une arme redoutable. Il est infiniment plus facile en effet de créer une ambiance de haine autour d’un mot comme « trotskysme » et ensuite d’englober sous ce vocable le plus possible d’adversaires politiques, que de défendre au cours de discussions, un point de vue de plus en plus difficile à justifier (2). D’autre coté nous avons le militant communiste honnête pour qui cette pseudologique est devenue véritablement un élément structurel de l’intelligence. Entre les deux plans, il existe évidemment de nombreuses transitions. Quant à nous, seule la deuxième catégorie nous intéresse. On essayera d’élucider le mystère de la mentalité stalinienne dans la mesure où elle représente une forme sui generis de la pensée humaine transformée dans sa structure par l’influence déformante d’une réalité sociale puissante.

Mentalité stalinienne et mentalité primitive

Une comparaison avec la mentalité primitive nous servira de guide. La pensée des primitifs connait aussi la « fausse identité ». Le phénomène décrit par M. Lévy-Bruhl sous le nom de « participation » n’est guère autre chose : le primitif établit une identité absolue de sa tribu et de son animal, totémique (2). Essayons de comprendre ce qui se passe dans l’âme d’un « Bororo » : il identifie entièrement sa tribu à un perroquet (arara)… Pour l’homme civilisé, le symbole héraldique (le drapeau) provoque la même émotion d’origine collective que l’idée même de la patrie ; cependant à côté de l’identité émotionnelle, il y a comme correctif la logique individuelle qui empêche d’élever cette identité de réaction subjective au rang d’une identité réelle. Chez le primitif, profondément intégré dans la collectivité tribale, ce correctif fait défaut : l’identité de la réaction émotionnelle est énoncée sous la forme d’une identité objective. Chez le militant stalinien le mécanisme est le même. Très intégré lui aussi dans sa collectivité (le parti) toute attaque venant contre celle-ci provoque chez lui l’émotion qui le fait considérer comme identiques les auteurs de ces attaques quels qu’ils soient et abstraction faite de leurs différences. Trotsky = Hitler puisque tous les deux sont contre Staline et c’est là l’essentiel et toutes les innombrables différences qui existent entre ces deux personnalités historiques sont reléguées dans le domaine, de l’accessoire. En conclusion on peut dire que la mentalité stalinienne procède par identifications logico-affectives.

Cette confusion entre le plan logique et le plus affectif caractérise la plupart des manifestations intellectuelles du stalinisme ; elle est la clef du sentimentalisme stalinien, un des aspects les plus intéressants de l’âme néo-stalinienne. Pour le polémiste stalinien il ne s’agit point de fournir l’argument puissamment logique mais de provoquer une émotion puissante dans une discussion ayant trait à la structure sociale de l’U.R.S.S. il évoquera l’héroïsme, du soldat rouge, etc. (Voir la discussion très caractéristique entre O. Rosenfeld et le savant soviétique Constantinov dans les numéros 12 et 15 de la Revue Socialiste.) Arthur Koestler a fait justice de cette méthode en des pages éblouissantes ; nous n’y reviendrons donc pas. Citons à titre de mémoire, l’emploi de l’héroïsme des militants en tant qu’argument logique. Personne ne met en doute l’esprit de sacrifice du militant communiste de la base pas plus que celui du soldat de l’armée rouge. Seulement ceci n’a rien à voir avec la question de la structure de l’Etat soviétique en tant que problème sociologique. Au cours de l’histoire, on a souvent vu les causes les moins respectables avoir des militants héroïques.

Le problème essentiel pour nous est de situer cette forme particulière de la pensée que nous appelons la mentalité stalinienne dans le vaste domaine de la psychologie différentielle et de déterminer ses rapports exacts avec la mentalité primitive, la psychologie de l’enfant, certains aspects de la psycho-pathologie et enfin le phénomène de la « fausse conscience ». On comprend sans difficulté que la réalisation intégrale de ces programmes demanderait un volume. Nous nous contenterons donc d’en poser les jalons.

La question de la fausse conscience

Le problème de la « fausse conscience » est une des questions classiques de la philosophie et de la sociologie marxistes. Il a retenu l’attention de Georges Lukacs et de Karl Mannheim entre autres penseurs. Pour le marxisme classique la fausse conscience est essentiellement celle qui résulte du travail systématique d’obscurcissement (Verhüllung) (3) entrepris par l’ennemi de classe pour cacher au prolétariat ses véritables intérêts. Lukacs eut le mérite de mettre en relief les rapports entre le phénomène de la « fausse conscience » et la « réification » (Verdinglichung), Selon la théorie bien connue de Marx, le capital est à la fois un objet matériel et le point de cristallisation d’un certain nombre de relations humaines (relations entre ouvriers et capitalistes). L’essence de la « réification » est que le caractère relationnel interhumain donc historiquement relatif et passager des catégories capitalistes est masqué par la matérialité du capital qui lui prête une apparence de « phénomène de la nature » éternel. La « fausse conscience » selon Lukacs est le résultat de cette « réification ». En effet elle permet à la bourgeoisie de considérer le régime capitaliste comme phénomène éternel, aussi cette classe s’opposera-t-elle de toutes ses forces à ce que le prolétariat découvre la réalité changeante derrière cette façade solide. En somme la fausse conscience n’est autre chose que la vision du monde capitaliste en tant que « phénomène de la nature » éternel ; au lieu de le voir dans sa réalité en tant que phénomène basé sur des relations interhumaines, et partant, relatif et passager. Telle est dans son ensemble la conception de Georges Lukacs (4). De son côté Karl Mannheim dans son livre L’idéologie et l’Utopie a fait faire à la théorie un pas décisif en l’étendant à toutes les formes de la conscience politique y compris les formes de la conscience prolétarienne ; en effet; toute conscience politique orientée vers l’action comporte nécessairement un élément utopique qui fait que les acteurs de l’histoire n’ont pas une conscience adéquate de la portée historique véritable de leur activité. (Il suffit pour s’en convaincre de comparer les réalisations effectives de la révolution bourgeoise avec l’image que s’en sont fait les doctrinaires comme d’Holbach, Rousseau et autres). On peut enfin élargir cette conception de Mannheim en disant que l’existence collective est en elle-même une source de fausse conscience et faire intervenir notamment le langage d’origine collective qui est une source de déformation de l’image de la réalité (Idola linguae de Bacon). Dès lors la « fausse conscience » se présente comme un phénomène analogue à la mentalité primitive et reconnait une origine semblable : l’envahissement de la conscience individuelle par des représentations d’origine collective.

La mentalité enfantine : La schizophrénie

La mentalité enfantine bien étudiée par Jean Piaget est caractérisée en premier lieu par son égocentrisme. L’enfant se voit comme le centre logique de son univers, et il est incapable de se considérer comme un des termes d’une relation réversible. Aussi Piaget cite l’enfant qui dit : « je suis le seul clans la famille à avoir un frère. »

La schizophrénie enfin est caractérisée par une confusion du plan cognitif et du plan émotionnel et l’existence dans le psychisme de complexes « idéo-affectifs » (Storch).

Enfin l’auteur de ces lignes, dans un travail de psychiatrie pure publié ailleurs (5), a insisté sur le rôle de la notion d’identité dans le syndrome schizophrénique. Notons à ce propos que la notion de « fausse conscience » capitaliste telle quelle est envisagée par le marxisme classique connait aussi le pseudo-logisme de la « fausse identité ». Ainsi les économistes bourgeois démontrent volontiers la pérennité du capitalisme en considérant les instruments du pêcheur et du chasseur primitif comme une sorte de capital. (Roscher) Ils voient donc uniquement la matérialité du capital et omettent son aspect essentiel de centre de cristallisation de relations interhumaines. Un moulin à main est une forme du capital dans un contexte historique capitaliste, et un instrument de production socialiste dans un contexte socialiste. La « fausse identification » est donc la négation même de ce « principe de totalité » que Lukacs considère comme le substratum scientifique du principe révolutionnaire. ( « Die Kategorie der Totalität ist Träger des revolutionären Prinzips in der Wissenschaft » Lukacs. Op. Cit.) Il est saisissant de retrouver les mêmes procédés d’obscurcissement dans la mentalité stalinienne.

Conclusion

Il existe donc un fonds commun de pensée préologique que réalise, chacune de son côté, la mentalité primitive, la pensée de l’enfant et la schizophrénie. La mentalité stalinienne, véritable retour vers ce fonds primitif présente des analogies incontestables avec ces formes. Elle est égocentrique (égocentrisme collectif bien entendu) comme la pensée enfantine : nous avons vu que la base de ses « fausses identités » est de considérer les données des formules logiques non pas dans leur totalité concrète, mais en fonction de leur attitude à l’égard de leur parti considéré comme centre logique de l’univers. Avec la schizophrénie elle a en commun la confusion du plan émotionnel et du plan logique, ainsi, qu’un abus de la pensée en identité. On peut donc conclure que nous sommes en présence d’une forme particulière de la fausse conscience, résultat de l’asservissement de la pensée individuelle par une réalité collective tyrannique (le parti), ce qui constitue un retour à certaines formes de la mentalité primitive et une sorte de schizophrénisation collective. (Notons que selon C. G. Jung, la schizophrénie est le résultat d’un dégagement insuffisant de la personne humaine du complexe archaïco-collectif primitif). Dans ses livres Arthur Koestler parle souvent incidemment du caractère schizophrénique de la fausse conscience stalinienne sans toutefois approfondir cette vue n’étant pas psychiatre. Nous nous sommes efforcés de préciser le mécanisme de cette schizophrénisation et d’étudier la mentalité stalinienne sine ira et studio en toute objectivité, comme une déformation de la pensée humaine sous l’action d’une réalité collective puissante et son retour vers des formes archaïques. Nous ne voudrions cependant pas terminer cet essai sans tirer une petite conclusion pratique. La question de la sociologie du parti ouvrier était depuis longtemps un des problèmes cruciaux, de la tactique révolutionnaire. On connait la polémique qui opposa Lénine partisan du parti fermé et soumis à une discipline de fer et Rosa Luxembourg aux conceptions plus souples et plus démocratiques. Les succès des bolchéviques en Russie semblaient un moment avoir donné raison à la thèse léninienne : cependant nous assistons de nos jours à un effet étrange de cette intégration dans une collectivité tyrannique : la formation d’une véritable mentalité néo-primitive aussi « imperméable à l’expérience », aussi fausse logiquement que celle des sauvages étudiés par M. Lévy-Bruhl. Si actuellement nous voyons avec douleur des éléments – et non de moindre valeur – de la classe ouvrière suivre aveuglément la politique d’un Etat qui réduit ses propres ouvriers au rang d’esclaves c’est en partie la conséquence de cette déformation logique. L’étude objective de la « mentalité stalinienne » apporte une preuve de plus à cette thèse que Masses a toujours fait sienne que dans le domaine politique le but ne justifie pas les moyens et que l’on n’arrive pas à la liberté par les voies de la tyrannie.


(1) Certes il existe un système très développé de pseudo-logique nazie. Mais son rôle nous parait plus réduit que dans la mentalité stalinienne. Toute idéologie réactionnaire est basée sur deux éléments : la malhonnêteté et la fausse conscience. Le premier domine dans l’idéologie nazie, le second dons l’idéologie stalinienne. Ce qui explique le niveau moral plus élevé du militant stalinien.

(2) Notons à ce propos le rôle des réflexes conditionnels dans la déformation de l’esprit des masses sur lequel insiste Tchakhotine dans son livre Le viol des foules, (N.R.F. éd.). L’agitation qu’on a fait autour de Trotsky est un véritable conditionnement. Dans le Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley c’est encore la même méthode qui permet aux couches inférieures de supporter joyeusement leur sort.

(3) Le mot Verdinglichung est difficile à traduire. « Réification » en est la traduction consacrée. Le mot « chosification » quoique barbarisme affreux nous semble pouvoir mieux rendre le sens du terme allemand.

(4) Le résumé de ces doctrines est forcément incomplet. Pour plus de détails voir Geschichte und Klassenbewusstsein de Georges Lukacs et le livre de Raymond Aron sur la Sociologie allemande contemporaine (Alcan éd.).

(5) Contribution au problème philosophique posé par la pathologie de la pensée symbolique.

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