Article de Jacques Gallienne paru dans La Révolution prolétarienne, n° 607, octobre 1974, p. 11-12
J’avais fait deux voyages en Algérie « française », en 1936 et 1947. J’avais, de plus, fait une courte escale à Alger, en pleine période de combats, revenant d’Egypte en 1956. J’ai vu cette fois-ci la République algérienne, démocratique et populaire. Elle se veut socialiste. J’avoue qu’en la parcourant en dehors de tout circuit guidé, je n’ai pas très bien vu en quoi elle était socialiste. Peu de ressemblance même avec le régime des pays de l’Est. La densité des autos, par exemple, est aussi forte que dans les pays capitalistes. Le petit commerce est aussi important qu’autrefois : la différence est que les boutiques manquent de bien des produits d’usage courant. On voit les mêmes foules misérables qu’auparavant, les mêmes grappes humaines se bousculant dans les bureaux des autocars pour obtenir une place. La pénurie d’eau est grande, et partout, il y a des coupures, de jour ou de nuit.
D’Alger, nous sommes allés, ma femme et moi, dans les oasis et l’Aurès, puis sommes revenus dans la capitale où nous avons passé quelques jours.
Nous avons fait la première étape, Alger – Boussada dans un car de l’agence officielle du tourisme algérien, Sonatour. Cet organisme fait penser à ceux des pays de l’Est, Intourist et autres. Ils se chargent de conduire les étrangers dans des hôtels luxueux, dotés de piscines et de jardins magnifiques. pour des prix relativement peu élevés. Mais après cette première expérience, nous avons voulu continuer notre voyage par nos propres moyens, en nous mêlant au peuple, et nous avons parcouru les routes du désert dans les cars publics. Les hôtels, ceux qui n’appartiennent pas à Sonatour, sont trop sou-vent délabrés, tenus sans soin suffisant. Une heureuse exception : celui où nous avons passé la nuit à El Oued, et dont les prix étaient pourtant moins élevés que partout ailleurs.
En ce qui concerne les rapports entre Européens et Algériens, j’ai constaté une nette amélioration. Autrefois, on sentait une animosité sourde, une antipathie à l’égard de l’Européen considéré comme forcément colonialiste. L’Algérie étant devenue indépendante, et les pieds-noirs l’ayant quittée, les Européens qui s’y trouvent sont soit des coopérants, que l’on estime, soit des visiteurs que l’on est heureux d’accueillir. Partout nous avons été reçus avec une grande cordialité, que ce soit chez les Algériens dont l’adresse nous avait été donnée par des amis, ou chez ceux que nous avons rencontrés au cours de notre voyage même.
Je dois dire que sur notre passage, à deux reprises, ma femme a entendu des réflexions désobligeantes, en arabe, auxquelles elle a répondu du tac au tac, au grand étonnement de notre entourage. Mais d’une façon générale, l’étranger est fort bien reçu.
Dans la Casbah d’Alger, on m’a volé mon appareil photographique placé dans un panier que je tenais à la main. Un jeune homme m’a bousculé, et j’ai constaté presque aussitôt la disparition de cet objet. Je regrettais surtout la perte du rouleau commencé qui se trouvait dans l’appareil quand, quelques minutes plus tard, au sommet de la même rue montante, un autre adolescent m’a rattrapé, mon appareil à la main : « Monsieur, voilà votre appareil. Un garçon vous l’a volé, mais je lui ai pris. » J’ai été surpris et touché de cet acte d’honnêteté consécutif au léger larcin dont j’avais été victime.
Le jeûne du Ramadhan a commencé lorsque nous étions de retour à Alger, deux jours avant notre départ pour la France. Ne pouvant aller boire au café pendant la journée, nous avons voulu nous procurer une boisson dans une boutique. Nous n’avons trouvé que de la limonade (même pas l’eau minérale que l’on sert dans les restaurants), mais impossible d’en acheter un litre : il aurait fallu donner en échange une bouteille vide, et nous n’en avions pas.
Prendre un autobus ou un taxi, dans la capitale algérienne, est un problème : il faut faire la queue, parfois fort longtemps. Difficile aussi de trouver une chambre d’hôtel à Alger. Différence avec l’Algérie d’autrefois : il y a beaucoup moins de mendiants, et très peu de petits cireurs de chaussures (je n’en ai vu qu’à Biskra).
Ce qui n’a pas changé : l’influence de la religion musulmane. Ici, le Ramadhan est observé très strictement. Quelques restaurants servent le repas de midi aux étrangers non musulmans, d’autres ferment leur portes pour le mois entier. La cathédrale catholique, au pied de la Casbah d’Alger, est redevenue mosquée comme elle l’était avant la conquête française. C’est normal. Mais la synagogue, et une autre église catholique au centre du quartier commercial, sont elles aussi, l’une transformée en mosquée, l’autre en voie de transformation.
La situation des femmes n’a guère changé. Dans les villes d’oasis, elles ne sortent pas de chez elles. A Alger, les jeunes filles sont habillées à l’européenne, parfois même en mini-jupe, mais les femmes mariées continuent de se voiler quand elles sortent de leur maison. Nous avons été invités chez un Algérien : sa femme et ses filles venaient converser avec nous, sans aucune gêne. Mais un ami de Laghouat étant venu dîner, les femmes se sont retirées à la cuisine, et nous sommes restés seuls avec les deux hommes, l’hôte et l’invité.
Il est curieux de constater que la Tunisie de Bourguiba, qui ne se prétend pas socialiste, a pris plus nettement position pour l’émancipation des femmes que l’Algérie démocratique et populaire. C’est en Tunisie que la polygamie a été supprimée, et que le Président a parlé contre le voile. Même constatation en Egypte : c’est la bourgeoisie de ce pays qui manifeste des tendances féministes, et non le peuple. Les Arabes de gauche pensent-ils que ces questions se régleront d’elles-mêmes dans une société socialiste ? Je crois plutôt qu’ils ne s’en soucient pas beaucoup.
J’ai posé plusieurs fois la question suivante : qu’est devenu Ben Bella ? On m’a répondu qu’il n’était plus en prison, mais en résidence surveillée, personne ne sait où. On dit qu’il s’est marié, qu’il vient d’avoir un enfant, qu’il a passé une licence et prépare un doctorat. Tout ceci est incontrôlable. On ne semble pas s’en inquiéter outre mesure, sans doute par prudence. On ne porte guère de jugement sur la question, on se contente de dire « Ben Bella était plus idéologue, Boumedienne est plus réalisateur ».
Telles sont les observations que j’ai pu faire en Algérie. Elles sont, certes, trop partielles et rudimentaires. Peut-être un circuit organisé m’aurait-il davantage fait connaître des réalisations. Mais j’aurais eu, je pense, moins de contacts avec le peuple.
Certes, il était juste que l’Algérie devienne indépendante, et personne là-bas n’en doute. Mais l’indépendance n’est pas un but en soi, et les questions qu’elle pose sont loin d’être réglées. Il y a loin surtout, de l’intention socialiste à la réalisation du socialisme. J’espère que les dirigeants algériens s’en rendent compte.
RENCONTRE AVEC UN SOMALI
A Biskra, j’ai rencontré par hasard un de mes anciens élèves de Djibouti, un Somali. Marié à une Française, il enseigne les mathématiques en Algérie. Il m’a raconté qu’en 1967, il a été expulsé du territoire de l’ex-Côte des Somalis, avec plusieurs de ses camarades, parce qu’ils étaient connus comme partisans de l’indépendance, sous prétexte que leurs grands-pères étaient venus de la Somalie britannique, ce qui n’était même pas prouvé. Ils furent conduits à la frontière de la République de Somalie, sans vivres ni ressources, et abandonnés Cependant, un peu plus tard, mon ex-élève, avec un passeport somalien, put aller en France continuer ses études. Ces faits je les ignorais, et pourtant j’étais encore dans le territoire quand ils se sont produits, mais on ne faisait pas de publicité sur de tels sujets. Nous avons passé trois jours avec lui et sa femme. Au sujet de l’avenir de Djibouti, s’est montré conscient de la nécessité d’un accord entre Somalis et Afars pour aboutir soit à l’indépendance, soit au rattachement à la République de Somalie que, pour sa part, il souhaite.
Jacques GALLIENNE.