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Montserrat : Retour d’Algérie

Article de Montserrat paru dans Le Monde libertaire, n° 132, mai 1967, p. 8-9


En tant que libertaires, nous ne pouvons pas rester indifférents à la révolution algérienne. C’est pourquoi profitant de mes vacances, je me suis rendue en Algérie pour voir de près quelles en étaient les réalisations quatre ans après l’indépendance. Je ne prétends pas vous donner des connaissances économiques, sociologiques précises. Mais simplement un aperçu de ce que j’ai observé, vu, et entendu, au cours de cinq semaines de vacances. L’article est donc une simple énumération de ce que tout touriste peut apprendre au cours d’une promenade dans une casbah, au cours d’une conversation avec le chauffeur d’un car, ou avec un garçon de café, ou lors d’un séjour dans une auberge de jeunesse. J’ai seulement tenté de porter un jugement libertaire sur ces divers clichés. D’ailleurs ils traduisent mieux que toute étude, ce qu’est véritablement l’Algérie actuelle, quelles sont ses aspirations futures. Ces clichés nous amèneront à parler entre autres, du rôle considérable de la religion, qui détermine la condition des femmes algériennes, des efforts faits sur le plan de la scolarité, du malaise social et du chômage, enfin de la « fameuse autogestion algérienne ».

Déjà sur le bateau règne l’ambiance dans laquelle nous allons vivre pendant cinq semaines. Nous étions, mon compagnon et moi, les seuls Européens à voyager en quatrième classe, c’est-à-dire sur le pont. Les conditions du voyage sont scandaleuses. Le pont est surchargé ; il n’y a même pas de place pour s’asseoir, alors que le reste du bateau est réservé à quelques-uns, la classe riche. C’est sur ce bateau que pour la première fois j’ai été révoltée par la condition des femmes algériennes.


Condition de la femme en Algérie

Pour elles le voyage se passe exclusivement en cale avec leurs nombreux enfants. Mais chose plus caractéristique, sur le point de débarquer, toutes ont sorti leur voile et se sont voilées. Ainsi, alors qu’en France, elles semblaient s’être émancipées quelque peu, à peine arrivaient-elles « chez elles », qu’elles renouaient avec leurs anciennes traditions. En effet, à Oran, la ville où nous débarquions, 90 % des femmes sont voilées. On nous a dit partout que ce n’est qu’une coutume sans signification. Je ne le pense pas. Le port du voile est un signe de leur inexistence dans la vie publique et sociale de leur pays. Elles sont inexistantes pour plusieurs raisons. Tout d’abord, parce que la religion et surtout les traditions les maintiennent dans cet état de soumission. Une femme algérienne, avec laquelle j’ai eu l’occasion de parler, me soulignant l’importance du « qu’en dira-t-on ». Ainsi une femme dévoilée, à la ville, reprendra le voile pour aller dans son village où tout le monde la connaît. Elle nous disait aussi que l’homme avait une part de responsabilité dans cette soumission aux rites anachroniques, il tient à ce que sa femme reste soumise, et, la plupart du temps le mariage loin d’être un moyen de soustraire aux traditions familiales, est un frein à l’émancipation des femmes. Nombreuses sont celles qui, dévoilées à la suite des campagnes menées par Ben Bella, se sont voilées à nouveau à la demande de leur mari. Boumedienne n’a pas poursuivi ces campagnes. Et c’est une des raisons de la régression de l’indépendance féminine. Il a supprimé les ligues, comités féminins, qui certes n’avaient pas grande utilité, mais qui au moins donnaient aux femmes algériennes le goût de militer. De plus, étant donné l’énorme chômage qui frappe l’Algérie, les femmes ne sont pas prêtes de travailler, ce qui aurait pu être un moyen d’épanouissement.

Dans ces conditions quel est leur rôle ? En fait il se limite à peu de choses. Aucune influence dans le domaine politique et social. Leur rôle est limité à celui de mère de famille. Mais alors quels sont les moyens d’émancipation qui leur restent ? Mon amie Algérienne pense que le gouvernement devrait faire des lois, les obligeant à se dévoiler toutes sans exception, mais il ne les fait pas. Alors, le seul moyen pour une jeune fille de se soustraire à l’emprise de la société algérienne, est de poursuivre des études. Mais, elles sont peu nombreuses à pouvoir atteindre le niveau nécessaire pour y accéder.

Je tiens à faire une exception pour la Kabylie. Dans cette région, les femmes ont toujours travaillé, car les hommes émigrent régulièrement pour aller travailler à l’extérieur, aussi restées seules, ont-elles à jouer un rôle plus important dans l’économie et dans la vie courante de la région. Mais cette exception n’enlève rien à la gravité du problème qui reste entier.

Nous pouvons nous étonner qu’un tel problème se pose encore dans un pays qui vient de faire une révolution. Mais il ne faut pas oublier que la révolution algérienne n’a touché ni à la religion ni aux tabous, aussi aucun progrès social n’était à espérer.


Effort scolaire

Dans le domaine de l’enfance il semble que le gouvernement fasse un effort considérable. En effet, les colonies de vacances sont extrêmement nombreuses, des centaines d’enfants envahissent les plages durant les vacances scolaires. C’est une chose tout à fait nouvelle qui a été constituée au lendemain de l’indépendance. Les revenus des familles étant anormalement faibles, la plupart de ces colonies sont gratuites. Ceci est possible car les moniteurs sont généralement bénévoles.

Dans les écoles on enseigne aux enfants le français et l’arabe. C’est également une institution récente. Autrefois, ils n’apprenaient que le français ce qui amène à ce paradoxe : 4 % seulement des Algériens savent lire et écrire l’arabe. Actuellement une grande campagne en faveur de l’arabisation est menée par le gouvernement. Pancartes, réclames, enseignes, journaux sont en deux langues, français et arabe. Mais, ils sont encore plus nombreux ceux qui ne savent lire ni l’une ni l’autre. Je ferai cependant une remarque : aussi bien les enseignants que les moniteurs ne connaissent comme méthode d’éducation que le fouet. Un enseignant français me disait que des enfants, lorsqu’ils revenaient du cours d’arabe, ne pouvaient plus tenir leur porte-plume tant le professeur d’arabe les avait tapé sur les doigts.

Il est réconfortant de voir que le gouvernement algérien a compris que l’instruction était un droit essentiel de l’homme. Il est peut-être moins réconfortant de voir qu’il a compris que c’était également un excellent moyen pour former des citoyens passifs.

Quel sera leur avenir ?

Problème économique et social

Un des problèmes les plus important est souligné par un simple chiffre : 70 % des hommes sont en chômage. Il suffit de se promener pour voir que nombreux sont les hommes qui ne travaillent pas. On les voit déambuler dans les rues ou jouer aux dominos des journées entières, aux terrasses des cafés. D’où vient ce chômage ? Pour une grande part de la colonisation. En effet, les Français n’avaient implanté que très peu d’industries, et quatre ans d’indépendance ne suffisent pas à fournir du travail à tous ces hommes. Le retard à combler est énorme d’autant plus que la situation est aggravée par le fait que l’Algérie manque de cadres et de techniciens, la population n’ayant aucune formation professionnelle. De quoi vivent les familles puisque l’indemnité de chômage n’existe pas ? Les familles étant très importantes, il est bien rare qu’un fils, cousin ou neveu ne travaille pas. Alors, la famille tout entière, soit 15 ou 20 personnes, vit sur cet unique salaire de 300 F par mois environ. Le coût de la vie étant sensiblement le même qu’en France, vous imaginez aisément les conditions de vie de la plupart des Algériens.

Comme débouché pour ces chômeurs il y a trois possibilité s: gratte-papier, armée, police. Dans le moindre petit bled j’ai rencontré des soldats et des flics. Certes, ils sont très aimables, mais il ne faut pas oublier que l’indépendance est récente et, d’ici quelques années, l’Etat disposera de deux excellents moyens de répression. Ce chômage est certainement le problème le plus grave qui se pose à l’Algérie. Au cours de conversations, j’ai senti une sorte de nostalgie du temps où le colon fournissait du travail. Dans la même perspective il nous a été souvent proposé de venir nous installer en Algérie et d’y monter un atelier qui donnerait du travail. Ces réflexions ne sont pas à prendre à la lettre, me semble-t-il, mais, elles traduisent un malaise social profond. De nombreux Algériens sentent que quelque chose ne va pas, qu’ils ont été dupés. Ils n’en ont pas clairement conscience et cette impression se traduit parfois par un regret du colonialisme. Mais ce sentiment est peut-être le début d’une prise de conscience.

L’Algérie a cependant des ressources qui sont tout d’abord l’agriculture. Les Algériens ont repris les exploitations des colons, et la production semble se continuer comme par le passé. Il est un autre domaine où l’Algérie a des possibilités sur le plan de l’expression aussi bien que sur celui de l’économie, c’est celui de l’artisanat. La création artisanale est très riche, très variée, et un immense effort est fait pour la revaloriser.

Autre grand espoir économique : le tourisme. Les ressources ne manquent pas : climat, plages, ruines romaines. Pour accélérer le développement du tourisme, de nombreux jeunes Algériens participent à des stages d’hôtellerie en Allemagne. Ils reviennent avec une formation, qui leur permet de tenir les établissements laissés vacants par les Européens.

Ces hôtels sont réunis en une chaîne touristique appelée O.N.A.T. (Office national du tourisme algérien), cette chaîne est gérée en prétendue autogestion. Ils fondent beaucoup sur ce tourisme, espérons sa réussite, n’ayant fait aucune étude économique nous ne nous prononcerons pas.


Expérience d’autogestion

Il était impossible de se rendre en Algérie et de ne pas s’intéresser aux expériences d’autogestion. C’est ce que j’ai fait. Mon premier contact avec l’autogestion eut lieu à Ténès, petit village à cent kilomètres d’Alger. De grandes pancartes indiquaient : « Ici, village autogéré, commune agricole de Ténès ». Je m’informe et je parviens à me faire recevoir par le directeur de l’autogestion. Il énumère les difficultés qu’il rencontre pour renouveler le matériel de travail, et surtout pour écouler la production agricole. Il s’est plaint d’avoir trop de main-d’oeuvre non qualifiée et il a reconnu que les ouvriers avaient de deux à trois quinzaines de retard dans leur paie. J’ai aussi appris qu’un ouvrier gagnait de dix à vingt-cinq francs par jour selon sa qualification. Ainsi, en quelques minutes, j’avais appris que l’autogestion algérienne conservait le principe du salariat et celui de la hiérarchie des salaires en fonction de la qualification. Nous étions loin du principe de la répartition des revenus de l’exploitation selon les besoins de chacun. Comme je lui demandais ce que les ouvriers pensaient de cette forme d’autogestion, il me répondit que pour eux l’autogestion n’avait été qu’un simple changement de patron et que leur seul but était la revendication. J’avais l’impression d’entendre parler mon patron. Il est toutefois intéressant de voir que les ouvriers ne se sont pas trompés quant à cette forme d’autogestion ; ils revendiquent et ils ont raison.

Un autre exemple d’autogestion est celui d’une ferme autogérée que j’ai visitée par la suite. Là, j’ai été reçue par un groupe de dix-huit ouvriers. Il n’y avait pas de directeur comme dans la première, ils avaient obtenu les terres du maréchal Juin, en faisant valoir leurs droits d’anciens combattants. Ces terres leur étaient-elles données, devaient-ils les acheter ou payer un impôt, ils ne le savaient pas encore. Pour l’instant, ils les cultivaient et s’allouaient un salaire égal. Mais, au cours de la conversation, j’ai appris que dix-huit hommes ne suffisaient pas pour travailler ces terres et qu’ils employaient des ouvriers, qu’ils payaient 10 F par jours. Si le début a quelque apparence d’autogestion, le fait d’employer à leur tour des ouvriers remet tout en cause.

A ma connaissance, il n’y a pas d’expérience plus valable d’autogestion en Algérie. Aussi j’en conclus que l’autogestion algérienne n’est qu’un leurre. Certes, il est vrai que la première année de l’indépendance, des paysans s’étaient emparés des lettres et les avaient cultivées, ceci sans l’intervention de l’Etat. Mais l’année suivante, l’Etat et ses organismes avaient déjà repris les choses en main. Ils ont transformé les premiers débuts d’autogestion en nationalisation, ce qui est fort différent.

L’initiative des paysans a été arrêtée à son début. Les dirigeants n’ont pas permis que la guerre d’indépendance se transforme en révolution sociale. L’échec de l’autogestion nous montre qu’ils y sont parvenus.

70 % de travailleurs au chômage

Désengagement politique

L’attitude des Algériens en face de la politique montre bien que la révolution s’est arrêtée le jour où ils ont chassé les colons. Actuellement, le peuple algérien est un peuple désengagé. A plusieurs reprises, j’ai abordé le problème politique. Je demandais par exemple : « pensez-vous que Ben Bella aurait mieux fait que Boumedienne ? » Souvent ils reconnaissaient que depuis ces derniers mois la situation empirait, mais jamais les réponses n’étaient plus précises. Ce désengagement est dû à plusieurs causes : d’abord, l’opposition n’a aucun moyen pour se manifester et répandre ses idées. Aussi l’élan révolutionnaire est-il totalement retombé. D’autre part, les Algériens ont d’autres préoccupations et en premier lieu celle de nourrir leur famille. Il est dommage qu’ils n’aient pas compris que l’engagement politique était le meilleur moyen pour résoudre ce problème.

De tout ceci que pouvons-nous retenir ? Principalement l’importance des traditions. Nous l’avons déjà remarqué en ce qui concerne la situation des femmes ou l’importance de l’artisanat. Mais les traditions demeurent également dans l’organisation du pays : ainsi, en Kabylie, le chef du village a plus d’autorité que le maire ou le gendarme. Certes, ces traditions sont le frein le plus important à tout progrès social et cependant, c’est sur ces bases que doit s’élaborer l’avenir du pays. Il nous faut admettre que nous sommes en présence d’une civilisation totalement différente de la nôtre, ce que n’avaient pas compris les colons, aussi pour progresser, les Algériens doivent trouver un moyen adapté à leurs caractéristiques propres. Mais, même en admettant que leurs valeurs soient différentes des nôtres, il nous faut constater l’action néfaste de la religion qui fait accepter à la femme une condition qui date d’une autre époque. Il nous démystifier le mythe de l’autogestion et ne pas croire qu’il y a autogestion parce que ce mot est écrit sur un panneau. Il nous faut regretter les méthodes autoritaires d’enseignement. Il nous fait dénoncer le gang des politiciens qui dirigent le pays. Enfin, il nous faut conclure que si le peuple algérien est encore sous l’emprise de toutes ces formes de répressions, qu’elles soient physiques ou morales, cela est dû au fait que la guerre d’indépendance n’a pas été suivie d’une véritable révolution sociale.

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