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La religion : appui ou obstacle à la lutte de classe ? Considérations à propos de la « théologie de la libération »

Dossier paru dans Programme communiste, n° 89, mai 1987, p. 72-108



PRÊTRES ET MARXISME

LA CRITIQUE DE LA RELIGION CONTIENT DONC EN GERME LA CRITIQUE DE LA VALLÉE DE LARMES DONT LA RELIGION EST L’AURÉOLE SACRÉE

(Marx, Introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel, 1843)

LE RÉEL ET L’IMAGINAIRE DANS LE SOCIAL-CHRISTIANISME

Loin de se réduire à une question académique, l’attitude envers la religion des partis ou des groupes qui se réclament du prolétariat et se disent communistes, constitue un des principaux tests de leur adhésion réelle à la théorie marxiste.

La religion représente en effet dans la société moderne la forme de base de l’opium idéologique bourgeois au point que les diverses idéologies qui de mille et une manières visent à maintenir le prolétariat dans ses chaînes ne sont que les variantes laïques des croyances et des superstitions propres au « citoyen ».

L’attitude envers le monde fantastique et renversé de la « conscience religieuse » est donc le révélateur de l’attitude plus générale envers l’idéologie dominante et, en dernière analyse, envers la classe dominante elle-même. Dans la position envers les Grands Imposteurs des religions révélées il est possible de lire comme dans un miroir le comportement que des individus ou des groupes tendront à avoir par rapport à tous les cultes et à tous les autels devant lesquels, selon les apôtres de la « civilisation » du Capital, le prolétariat devrait s’agenouiller pour l’éternité.

Ce n’est pas la révérence hypocrite devant l’icône de Karl Marx qui fait du soi-disant marxiste un véritable militant de la révolution communiste, mais bien plutôt la capacité de répéter Marx, en lisant et en vérifiant le contenu authentique à travers le prisme de la réalité empirique, la capacité de retrouver parmi la multiplicité des matériaux qu’elle fournit les versets invariants de la doctrine, prémisse indispensable pour une action qui ne soit pas une sotte et illusoire « politique d’abord ».

En sachant à quel point les centres de Hautes Etudes Marxistes se consacrent aux plus indécentes falsifications, même quand ils utilisent des citations formellement fidèles à nos textes classiques, et conscients du fait que le renversement de la position marxiste correcte sur la question de la religion est tout à la fois la prémisse et la conséquence de toute une série de positions déformées, aptes seulement à maintenir le prolétariat dans sa servitude, nous rappellerons à tous les marxistes imaginaires (staliniens et néo-staliniens en tête) qui ont la prétention de renouveler et d’enrichir le marxisme sur ce thème, les paroles de Dante :

« Assai bene è trascorso d’esta moneta già la lega e ‘l peso
ma dimmi se tu l’hai nella tua borsa ». *

C’est sur ce terrain que nous les défions ouvertement.

Les déviations sur la religion sont, avons-nous dit, tout à la fois les prémisses et les conséquences d’autres énormités. Ce n’est pas un hasard si des réformateurs du marxisme style PCI (et d’autres ensuite à leur exemple) se sont acharnés sur la question religieuse : cette révision fondamentale, réalisée par Togliatti dans le second après-guerre, mais préparée dans la période précédente par la réflexion Gramscienne sur le rapport avec les masses catholiques, qui tendait à reconnaître au christianisme social un rôle positif pour le mouvement prolétarien et qui tendait donc à détruire l’essence même de la critique marxiste, ne fait en fait qu’un avec toute une série d’illusions profanes que le parti « prolétarien » n’a pas hésité à reprendre à son compte : du culte superstitieux de l’Etat, de la Loi et de l’Ordre à la vénération de la Sainte Démocratie « toujours martyre et jamais vierge », à la génuflexion devant le Parlement, authentique Temple érigé pour la plus grande gloire du Libre Citoyen, à la contemplation béate des urnes électorales, où se déverse la volonté souveraine de ce dernier : de la révérence à la mystique fasciste de la Nation Prolétarienne et son aspiration sacrée à obtenir « une place au soleil », au respect obséquieux de la Mission Civilisatrice de l’homme blanc parmi les indigènes d’outre-mer ; de la prédication de la nécessité chrétienne de plier l’échine au nom de l’éthique puritaine du travail à la très catholique célébration du caractère sacré du foyer domestique consacré solennellement par la constitution républicaine avec l’imprimatur du PC en pleine harmonie avec la législation réactionnaire sur le plan sexuel promulguée en Russie pendant la période Stalinienne (1) ; des exorcismes rituels organisée sur les lieux de travail ou dans les quartiers pour chasser le démon du « terrorisme » à l’adoration des idoles de l’Economie Nationale, de l’Accumulation et du Profit, au fétichisme des marchandises, le saint des saints qui renferme le cœur de tout ce monde d’ombres et de fantasmes, de tous ces cadavres dont la danse appelle des sacrifices humains.

NATIONAL-COMMUNISME ET CHRISTIANISME

Éliminons d’abord l’idée fausse selon laquelle le révisionnisme serait le résultat d’un commerce ouvert de principes entre la doctrine marxiste et le Christianisme. Rien n’est plus faux.

Dans un discours prononcé à Bergame, Togliatti affirme par exemple que le marxisme et la religion sont « deux idéologies (? NDLR) qui ont des orientations différentes « et qu’il faut donc repousser « les tentatives de prédire un rapprochement entre communistes et catholiques sur la base d’un compromis quelconque entre ces 2 idéologies ».

Les philistins dits de gauche pourraient alors pousser un soupir de soulagement : les principes sont saufs ! ce sont des gens qui, comme le veut l’évangile, se contentent de peu…

Nous, qui ne savons que faire d’une pure et simple « défense des principes », car nous sommes parfaitement conscients que ce n’est qu’une parole vide si les principes qu’on prétend défendre sont assumés comme un dogme, c’est-à-dire ne se traduisent pas en une orientation et des indications pratiques qui soient dans un rapport de rigoureuse dépendance avec eux, nous allons examiner d’un peu plus près ce que veut dire le chef du PCI et ce que sont les « nouveautés » qu’il introduit sur le thème des rapports entre communistes et catholiques.

Togliatti va en fait bien au-delà de la simple (et juste) reconnaissance de la possibilité et même de la nécessité d’une action commune entre communistes et prolétaires d’une autre « foi » politique ou religieuse, nécessité que la Gauche a souligné depuis toujours contre les régurgitations d’anticléricalisme radical-bourgeois typiques, à l’époque, de la Droite socialiste « bloccarde » et franc-maçonne et reprises aujourd’hui par certains groupes gauchistes qui, en Italie en sont réduits à s’allier, faute de mieux, avec le Parti Radical dans divers types de cartels électoraux, et en France à servir de rabatteurs aux manœuvres du Parti Socialiste, quand ils n’en viennent pas à réaliser une alliance avec Force Ouvrière et la Grande Loge de France pour « défendre l’école laïque ».

Dans sa tentative de dépasser Marx, Togliatti finit, comme on va le voir, à retourner à des positions pré-marxistes. Il vaut la peine de faire une citation un peu longue.

« Le croyant, quand il constate cette situation (la servitude de l’homme dans la société capitaliste – NDLR) dit que la sphère du sacré se restreint progressivement et de plus en plus. Nous disons nous que c’est la personne de l’homme qui devient mutilée ».

En conséquence, poursuit Togliatti,

« Il n’est pas vrai que la conscience religieuse fasse obstacle à la compréhension de ces tâches et de ces perspectives (d’avancée vers le socialisme) et à l’adhésion à celles-ci. Au contraire. Nous avons affirmé et nous insistons dans l’affirmation que l’aspiration à une société socialiste non seulement peut se faire jour chez des hommes animés d’une foi religieuse, mais que cette aspiration peut trouver un stimulus dans la conscience religieuse elle-même, placée face aux dramatiques problèmes du monde contemporain« . (2)

Qu’écrivait de différent l’ultra-droitier Prampolini (3) dans son célèbre « Sermon de Noël » ? Sous une forme plus ingénue et sans vaines références à l’incompatibilité entre marxisme et religion, il faisait précisément appel à ces éléments constitutifs de la conscience religieuse qui, devant « les dramatiques problèmes du monde contemporain », pourraient jouer le rôle positif d’un stimulus vers la recherche d’objectifs socialistes :

« Et maintenant dites-moi, êtes-vous chrétiens ? Ressentez-vous cette haine bénéfique envers le mal ? Ressentez-vous ce désir divin du bien ? Que faites-vous pour combattre le mal ? Que faites-vous pour réaliser le bien ? (…) Passées les premières années du christianisme, beaucoup se sont dits chrétiens, mais presque personne ne s’est souvenu des véritables principes du Christ. Et aujourd’hui, vous le voyez, les inégalités et les misères qu’il a combattu sont plus vivantes que jamais. Le monde est ensanglanté et dévasté par le système capitaliste qui est le système de l’exploitation, de la spéculation, de la concurrence, de la guerre. Et c’est pourquoi je vous le dis à vous, hommes et femmes : soyez chrétiens – c’est-à-dire combattez ce système économique barbare et inique ». (Le Sermon de Noël, Coopérative pour la diffusion de la Presse Socialiste, p. 4-55).

Mieux vaut à coup sûr l’honnêteté intellectuelle d’un Prampolini qui détend une sorte de « vrai christianisme » et le baptise socialiste (en réduisant le socialisme à l’éternelle et métaphysique antithèse entre le bien et le mal) au jésuitisme de l’orthodoxie apparente d’un Togliatti !

Dans les thèses du dixième congrès du PCI cette façon crypto-Prampolinienne de considérer la conscience religieuse abstraitement, en soi (4), est encore aggravée par toute une terminologie qui attribue implicitement à la sphère du sacré un travail interne, une tension et une dynamique propres.

Mais l’histoire ne s’arrête pas à Togliatti : l’énorme pression exercée par la classe dominante et ses tout-puissants appareils de contrôle social et idéologique produit et reproduit le révisionnisme à l’intérieur des partis qui se réclament du prolétariat, y compris chez ceux qui, au-delà des limites qu’on peut trouver dans leur action passée, ont plus que quiconque œuvré à taire de l’adhésion à la théorie marxiste une puissante arme de bataille politique.

SUR LA VOIE DE TOGLIATTI

Nous faisons allusion au groupe « COMBAT » (5), qui représente une expression achevée de la tendance à la liquidation du patrimoine historique de la Gauche marxiste. L’histoire, disait Marx, se répète toujours ; la première fois en tragédie, la deuxième fois en farce. $

« COMBAT » nous donne l’occasion de voir comment un marxiste peut se transformer en prêtre, tout en continuant à se réclamer formellement du marxisme, et comment, dans son vain effort de recherche de « nouvelles voies », il est condamné à suivre pas à pas le chemin parcouru par tous les liquidateurs du communisme et de la révolution.

On part comme d’habitude, de la haute théorie :

« Nous pouvons risquer une question la religion, expression suprême de l’asservissement de l’homme à la société actuelle et à ses classes dominantes, « l’opium du peuple » de Marx et de Lénine, peut-elle devenir un instrument de la libération de l’homme ? A cette question, on ne peut que répondre par un simple non ». (6)

Comme chacun peut le voir, les principes sont encore une fois triomphalement préservés ! « COMBAT », à l’exemple de Togliatti, se garde bien de les renier explicitement

« A la question, est-ce que la religion peut, lorsqu’elle est observée rigoureusement, pousser le croyant à la lutte contre des formes particulières d’oppression de cette société ?, nous répondons de façon matérialiste : non, c’est le sentiment de rébellion qui pousse à la lutte et au courage et qui lance son défi au monde capitaliste ». (6)

Mais voyons comment ce « non » retentissant proclamé dans la Gloire de la théorie se transforme, grâce à une concession faussement dialectique, en un oui dans la grise sphère de la pratique où la destinée nous condamne à vivre. Les principes sont « saufs », mais seulement dans les cieux, alors que dans cette vallée de larmes, la praxis fonctionnerait selon de toutes autres règles : la séparation révisionniste élevée entre théorie et praxis est en effet le résultat d’une conception crassement bourgeoise, légaliste et notariale, qui, au « de jure », oppose le « de facto ». A l’inverse, le marxisme ne reconnaît à la praxis aucune « raison » que la théorie ne soit pas capable de comprendre et de prévoir, parce que, loin de considérer la théorie comme un idéal en contraste éternel avec « l’être », il n’y voit que le résultat d’une recherche scientifique globale. Mais, évidemment, pour certains, cela est trop peu…

« le rapport entre l’homme qui lutte et la religion est complexe – estime en effet notre « combattiste » d’un air songeur – et il ne peut être réduit à une simple soumission de l’homme à son idéologie. Celle-ci est en définitive un instrument que l’homme, jusqu’à ce qu’il ressente ce désir de changement (!? – NDLR) dont nous avons parlé au début, (…) utilise comme soutien à sa lutte. Certes Don Abbondio trouve dans l’appareil idéologique religieux les éléments de sa propre lâcheté ; mais il n’est pas moins vrai que dans cette même idéologie d’autres hommes trouvent des éléments de soutien à leur courage », (7)

Impressionnés par « l’augmentation importante de l’influence religieuse en Italie, surtout chez les jeunes », qu’offrent donc les champions du « matérialisme dialectique » aux « jeunes embobinés de plus en plus par l’idéologie réactionnaire du christianisme » ? Loin de songer à faire l’effort même le plus minime pour conjuguer une active intervention de parti sur le terrain immédiat aux côtés de ces masses « embobinées » par le christianisme, avec la plus énergique polémique contre les illusions dont elles sont victimes, nos Combattistes épuisent leur talent à répéter servilement Togliatti, en remplaçant simplement le terme « stimulus » par « soutien », ce qui d’ailleurs est encore pire.

« A celui qui est un catholique convaincu – disait Togliatti – à celui qui croit dans les doctrines sociales de l’Eglise, nous ne devons pas dire : « nous voulons te mener au socialisme et donc abandonne cette doctrine », mais nous devons dire « quelles sont les valeurs que tu veux réaliser quand tu parles de société chrétienne ? » (8).

Ayant rompu avec la continuité de la ligne de la Gauche marxiste, « Combat » a tout-à-fait spontanément redécouvert les versets du Xe congrès du PCI et s’est transformé en apôtre enthousiaste du « communisme » réduit au silence.

De la récitation de la litanie révisionniste selon laquelle la « conscience religieuse », ou au moins une partie de celle-ci, pourrait être utilisée à des fins prolétariennes et socialistes, ils déduisent que face

« à l’antithèse forces de lutte et forces de conservations sociale qui traversent les 2 champs théoriques (celui marxiste et celui « religieux – NDLR), on peut émettre l’hypothèse de l’action commune des marxistes révolutionnaires et des chrétiens pour des objectifs qui fassent avancer la lutte de classe » (9).

Que les naïfs ne s’y trompent pas : il ne s’agit pas d’une simple convergence dans l’action entre communistes et éléments prolétariens encore prisonniers de la religion : la convergence avec de tels éléments sur des questions spécifiques et bien délimitées, répétons-le encore une fois, doit certainement être recherchée, mais pas parce qu’il s’agit de chrétiens, même « de gauche », mais parce qu’il s’agit de prolétaires : donc indépendamment de l’idéologie qu’ils professent, malgré leurs idées religieuses.

« Combat » est d’un tout autre avis.

« Etant donné qu’un rebelle (si nous ne voulons pas employer le « mot « révolutionnaire ») peut utiliser, peut-être pour une période limitée, des éléments de la religion pour donner une force idéale à son aspiration physique à l’action contre le capital » (10),

la « convergence » dans l’action avec des éléments du type « chrétiens pour le socialisme » s’imposerait non malgré leur foi, mais à cause et grâce à celle-ci, et la convergence deviendrait ainsi une véritable alliance que les communistes réaliseraient avec des chrétiens de gauche en tant que tels.

Ce n’est pas par hasard que l’article cité se termine en louant « l’action commune des marxistes révolutionnaires et des chrétiens », opposée symétriquement à une « alliance (…) entre chrétiens bigots et marxistes irréductibles », énième édition de l’antithèse classique des réformistes entre un front progressiste et le front réactionnaire correspondant.

A ces léninistes d’opérette, à ces inlassables adversaires de tout ce qui parait être, même superficiellement, en opposition irréductible à l’odieuse réalité actuelle, à ces athlètes de la « dialectique » qui se sont vendus gratuitement (11) et qui se sont repentis avant de combattre, nous leur demandons où il faudrait mettre Lénine, lui qui affirmait sans gêne « préférer » le prêtre réactionnaire, corrompu et violeur d’enfants au maudit « prêtre ouvrier » !

LA FALSIFICATION RÉVISIONNISTE DE LA PENSÉE DE MARX SUR LA RELIGION

Pourtant tous ceux qui défendent la thèse selon laquelle la conscience religieuse peut constituer un stimulant ou un soutien pour la lutte de classe et la réalisation de sa finalité prétendent se référer à Marx. C’est la méthode classique de la falsification : utilisation de citations détachées de leur contexte et intégrées dans un discours dont le sens général est diamétralement opposé au marxisme.

Un des passages les plus exploités dans ce sens se trouve dans « Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte ». Relisons-le :

« Mais si peu héroïque que soit la société bourgeoise, pour la mettre au monde, il a fallu l’héroïsme, la terreur, la guerre civile et les guerres entre les peuples. Et ses gladiateurs avaient trouvé dans les austères traditions classiques de la République Romaine, ses idéaux et ses formes artistiques, les illusions dont ils avaient besoin pour se dissimuler à eux-mêmes le contenu platement bourgeois de leur lutte et pour maintenir leur passion à la hauteur de la grande tragédie historique. De même à une autre étape de l’évolution historique, un siècle auparavant, Cromwell et le peuple anglais avaient-ils emprunté à l’Ancien Testament les mots, les passions et les illusions pour leur révolution bourgeoise. Une fois atteint le but réel et conduite à son terme la transformation bourgeoise de la société anglaise, Locke donna son congé à Abacuc. La résurrection des morts sert donc dans ces révolutions à magnifier les luttes présentes, et non à parodier les luttes antiques ; à exalter dans l’imaginaire les tâches qui s’imposent et non à échapper à leur réalisation ; à retrouver l’esprit de la révolution et non à remettre en circulation des fantômes » (12).

A une lecture superficielle ce passage pourrait. sonner comme une confirmation de la justesse des hypothèses de Togliatti et de ses épigones sur le rôle positif que le fantôme religieux pourrait jouer dans le processus révolutionnaire qui mûrit au sein de la société actuelle.

En réalité, loin d’énoncer des affirmations générales valables pour tout processus révolutionnaire, Marx parle ici de mouvements révolutionnaires bourgeois.

Généraliser une affirmation bien précise, alors qu’elle s’applique à une conjoncture historique spécifique, constitue déjà une falsification : cela signifie déjà utiliser un marxisme édulcoré comme couverture idéologique pour une praxis a-théorique, ce qui dans notre langage est synonyme de praxis capitularde et bourgeoise.

Si nous daignons poursuivre jusqu’au bout notre lecture du passage dont sont extraites les lignes précédentes, nous pouvons nous rendre compte que Marx en 1852 connaissait et avait déjà rejeté les balivernes concoctées par le parti soi-disant communiste et répétées, plus caricaturalement encore, par les liquidateurs de la Gauche marxiste. $

« La révolution du dix-neuvième siècle » écrit en effet Marx quelques lignes plus loin, « ne peut tirer sa poésie du passé, mais seulement de l’avenir. Elle ne peut commencer à être elle-même sans avoir au préalable liquidé toute toi superstitieuse dans le passé. Les révolutions précédentes avaient besoin de réminiscences historiques pour se faire des illusions sur leur contenu. Pour prendre conscience de son propre contenu, la révolution sociale du dix-neuvième siècle doit laisser les morts enterrer les morts. Autrefois, la phrase primait sur le contenu : aujourd’hui le contenu l’emporte sur la phrase » (13).

Ces paroles de Marx, qui enterrent sous leur puissance prophétique tous ceux qui voudraient ressusciter des croyances rétrogrades, nous conduisent directement au cœur du problème : nature et fonction de l’idéologie, et donc de la forme idéologique par excellence que constitue la croyance religieuse.

Comme l’explique clairement le paragraphe cité, les révolutions bourgeoises, qui ne furent pas faites par la bourgeoisie, mais par d’autres pour la bourgeoisie, ont eu besoin, précisément pour cette raison, de s’illusionner sur leur propre contenu.

Les fantômes du passé et la superstition religieuse pouvaient alors jouer un rôle positif de stimulant et de soutien pour la révolution et elles purent donner une force idéale au mouvement social, mais seulement parce que celui-ci avait besoin de ces illusions pour exister et se mettre en branle ; ce besoin découlait de la nature même du bouleversement social en acte.

Les révolutions bourgeoises furent capables de voler de succès en succès à une époque où « les hommes et les choses semblaient illuminés par des feux de bengale » (14) parce qu’elles avaient derrière elles tout un processus graduel de transformation économique de la vieille société féodale sur la base duquel a pu se produire l’écroulement rapide de la superstructure féodale et la réalisation des transformations bourgeoises.

« La féodalité était frappée à mort d’abord par la monarchie avant d’être achevée par la révolution (…). S’il n’y avait eu d’autre plaie dans la société française du dix-huitième siècle que la survivance importune d’un système dépassé, il n’y aurait pas eu besoin de la méthode révolutionnaire pour la guérir (…). Il aurait été facile, par exemple, de procéder au rachat graduel des droits féodaux et à libération progressive des paysans » (15).

Un tel processus, qui se comprend si l’on se souvient du caractère
non totalitaire du féodalisme (« propriété parcellaire à laquelle
correspond une gestion économique et une répartition des produits
morcelés » (16), et en conséquence des espaces qu’il concédait aux
poussées économiques de type capitaliste (véritables métastases bourgeoises proliférant dans le vieil organisme), explique tout à fait la séparation historique entre l’attitude prudemment réformiste des
couches bourgeoises, effrayées par des bouleversements radicaux qui
auraient pu menacer leurs positions acquises, et l’intérêt de la classe bourgeoise à briser par la révolution l’enveloppe réactionnaire qui empêchait désormais la généralisation des nouveaux rapports sociaux
et de production.

De là, la divergence entre la composition sociale de la révolution et son contenu politique ; de là la nécessité d’une « phrase » qui dépasse le contenu, la nécessité de l’idéologie comme ciment qui puisse unir des couches sociales opprimées pour des intérêts différents des leurs, qui donne à une « âme » platement bourgeoise mais opportunément recouverte des couleurs de l’illusion et de la magie du passé, un « corps » populaire et plébéien.

NATURE ET FONCTION DE L’IDÉOLOGIE

La nécessité de l’idéologie n’est donc que la nécessité de « se faire des illusions ». Cela ne veut pas cependant dire que l’idéologie est simplement une erreur de la raison. Bien au contraire, l’illusion est en réalité quelque chose de plus profond, de plus important et de plus tenace qu’une erreur.

L’illusion est l’expression modifiée, déformée et fausse d’un besoin réel, dont l’expression authentique est bloquée par le réseau des rapports sociaux existants ou par l’impérieuse nécessité d’en faire naître de nouveaux.

Dans ce sens, l’illusion, bien loin de « payer un prix »* à la « vérité », c’est-à-dire à la réalité d’une poussée matérielle, représente en elle-même le « prix payé » par la « vérité » pour pouvoir s’exprimer sans entrer en conflit avec la société existante dont les fondements en sont au contraire renforcés ; pour trouver un moyen de se dissiper sans troubler l’équilibre général du système dont la stabilité est ainsi raffermie.

L’illusion – l’idéologie – est pour Marx une fausse conscience. Elle est bien l’expression d’un besoin, mais sous une forme mystifiée et renversée : elle est la mystification et le renversement de ce besoin. Elle l’affirme et en même temps, elle le nie ; mieux, elle l’affirme en le niant.

Etant donné que la dialectique (à la différence de ce que beaucoup
s’imaginent) ne consiste pas à prendre la liberté de dire tout et son contraire, mais est le dépassement et non la plate négation de la logique formelle, nous nous attarderons sur la question pour tenter de lui donner un encadrement plus précis.

Dans la religion, certains éléments inhérents à la protestation contre l’oppression sont affirmés, en même temps que d’autres sont niés ; le problème est alors de voir ce qui est affirmé et ce qui est nié de cette protestation.

L’illusion idéologique en général, et donc l’illusion religieuse encore plus, affirme le besoin humain et la protestation de l’opprimé comme des grandeurs scalaires, tandis qu’elle les nie comme grandeurs vectorielles. D’un côté elle offre à la tension, à l’énergie dont ils sont pourvus, un canal pour se dissiper, une soupape pour se relâcher ; de l’autre elle empêche que ce besoin ou cette protestation s’exprime dans leur forme originelle en altérant la direction de leur vecteur, c’est-à-dire en en modifiant l’orientation pour le dévier sur de taux objectifs. Et c’est ainsi que l’idéologie produit à la fin la négation de ce besoin et de cette protestation en tant que besoin et protestation humaines et réaffirme la servitude de l’opprimé.

Et c’est ainsi que l’idéologie continue encore à jouer son rôle de ciment qui maintient la classe opprimée moderne – le prolétariat – enchaînée au char de la bourgeoisie. Les fantômes qui avaient veillé sur le berceau de la révolution bourgeoise sont encore en circulation, mais leur fonction n’est plus que réactionnaire.

La phrase célèbre sur la religion « opium du peuple » ne doit donc pas être comprise comme s’il s’agissait d’un simple soporifique. Dans l’opium lui-même les 2 faces de la contradiction sont présentes toutes deux (17). Comme nous l’avons montré dans un précédent travail de parti (18) où on a mis en relief le caractère religieux de la drogue, l’opium est bien loin de n’être qu’un calmant. A travers une extase semblable à celle décrite par l’expérience mystique, il exprime une charge vitale profonde qui fait pression pour trouver un débouché, mais en même temps il en constitue le tombeau : en permettant au sujet de réaliser un contact fictif et hallucinatoire avec lui-même, il tarit en lui tout désir d’un contact réel ; en transformant la poussée rebelle en une impulsion auto-destructrice il éteint la potentialité subversive ; en substituant l’aspiration à une Gemeinwesen terrestre la contemplation morbide d’une Gemeinwesen céleste, il conduit le sujet à l’anéantissement de sa propre vie en tant que vie humaine.

Le phénomène drogue, analysé de façon non phénoménale est exactement la même chose que le symptôme religion analysé de façon non révisionniste, comme Marx l’avait lui-même précisé dans sa définition synthétique.

« La misère religieuse – écrit-il dans un paragraphe classique des Annales franco-allemandes – est, d’un côté, l’expression de la misère réelle, et, de l’autre, la protestation contre cette misère (19). »

Le « soupir de la créature opprimée » ne fait donc qu’un avec la résignation devant l’oppression contre laquelle la protestation s’était pourtant initialement dressée.

Lorsqu’il parle du symptôme, Freud utilise une expression très forte : il le définit comme une combinaison chimique de forces instinctuelles (de désirs) et de forces anti-instinctuelles (d’ interdits). L’idéologie peut être définie de façon analogue, en reprenant les mots de Marx, comme la combinaison chimique de la protestation contre sa propre misère et de la réaffirmation de cette même misère.

Du caractère dialectique du symptôme religion découlent diverses conséquences pour ce qui est du « rapport complexe entre homme qui lutte et religion ». Les deux pôles de la contradiction, tant que le symptôme n’est pas brisé, sont en fait inséparables, et le pôle « positif » est en permanence emprisonné et réduit à l’impuissance par le pôle « négatif » qui l’assujettit en projetant son contenu hors du monde et de ses rapports réels, dans les cieux de l’illusion fantastique, dans le rêve réactionnaire d’un « monde d’hier » que le capitalisme est parvenu à détruire pour toujours. Ce n’est pas par hasard si ce rêve a nourri l’anti-capitalisme religieux sous la forme de ce « socialisme féodal » ou « petit-bourgeois » que, dès le début, le marxisme a dénoncé comme un obstacle et non pris pour un stimulant de la lutte prolétarienne.

A l’intérieur de l’idéologie – et de la religion en l’occurrence – il n’existe pas d’éléments où ne se reproduise pas cette contradiction, cette double polarité dont nous avons parlé plus haut. Cela n’a donc pas de sens de parler de « côté positif » (et donc progressiste) de la conscience religieuse à opposer à son « côté négatif » (et donc réactionnaire), ou de croire qu’il soit possible d’utiliser le premier comme soutien à la lutte de classe, parce que dans chaque « particule » de la « conscience religieuse » les deux pôles de la contradiction coexistent de la même façon que dans chaque particule de sel coexistent les ions positif et négatif. Cette unité peut sans doute être brisée, mais on ne se trouve plus alors devant une particule de sel : en se scindant celle-ci est simplement devenue quelque chose d’autre.

C’est avoir une conception faussement dialectique que de prétendre
pouvoir briser la simultanéité d’affirmation et de négation de la protestation présente dans l’illusion religieuse sans s’affranchir de la forme religieuse elle-même ; que de prétendre en fait instituer un avant et un après, une première étape dans laquelle la religion ne montre que son côté positif en exprimant « et dialectiquement en favorisant en même temps la lutte des masses opprimées » (20), et une deuxième étape où elle devient un obstacle à la lutte prolétarienne et dévoile enfin son côté négatif, remettant donc (notez bien : seulement à ce moment) le mouvement aux braves communistes qui le recueillent comme un fruit mûr ou comme prix de leur refus précédent de toute critique, comme le cadeau mérité du Tout Puissant pour leur pieuse génuflexion devant « un cri de protestation que (l’opprimé) ne saurait exprimer autrement » parce qu’il est encore trop « effrayé par le monde extérieur et par ses propres passions » (21).

En quoi consiste l’intervention des communistes en attendant ce moment magique où le mouvement social déchire l’enveloppe social-chrétienne qui jusqu’alors avait aidé à son développement ?

Leur tâche consisterait à « favoriser la plus grande expression possible de lutte dans ces conditions » ; comment ? en favorisant « l’apparition de la contradiction entre l’église officielle et le mouvement des opprimés en lutte » (22).

Etant donné que les prêtres de « gauche » favorisent déjà la lutte des masses et s’opposent de fait à l’église officielle, qu’on veuille bien nous expliquer et expliquer aux prolétaires qui auraient pu avoir lu une telle bouillie, quelle est la différence entre l’intervention des communistes selon les règles de « Combat » et celle des prêtres « de gauche » ? Il est clair qu’il n’y en a aucune. Bon sang ! C’est qu’il ne faudrait pas s’opposer aux masses en lutte !

Que tonnent donc du haut de leurs chaires les prêtres de toute espèce, mais que se taisent, pour l’amour du ciel, que se taisent une bonne fois les marxistes avec leur arrogance doctrinaire et leurs prétentions extrémistes ! Ils parleront demain. Le brigadier de service, dans le coin, lève les yeux de sa machine et sourit…

Pauvre Marx, n’avais-tu pas dit que pour commencer à être soi-même la révolution devait avoir liquidé toute foi superstitieuse ? Tu as semé des dents de dragon : tes prétendus héritiers servent au prolétariat une abominable bouillie passée à la moulinette d’une fausse dialectique.

POSITION DU CHRISTIANISME PAR RAPPORT AUX SITUATIONS HISTORIQUES ET AUX CRISES SOCIALES

Il est indéniable que le christianisme a constitué un levier pour la transformation sociale, et donc une forme de développement
essentielle de l’humanité le long de son chemin historique ; mais cela est arrivé lors du passage de l’antique société esclavagiste à la société féodale.

« Toute position juridique, confessionnelle ou philosophique – écrit la Gauche – doit être considérée en relation avec les situations historiques et les crises sociales et a été tour à tour révolutionnaire, progressive ou conformiste » (23).

« Le dieu des opprimés ne pouvait appartenir au groupe de l’Olympe dont tous les représentants n’étaient occupés qu’à aider les oppresseurs » (24).

Une guerre de religion naquit alors, comme expression et levier d’une véritable guerre sociale, et cette guerre trouva son drapeau dans les paroles du Christ.

« Peu importe pour nous la question de savoir s’il a été ou non un personnage historique » (25) : ce qui compte, c’est qu’alors « le mouvement qui porte le nom du Christ fut par excellence antiformiste et révolutionnaire », étant donné que « l’affirmation que dans tous « les hommes existe une âme d’origine divine et destinée à l’immortalité, quelque soit leur position sociale ou de caste, était l’équivalent de l’insurrection révolutionnaire contre les formes oppressives et esclavagistes de l’Orient antique (…) : elle était un mot d’ordre de bataille qui se heurtait inévitablement à la résistance des ordres théocratiques juifs et aux aristocrates et aux militaires des autres Etats de l’antiquité » (26).

La religion chrétienne a donc pu en partie fournir un stimulus au mouvement social bourgeois et à ses luttes (même si cela représente plus l’exception que la règle) ; elle a pu fournir dans des circonstances déterminées « les discours, les passions et les illusions » dont ces mouvements avaient besoin, bien que dans la plupart des cas elle se soit rangée du côté de la vieille société féodale, et que dans les autres elle ait davantage canalisé les énergies du mouvement social dans un sens réformateur, plutôt que de les pousser dans la direction révolutionnaire ; mais cela n’a pu arriver, et de façon limitée, que dans le passage de la société féodale à la société bourgeoise. En plus de Cromwell on pourrait se souvenir de Thomas Münzer ; mais il faut alors se souvenir que l’Eglise, y compris dans sa version réformée, mena la guerre contre les armées révolutionnaires de Münzer. A travers un chemin historique tourmenté, le Christianisme en effet « devient la religion et le drapeau idéologique des classes dominantes, d’abord de l’Empire Romain puis des régimes féodaux » (27).

Pouvait-il en être autrement, étant donné que le clergé prospérait grâce à l’organisation féodale qui lui fournissait la dîme prélevée sur le travail servile ?

C’est la raison pour laquelle, le christianisme, en règle générale, ne put pas au long de cet arc historique, dépasser une perspective de réforme sociale « comme expression d’une lutte contre une excessive imbrication de l’Eglise avec les couches les plus privilégiées et les plus oppressives » (28).

C’est la raison pour laquelle, la jeune bourgeoisie fut le plus
souvent conduite, non à utiliser le christianisme comme fervent
révolutionnaire, mais à lutter « à la fin du moyen-âge et au début de l’ère moderne, contre le rigide et dogmatique échafaudage idéologique chrétien (29), en lui opposant la religion de la Science et de la Raison ».

Au contraire, dans le passage de la société bourgeoise à la société socialiste « il ne peut y avoir d’idéologie plus conformiste que l’idéologie chrétienne (…) : aujourd’hui le puissant réseau de l’Eglise et la croyance religieuse, réconciliés et partout officiellement en accord avec le système capitaliste, sont utilisés comme un moyen fondamental de défense contre la menace de la révolution prolétarienne. Dans les rapports sociaux actuels, où c’est désormais une vieille conquête que d’avoir fait de chaque individu une entreprise économique avec la possibilité théorique d’avoir un actif et un passif, la superstition qui enferme chaque individu dans le cercle du bilan moral de toutes ses actions et lui présente l’illusion d’une vie d’outre-tombe déterminée par ce bilan, n’est que le reflet dans le cerveau des hommes du caractère bourgeois de la société présente, fondée sur l’économie privée » (30).

Avec l’avènement de la bourgeoise loi de la valeur, le personnalisme chrétien trouve sa base matérielle la plus adéquate : c’est la loi de la valeur en effet qui rend les sujets égaux devant Dieu ; qui les rend idéalement frères et sœurs en affectant tous les individus-entreprises du signe d’une égalité abstraite.

En conséquence, « il n’est pas possible de mener la lutte pour briser les limites d’une économie d’entreprises privées et de bilans individuels, sans prendre ouvertement une position anti-religieuse et anti-chrétienne » (31).

ATTITUDE DU PARTI FACE AU CHRISTIANISME EN TANT QUE COURANT POLITIQUE ET DOCTRINE SOCIALE

Ceci ne signifie pas pour nous qu’il taille se limiter à la proclamation de l’opposition irréductible entre marxisme et christianisme, mais qu’il faut tirer de la définition historique du rôle actuel de ce dernier des conséquences d’ordre politique, qui excluent la possibilité d’un « usage révolutionnaire » du christianisme, qui nient aux doctrines sociales chrétiennes tout rôle positif par rapport à la lutte prolétarienne et qui affirment au contraire son rôle fondamental d’obstacle au développement de la lutte prolétarienne.

« Les marxistes combattent tous ces chrétiens sociaux sans avoir besoin de recourir à la réfutation philosophique du bagage théologique (…). Nous, marxistes, non seulement nous jugeons antithétique à notre interprétation de la société et de l’histoire, toute interprétation religieuse, mais nous devons aussi combattre sur le terrain social l’application générale de ces principes chrétiens, de « l’esprit » chrétien, y compris sur le plan modeste des principes éthiques, de la règle de comportement de l’individu, parce que c’est là qu’est le piège. Tout le mécanisme chrétien sur le comportement de l’homme dans ses rapports avec d’autres hommes est invoqué et appliqué pour des objectifs bourgeois et en particulier pour l’objectif spécifique de calmer la lutte de classe révolutionnaire » (32).

Déformation extrémiste du marxisme ?

Pas le moins du monde. Cette appréciation, outre le fait qu’elle découle de façon rigoureuse de l’analyse générale que fait le marxisme de la religion, comme nous l’avons vu plus haut, correspond précisément au jugement que Marx donne à son époque du social-christianisme en tant que courant politique. Loin de reconnaître dans le « communisme chrétien » d’Hermann Kriege quelque chose de positif pour le mouvement prolétarien, Marx dénonce en effet dans le sentimentalisme vague, dans l’opposition abstraite entre oppresseurs et opprimés et dans la célébration a-historique d’une toute aussi abstraite « humanité » typiques de cette doctrine, une justification du capitalisme et une castration de la lutte de classe.

« Le cœur sensible qui frémit à la vue de la misère dominante est, comme dit Monsieur Gutzkow, le plus fervent soutien du communisme. L’amour humain, universel, tel qu’il est prêché par le christianisme originel, est vraiment une source d’où émergèrent les idées poussant aux réformes sociales. Il est connu que les premiers efforts d’émancipation sociale (…) eurent des accents chrétiens et religieux (…). En théorie la chose peut aller. Mais quand l’expérience enseigne que cet amour n’est pas devenu efficace au bout de 1800 années, qu’il n’a pu changer les rapports sociaux ni fonder son règne, il en découle manifestement en conséquence que cet amour qui n’a pu vaincre l’odieux n’a pas la force d’impulsion nécessaire aux réformes sociales. Cet amour se perd en phrases sentimentales grâce auxquelles les situations véritables ne sont pas modifiées ; il enveloppe l’homme d’une tiède bouillie de sentiment avec laquelle il le nourrit, Mais le besoin donne la force aux hommes ; qui a besoin d’aide s’aide lui-même » (33).

Et, de façon plus polémique :

« La religion de Kriege montre son point central dans le passage suivant : nous avons encore quelque chose de plus à faire que de nous occuper de notre mesquine existence : nous appartenons à l’humanité ». Avec cette infâme et écœurante servilité pour une « humanité » différente et coupée de « soi », et qui est donc pour cela même une fiction métaphysique (…), avec cette humiliation d’esclave, mesquine au plus haut point, finit cette religion, comme finissent toutes les religions. Une telle doctrine qui prêche les délices de l’humiliation et du mépris de soi est tout à fait adaptée pour de braves moines, mais en aucun cas pour des hommes énergiques et encore moins dans une période de lutte. Il ne manque plus que ces moines courageux donnent une preuve suffisante de leur capacité à châtrer leur « moi mesquin » et donc leur foi à procréer cette « humanité » (34).

Voilà où se trouve « tout le piège » : non seulement dans l’hésitation chrétienne devant l’utilisation de la violence, mais aussi dans la répugnante opération par laquelle l’égoïsme de classe prolétarien est nié au nom de la tiède bouillie de « l’humanité » et qui châtre le « moi mesquin » des prolétaires de ses potentialités subversives en l’assujettissant au « peuple » et au « sentiment populaire », en le contraignant à la monstrueuse étreinte interclassiste avec tous les « humbles », avec tous les « pauvres » et tous les « opprimés », bref, avec la « bouillie tiède » des couches moyennes où, comme par hasard, le social-christianisme prolifère comme dans une serre chaude.

Voilà pourquoi « l’oeuvre de style luthérien » accomplie en Italie par le Parti Populaire, puis par la Démocratie Chrétienne (mais ceci vaut pour tous les pays et pour les courants chrétiens même les plus « progressistes ») et son « programme social d’apologie du petit-bourgeois, du paysan et de l’artisan » est « dix fois plus moderne et dangereuse » (35) que le cléricalisme ou le confessionnalisme rétrograde des bigots attardés.

LE SOCIAL-CHRISTIANISME A L’OEUVRE

Aujourd’hui, où le cycle révolutionnaire bourgeois s’est clos y compris dans les aires extra-européennes, nulle part sur la planète, le problème n’est plus de savoir jusqu’où la religion accompagnera (en l’aidant) le chemin de la classe opprimée moderne, mais de savoir jusqu’à quand elle pourra continuer à châtrer sa rébellion.

En Pologne, où s’est développé un puissant mouvement classiste, le social-christianisme des Walesa, en accord parfait avec l’Eglise officielle, s’est employé à éviter à tout prix le heurt violent des classes, en canalisant le mouvement ouvrier dans l’impasse du pacifisme social et de la concorde nationale au nom du bon sens et de la modération chrétienne des égoïsmes. Ce n’est pas par hasard si l’assassinat de Popielusko, semblable par beaucoup de côtés à l’assassinat de Matteotti par les sbires de Mussolini, n’a suscité que des protestations pacifistes et des grèves symboliques : le social-christianisme s’est comporté comme il devait se comporter, de la même façon que s’était comporté en son temps le bloc des partis anti-fascistes.

En Amérique Latine, où un mouvement classiste tarde encore à s’exprimer et à s’émanciper de l’amalgame populaire, est née une Théologie de la Libération qui, en polémique contre l’Eglise officielle, affirme que le prêtre reçoit son charisme de la collectivité des laïques, c’est-à-dire de l’église de base. Elle exprime ainsi la nécessité que le prêtre soit « l’expression » de ses turbulents fidèles, tout en faisant en sorte que le mouvement social reste prisonnier de son passé, c’est-à-dire des objectifs et des illusions d’un « anti-impérialisme » populaire qui a désormais fait son temps. Les prêtres « de gauche » qui mettent l’accent, en opposition à la hiérarchie, sur le fait que l’église doit être sensible et à l’écoute des demandes du mouvement social, ne sont pas en réalité de simples récepteurs : ils renvoient à leur tour des poussées et des impulsions au mouvement, lui restituent une image déformée dans un sens religieux, contribuant ainsi à dissoudre l’opposition prolétarienne initiale des bidonvilles dans la « bouillie tiède » et sentimentale du peuple, des « pauvres », des « opprimés » : ils contribuent à dissoudre l’initiative autonome des sans-réserves dans un bloc in forme avec la petite bourgeoisie urbaine et rurale et même avec la bourgeoisie « nationale » pour l’objectif tout-à-fait bourgeois de réorganisation démocratique de l’ordre capitaliste.

Nous avons déjà souligné ailleurs le sens politique et de classe de la soi-disant « révolution » Sandiniste et nous avons affirmé que la présence de prêtres dans le gouvernement de Managua n’est que la bénédiction chrétienne qui cherche à sanctifier et à renforcer de son « charisme » la perspective de conciliation avec l’impérialisme et de conservation sociale interne qui caractérisent les rééditions actuelles de la « révolution populaire » en Amérique Latine.

La réalité empirique donc, loin de nous démentir, confirme le fait que depuis l’apparition de la société bourgeoise, la religion s’est irréversiblement transformée en une chaîne pour le devenir de l’histoire humaine ; et que la désintégration des illusions religieuses se situe au début et non à la fin du chemin de la révolution prolétarienne, comme l’avait affirmé Marx : elle confirme en somme que le schéma valable pour les révolutions bourgeoises, y compris leur besoin de créer des illusions, n’est pas mécaniquement transposable au processus de la révolution prolétarienne sauf à faire de celle-ci une simple réédition des mouvements bourgeois.

A l’inverse, il est typique du réformisme de fragmenter ce processus en mille étapes intermédiaires où à chacune d’elles les ordures bourgeoises (la religion, la démocratie, la patrie, etc…) sont promises à une nouvelle vie et les déchets de l’idéologie de la classe dominante sont présentées comme des formes nécessaires du développement du mouvement prolétarien, en attendant qu’un futur radieux les rende inutiles et les dépasse.

L’astuce pseudo-dialectique consiste, comme on l’a vu, à séparer les deux côtés de la contradiction présente dans l’idéologie et à en occulter la simultanéité fondamentale.

Le résultat revient à prescrire à la révolution une série indéfinie d’étapes dans lesquelles, selon Karl Marx, elle n’est pas encore elle-même. C’est le paradoxe de Zénon : puisque la distance est divisible à l’infini, jamais l’Achille prolétarien ne pourra réussir à rejoindre la tortue capitaliste (non pas évidemment pour… la dépasser dans une sportive course de vitesse, mais pour s’en débarrasser). La « dialectique » des partisans de la « révolution par étapes » (la chose ne change pas si, comme « Combat » on utilise plutôt le mot « stade ») est la philosophie de l’immobilisme et de la conservation sociale.

A ceux qui ne nous croient pas, nous suggérons d’ interroger le fantôme de Staline et de lui demander quand arrivera l’étape prolétarienne. Plus tard, tovaritch, plus tard viendront les lendemains qui chantent, répondra in omnia saecula saeculorum l’ombre de l’exséminariste Joseph Vissarionovitch…

CHRISTIANISME ET IONISATION SOCIALE

Si nous nous tenons fermement à l’idée que l’idéologie religieuse,
comme toute autre idéologie, est en même temps affirmation et négation de la protestation de l’opprimé, nous pouvons alors non seulement mieux comprendre sa nature et son rôle, mais nous pouvons aussi dissiper les suppositions fumeuses sur ces présumés « processus internes ».

Si nous voyons en effet dans la religion une forme momifiée de la protestation de l’homme contre les souffrances innombrables infligées par la domination capitaliste, il nous est impossible de distinguer dans cette forme pétrifiée de la conscience, un prétendu processus tourmenté grâce auquel elle tendrait à devenir autre chose que ce qu’elle est, comme le soutiennent ceux qui affirment que la religion est dotée d’un « mouvement autonome » (36) dont les marxistes devraient chercher et étudier les lois.

A notre avis, les marxistes ont des milliers de tâches, mais parmi celles-ci il n’y a certainement pas la recherche et l’étude de ce qui n’existe pas :

« La morale, la religion, la métaphysique, et les forces de conscience qui y correspondent, n’ont que l’apparence de l’autonomie. Elles n’ont pas d’histoire, elles n’ont pas de développement, mais les hommes qui développent leur production matérielle et leurs relations matérielles transforment en même temps que leur réalité leur propre pensée » (37).

C’est tout simplement l’ABC du matérialisme historique…

Ce que Marx veut dire, c’est que les mille croyances rétrogrades dont le prolétariat est encore prisonnier n’ont pas de vie ; elles ont le mouvement autonome des momies : elles sont comme les poupées mécaniques du 18e siècle qui cherchaient à imiter la respiration ou les mouvements des yeux ; elles ont « la fixité des personnages « de musée des cires, mais dès qu’on touche un petit mécanisme interne », voilà la musique de leur auteur qui « leur redonne de nouveau le souvenir de la douleur, qui les saoule de la maudite besogne d’alléger la peine de l’homme » (38).

C’est l’auteur anonyme – valeur auto-valorisante – qui tire les fils du mécanisme et qui fait danser le cadavre sur la partition de sa musique, hymne céleste aux harmonies bourgeoises des bilans en partie double.

Le mouvement des idéologies est donc un mouvement apparent, le
reflet d’un autre mouvement, celui des hommes qui développent leur
production et leurs relations matérielles au sein de la forme-capital.

Qu’arrive-t-il quand les hommes n’arrivent plus à développer leur production et leurs relations au sein de cette forme, c’est-à-dire quand la révolution prolétarienne commence à exister ?

Qu’en est-il des fantômes idéologiques au moment où l’atmosphère
sociale est parcourue de courants ionisants ?

Il serait simpliste et mécaniste de croire qu’ils vont s’aligner en front opposé. Le courant ionisant agit en séparant le pôle positif du pôle négatif, en détruisant le lien infâme qui unit l’expression du besoin et de la protestation de l’opprimé à sa négation ; en d’autres termes, il tend à détruire le mécanisme interne qui anime la ferraille idéologique, poussant une partie des prolétaires à la jeter de côté pour adhérer à la doctrine révolutionnaire marxiste et une partie plus importante à agir et à se mouvoir dans le champ social en opposition avec les idées qu’ils ont en tête. Dans ce cas aussi, le courant ionisant agit en détruisant un lien, le lien entre l’action et l’idéologie : le mécanisme interne du fantôme est là aussi détruit et sa danse arrêtée, non dans la tête des hommes, mais dans leur pratique sociale : le mécanisme tourne à vide, son effet sur la praxis est nulle.

Mais la ionisation sociale agit aussi du côté bourgeois et provoque des contre-poussées qui s’opposent au processus évoqué ci-dessus ; elle détermine une violente activation des forces de la conservation sociale qui tendent au maximum leur énergie. Dans ce cadre, même les fantômes idéologiques et religieux connaissent une exubérante et désespérée floraison ; avant d’entrer en agonie, ils se réveillent dans une ultime tentative pour capturer les énergies de classe et les faire de leur véritables objectifs. C’est alors que naissent les variantes extrêmes du progressisme bourgeois, sous habit laïque ou religieux. La tâche du parti de classe est de les combattre comme la pire imposture puisque c’est aussi sur ce terrain que se livre la bataille finale pour le renversement de cette société.

Mais pour y arriver, une condition nécessaire est la défaite du
cléricalisme parmi ceux qui se disent marxistes. Ce n’est pas une
condition académique mais politique : si on substitue aux mots église
et christianisme les mots partis réformistes et opportunisme (comme
les « Combattistes » eux-mêmes l’avaient à un moment suggéré), on comprend en effet que la génuflexion devant le christianisme et devant sa prétendue utilité pour la classe ouvrière, n’est autre que le miroir où se reflète la plus plate servilité devant le réformisme et son prétendu rôle de défenseur des intérêts des travailleurs.


* L’alliage et le poids de cette monnaie est déjà bien coulé, mais tu me dois dire si tu l’as dans ta bourse.

(1) cf à ce propos W. Reich, « La révolution sexuelle »

(2) P. Togliatti, in « Communistes et Catholiques », éd. Riuniti 1966, conférence tenue à Bergame sur « Le destin de l’homme » pp. 91-95

(3) Camillo Prampolini: Homme politique, socialiste réformiste, de Reggio Emilia, promoteur du mouvement coopératif (1854-1930). Pendant le congrès du Parti Socialiste Italien de Reggio Emilia en 1912 il représenta les positions antiministérialistes du « réformisme de gauche » : ceci n’empêcha cependant pas Zibordi de blanchir les « réformistes de droite » en s’appuyant sur la déclaration de Prampolini lui-même, favorable à l’hommage au Roi après l’attentat d’Alba. Par la suite il défendit des positions analogues à celles de Turati de collaboration d’abord secrète, puis manifeste avec les gouvernements nationaux pour la victoire dans la première guerre mondiale.

(4) L. Parinetto, « Ni Dieu, ni maître », éd. Moizzi, p. 243

(5) « Le courage et le défi », Combat No 4/1984

(6) Ibid.

(7) Ibid.

(8) P. Togliatti, op. cit.

(9) « Le courage et le défi », op. cit.

(10) Ibid.

(11) On peut le constater même en absence d’une contrepartie immédiate, simplement dans l’espoir aveugle de pouvoir plus facilement retirer le « prix » qu’accorde la loterie de l’histoire à ceux qui ont eu l’occasion de « payer le prix »… du billet. Combat n’a-t-il pas écrit dans son premier No qu’il est prêt « à intervenir afin que la bourgeoisie soit contrainte de faire face à une situation où le PCI serait au gouvernement », en estimant que ce serait là la voie la plus commode pour « récolter un lot » pour lequel « dans les années passées nous avons payé notre prix » ?

(12) Marx, « Le dix-huit brumaire de Louis Bonaparte », éd, Sociales

(13) Ibid.

(14) Ibid.

(15) J. Jaurès, « Histoire socialiste de la révolution française »

(16) « Leçons des contre-révolutions »

(17) Pour une analyse éclairante de l’usage par Marx du mot opium en liaison avec les observations de De Quincey et de Baudelaire, voir le texte de L. Parinetto.

(18) Cf « Drogue : une tentative désespérée de s’échapper de la réalité capitaliste » in « Programma Comunista » No 10, 13, 17, 18, 21 de 1979

(19) Marx, « Critique de la philosophie du droit de Hegel, introduction » in « Annales Franco-Allemandes » 1844

(20) « Prêtres et Marxisme », Combat No 7-8 oct./nov. 84

(21) Ibid.

(22) Ibid.

(23) « Eléments d’orientation marxiste », série « Textes du P.C.International », No 4

(24) « Christianisme et marxisme » L. Tarsia, in « Prometeo », revue mensuelle du Parti Communiste Internationaliste No 12, janv,/mars 1949, p. 551

(25) Ibid, p. 551

(26) « Eléments d’orientation », op. cit.

(27) « Christianisme et marxisme », p, 552

(28) « Eléments… », p. 16

(29) « Christianisme… » p. 552

(30) « Eléments… » op. cit. p. 16

(31) Ibid.

(32) « Christianisme et politique, un « Fil du temps » A. Bordiga de 1949, republié dans « Programma Comunista » No 15/ 1979

(33) Marx, « L’anti-Kriege », 1846 , in Marx « Écrits sur la religion », éd. Sociales

(34) Ibid.

(35) « Christianisme et politique », op. cit.

(36) « Prêtres et Marxisme », op. cit.

(37) Marx, « L’idéologie allemande », éd. sociales

(38) cf Céline, « Le docteur Sennelweis »


THEOLOGIE DE LA LIBERATION

UNE « EGLISE PARALLÈLE » QUI SOUTIENT LES LUTTES DU PROLETARIAT LATINO-AMERICAIN COMME LA CORDE SOUTIENT LE PENDU

Dans l’article précédent, « Prêtres et marxisme » nous n’avons pas voulu étudier spécifiquement la Théologie de la Libération (TdL), mais reproposer, en suivant le fil de notre tradition de parti, un encadrement général du phénomène religieux.

La TdL, avons-nous observé, en raison des conceptions qu’elle diffuse à jet continu parmi les prolétaires et de l’activité politique qu’elle préconise, ne peut que constituer un obstacle de première grandeur pour la vague révolutionnaire qui mûrit lentement dans le sous-sol social de l’Amérique Latine.

Nous nous proposons maintenant d’illustrer et de démontrer notre thèse de façon plus approfondie : nous pensons en effet que la définition d’une tactique envers les masses influencées et dirigées par l’église catholique constitue un problème crucial pour le sort de la révolution dans le continent.

Origine de la Théologie de la Libération et luttes de « libération nationale »

Dans le cas de la TdL nous ne nous trouvons pas face à un mouvement
spontané des masses prolétariennes et semi-prolétariennes porteur de scories idéologiques rétrogrades, que les communistes auraient de toutes façons le devoir de combattre ; nous avons à faire à un appareil ecclésiastique qui organise, encadre et dirige les mouvements spontanés et encore incertains des masses travailleuses latino-américaines : en appareil donc qui fonctionne comme un parti.

Cet appareil, ramifié de façon capillaire, qui contrôle dans le seul Brésil près de 150 000 « communautés de base » formées de 15 à 20 familles chacune et qui dans certains pays comme le Nicaragua partage les responsabilités gouvernementales de gestion directe de l’Etat bourgeois, n’est pas celui d’une église parallèle, même en polémique parfois âpre avec Rome, mais d’une institution ecclésiastique dont le radicalisme est d’ailleurs si faible qu’elle entretient avec Rome des rapports de « coexistence pacifique ».

Pour mieux mettre en relief sa nature et son rôle actuel il est nécessaire de comprendre ses origines et ses racines sociales.

La TdL naît en 1956 au Brésil avec l’apparition des premières « communautés de base » ; elle se réfère à l’exemple et à l’oeuvre de Helder Camara et de Camilo Torres ; elle s’étend à toute l’Amérique Latine arrivant, grâce au climat qui suit le concile, à obtenir une double et très officielle consécration de la part de la Conférence épiscopale de Medellin (1968) et de Puebla (1979). Il s’agit donc d’une théologie tout aussi « officielle » que celle de Monseigneur Ratzinger et de la Curie romaine.

La TdL naît du croisement du processus de mise à jour et d’adaptation entamé par l’église catholique avec le Concile Vatican II et pour suivi par l’encyclique « Populorum progressio », et du cycle de lutte contre l’oppression impérialiste yankee qui se déroule durant ces mêmes années sous le drapeau de la « libération nationale » en Amérique Latine, parallèlement à celui qui secouera l’Afrique, le Moyen-Orient et le Sud-Est Asiatique.

La TdL est un des résultats, un des fruits de ce cycle de lutte et des conditions concrètes de son déroulement. Elle en est l’héritage, l’effet retardé : une « queue » national-bourgeoise qui survit à la désormais complète transformation bourgeoise du continent : un héritage donc, que le cycle des luttes prolétariennes – non encore visible – devra nécessairement liquider pour être lui-même.

L’église de Rome, forte d’une sagesse millénaire et d’une capacité éprouvée à s’impliquer dans les conflits sociaux pour y développer une fonction stabilisatrice (fonction temporelle sur laquelle se fonde son règne spirituel) accomplit au début des années 60 un tournant de type protestant, qui porte à son terme sa réconciliation avec le monde bourgeois et avec ses lois, monde bourgeois contre lequel, il y a un siècle et demie l’encyclique « Mirari vos » lançait de féroces anathèmes (1).

Le développement de ce processus au sein de l’Eglise catholique posait les prémisses pour le développement d’une « théologie progressiste » en Occident et d’une « Théologie de la Libération » en Amérique Latine.

Il est à notre avis schématique et même erroné d’opposer la « théologie de la Libération » qui s’adresse au monde des pauvres et des opprimés et la « théologie progressiste » occidentale qui n’aurait comme seul interlocuteur ou interlocuteur privilégié, le bourgeois évolué et incrédule d’Europe ou d’Amérique du Nord.

En réalité la théologie progressiste occidentale, si elle a sans doute consacré une partie de ses forces à relever le défi des couches bourgeoises « évoluées » et incrédules, et à répondre de façon plus « évoluée  » (d’où sa relative modernité par rapport à la TdL) à leur besoin de se raccrocher à la sphère du sacré pour surmonter leur angoisse de la mort, elle n’a pourtant pas dédaigné la pénétration dans le monde du travail et dans ses luttes : c’est ce qui explique la reprise par la théologie « progressiste » d’un cocktail de doctrines sociales pré-bourgeoises et d’un « anticapitalisme » réactionnaire pour les injecter à fortes doses dans les veines du prolétariat des métropoles.

Avec ces instruments l’église, en occident aussi, cherche à servir de la meilleure façon possible les intérêts de la conservation et de l’ordre capitaliste et à le soutenir de toute sa force morale et matérielle, en alternative au rôle traditionnel de la social-démocratie et du national-communisme. En même temps qu’elle s’en donne les moyens, elle se porte ainsi candidate à fonctionner comme « carte de réserve » pour la bourgeoisie, c’est-à-dire à se substituer en perspective aux appareils classiques d’organisation du consensus prolétarien, au cas où ceux-ci s’userait, et , en attendant, elle remplit dès aujourd’hui cette fonction envers les secteurs du prolétariat plus sensibles au rappel des valeurs catholiques, comme les couches d’ouvriers-paysans (ouvriers qui possèdent un lopin de terre dans certaines régions « blanches »), mais aussi auprès de couches ouvrières « jeunes » récemment urbanisées, comme celles qui à la fin des années 60 en Italie furent à l’origine d’une vague de luttes revendicatives.

Et c’est précisément ici que se situe la différence réelle entre la TdL et les théologies « progressistes » occidentales. Ce qui, pour ces dernières, n’est qu’une perspective plus ou moins éloignée, est pour la TdL aujourd’hui une réalité : alors que dans les pays capitalistes avancés, les canaux du réformisme, en règle générale, sont en pleine fonction pour contenir les tensions sociales, dans une grande partie de l’Amérique Latine c’est l’église catholique qui, par l’intermédiaire de son réseau organisatif sur lequel s’appuie la TdL, remplit nombre des tâches caractéristiques des partis opportunistes et arrive au moins en partie, à se substituer à eux comme lieutenant de la bourgeoisie dans les rangs du prolétariat.

Il n’est pas possible de comprendre cette situation si on ne la voit pas dans une perspective historique, en liaison avec l’énorme vide laissé parmi les masses par la destruction stalinienne de l’Internationale Communiste, vide qui « fut progressivement rempli dans le second après-guerre, surtout dans les pays du tiers-monde, par les différentes religions » (2).

Le processus de renouveau de l’église catholique, dont nous avons parlé plus haut, coïncida au début des années 60 avec toute une série de
mouvements révolutionnaires bourgeois dans ce qui fût baptisé « Tiers-Monde » par les impérialistes : ces mouvements qui se développaient
sous le drapeau de la lutte de « libération nationale » contre l’impérialisme blanc et les oligarchies laïques ou religieuses qui lui étaient soumises, se fixaient le but de détruire les rapports sociaux archaïques encore largement présents, sous les coups des forces conjointes des masses populaires (prolétariat et paysans pauvres) et des tractions les plus indépendantistes de la bourgeoisie nationale pour arriver à la démocratie sur le plan politique et au déploiement des rapports bourgeois modernes sur le plan économique.

Le véritable résultat positif de ce cycle pour le prolétariat est le développement de la lutte de classe moderne, qui est la conséquence nécessaire du développement des nouveaux rapports sociaux.

Dans l’Amérique Latine des années 60 le processus d’industrialisation avait en réalité déjà commencé depuis quelques temps sous l’impulsion du second conflit mondial et de l’intervention de l’impérialisme yankee ensuite et progressait à grands pas dans toute la région, quoique avec des rythmes et des intensités variables selon les pays (3).

En conséquence on a assisté d’un côté à la formation de concentrations prolétariennes notables et, de l’autre, au développement de couches bourgeoises « nationales » désireuses de s’émanciper de l’emprise suffocante des Etats-Unis pour s’assurer des marges d’autonomie et de profit.

Cela n’a pas empêché l’apparition d’une ultime flambée de radicalisme bourgeois et petit-bourgeois en écho au cycle anti-colonial asiatique, ni l’émergence, d’en bas, d’une violente tendance à pousser à fond et de façon radicale le processus d’industrialisation et la réforme agraire.

Cette poussée plébéienne et nationaliste ne pouvait trouver une expression adéquate, ni dans le national-réformisme, ni dans le radicalisme démocratico-bourgeois et guerrillériste, qui reproduisaient la faiblesse et l’impuissance politique congénitale des classes bourgeoises dont ils étaient issus. Ces classes en effet étaient déjà insérées dans le circuit du marché mondial et donc liées au réseau économico-financier de Washington, à l’intérieur duquel elles entendaient seulement se tailler une place un peu plus large.

L’exigence d’une meilleure adéquation de la superstructure politico-administrative à la structure économico-financière a en réalité trouvé une réponse étatique centralisée par l’intermédiaire des dictatures militaires soutenues par Washington et qui se caractérisaient par la férocité inouïe de leur répression de tout mouvement d’opposition, provocant du même coup dans la société une forte aspiration à la pacification et à la démocratie. Et c’est dans cette phase que le radicalisme petit-bourgeois et guérilleriste cède toujours plus la place à d’autres forces politiques, avec l’Eglise au premier plan.

La poussée anti-impérialiste et les exigences de réforme sociale que ce mouvement plébéien exprimait n’aurait pu en fait trouver de débouché positif qu’au sein d’un mouvement plus vaste, de type prolétarien et sous la direction du parti révolutionnaire de classe, condition encore inexistante et pour laquelle il est nécessaire de travailler de façon prioritaire.

Cette direction prolétarienne était dès cette époque un besoin d’autant plus vital et urgent que les tâches sociales laissées irrésolues par la révolution démocratique (avant tout une réforme agraire radicale) ne pouvaient être historiquement assumées par la révolution prolétarienne. La transformation économique elle-même des campagnes, avec la prolétarisation massive de la paysannerie qui en découle et la formation de concentration ouvrière et prolétarienne dans les villes donnait objectivement à la classe ouvrière un poids social déterminant et posait dans les faits le problème d’une transformation politique et sociale capable de satisfaire les intérêts généraux des grandes masses prolétariennes et plébéiennes. Cette transformation sociale, seule la classe ouvrière guidée par le parti révolutionnaire pouvait la réaliser à travers une bataille frontale contre les centres vitaux de l’appareil capitaliste continental (5).

En résumé, dans la phase historique de la révolution prolétarienne, la classe ouvrière ne peut être le levier d’une transformation politique et sociale réelle qu’en s’affirmant comme classe antagoniste à toutes les autres classes sociales et, forte de sa perspective historique et grâce à l’expression politique fondamentale de cette perspective – le parti -, en assumant toutes les tâches sociales et politiques non résolues par la révolution bourgeoise, en dehors de toute illusion de type démocratique et de toute influence de l’idéologie des autres classes.

Cette perspective, qui était valide alors, et à plus forte raison qui l’est encore aujourd’hui, est bien loin de s’être enracinée dans des formations classistes de quelque importance : la difficulté de cet enracinement est dû essentiellement à deux facteurs : le premier est l’absence d’un développement suffisamment ample et profond de l’économie capitaliste, c’est-à-dire capable de forger la force de l’unité de la classe ouvrière, prémisse nécessaire de son encadrement indépendant sur une base stable ; et le second découle de la victoire contre-révolutionnaire de marque stalinienne, qui a ouvert la voie en particulier à l’influence et à la pénétration de l’église catholique dans la classe prolétarienne, en capitulant de la façon la plus indécente même sur le terrain du mouvement radical national-démocratique, dont, dans l’Occident saturée de démocratie, elle s’est fait l’auteur de bouffonnes rééditions.

Les partis d’origine stalinienne implantés dans ces aires soutinrent en effet même sur le terrain de la lutte des peuples opprimés contre l’esclavage impérialiste, la politique capitularde des compromis et de la conciliation par principe en subordonnant à cette stratégie le mouvement violent et son expression politique radicale.

Dans ces conditions, les prêtres catholiques pour une part, et pour une autre part les forces politiques liées à une tradition nationaliste pourtant exsangue et surannée, eurent la possibilité de se lier à ce cycle de lutte et à ses exigences jusqu’à en être dans une certaine mesure les représentants.

Le national-réformisme et les forces qui s’inspiraient de « l’église des pauvres » ne pouvaient et certainement ne voulaient pas pousser jusqu’au bout le mouvement national-révolutionnaire, mais ils ont pu donner à certaines de ses revendications une impulsion supérieure à ce que fournissait les partis national-communistes locaux.

« Jean XXIII m’autorise à marcher en unité d’action avec les communistes » écrivait alors Camilo Torres. De fait dans cette marche les prêtres se trouvèrent en avant des « communistes » de formation et d’obédience stalinienne sur le terrain de la lutte anti-oligarchique et anti-impérialiste,

Les prêtres catholiques, y compris dans leur traction la plus avancée étaient en réalité bien loin de soutenir de façon cohérente le mouvement nationaliste et anti-impérialiste des masses latino-américaines : Camilo Torres lui-même théorisa l’utilisation de la violence comme l’ultime recours, qui arrivait après avoir constaté à travers une longue expérience l’inefficacité de toute autre voie, pacifique et légaliste pour s’opposer à l’impérialisme et aux oligarchies. En août 65, par exemple, il affirmait encore que « la révolution pacifique est naturellement la meilleure route. Mais le choix ne dépend pas des pauvres. Ce sera la classe dirigeante qui décidera si la révolution devra être pacifique ou violente ». Ce qui signifie condamner le mouvement anti-impérialiste à la faillite, en le contraignant à essayer toutes les voies de la réforme, de la légalité et du compromis, et donc à parcourir tout un chemin de sanglantes défaites avant d’accepter ouvertement l’affrontement violent. Et en effet Torres ne prend les armes qu’à la fin 65, c’est-à-dire à la fin du cycle de la guérilla colombienne.

L’appui donné par les prêtres catholiques au mouvement national-révolutionnaire des années 60 doit donc être évalué de façon critique, Il fut ce qu’il pouvait et devait être : un appui limité, indécis, tardif et ambigu.

Mais, si l’église et les précurseurs en l’occurrence de la Tdl, avec toutes leurs ambiguïtés et leurs réticences, réussirent à s’implanter avec un certain succès dans ce mouvement, le « mérite » n’en revient pas à la sagesse de l’église de Rome qui en pose les prémisses avec le Concile Vatican II, mais surtout au fait que ce mouvement fut privé, depuis la contre-révolution stalinienne, de l’unique direction vraiment conséquente que ce soit sur le terrain de la lutte anti-impérialiste ou, à plus forte raison sur celui de la lutte anticapitaliste, que le cours historique lui-même posait de plus en plus au premier plan.

La grande influence dont jouit aujourd’hui l’Eglise parmi les masses prolétariennes et semi-prolétariennes d’Amérique du Sud découle de la convergence de nombreux facteurs, dont le moindre n’est pas le réseau organisatif capillaire dont elle dispose et grâce auquel elle étend un dispositif d’assistance sur l’immense masse de pauvreté accumulée dans les bidonvilles dont les habitants sont contraints de vivre d’expédients, de mendicité, de prostitution et de charité chrétienne (4) : il n’est d’ailleurs pas sans intérêt de relever la persistance de liens tenaces entre la classe ouvrière et le monde paysan, liens qui alimentent et reproduisent la servitude religieuse.

Mais un de ces facteurs, qui l’habilite en un certain sens à fonctionner comme amortisseur social et à utiliser politiquement le poids y compris idéologique que possède encore la paysannerie, est constitué du fait qu’elle dispose aujourd’hui, en vertu du rôle concret qu’elle a joué, de l’héritage de passions, de discours et d’illusions qui se développèrent lors de cette dernière flambée de radicalisme plébéien.

L’Eglise catholique est capable aujourd’hui de « mettre en valeur » à des fins de conservation sociale du-capitalisme et d’embrigadement du prolétariat derrière les idoles de la Nation et de la Démocratie, tout un patrimoine non seulement d’illusion, mais aussi d’énergies révolutionnaires passées, un patrimoine que les partis soi-disant communistes et socialistes locaux, étant données leurs orientations, ne pouvaient que dilapider, alors qu’il avait besoin au contraire d’être dirigé vers le renversement des infrastructures et des superstructures sociales existantes : un patrimoine d’énergie révolutionnaire dont ils ont fait en sorte qu’il reste prisonnier de ses illusions, alors qu’il avait besoin non seulement d’être arraché aux illusions national-démocratiques, mais aussi d’être orienté ouvertement vers la perspective de la destruction du cadre démocratico-bourgeois.

Les partis pseudo-communistes du Tiers-Monde en général et d’Amérique Latine en particulier ont donc non seulement renoncé à la perspective de la révolution prolétarienne, mais en général, (excepté le cas de la Chine et du Vietnam), ils n’ont pas été à la hauteur des directions bourgeoises révolutionnaires. Si cléricaux et si nationalistes que fussent les représentants des partis ouvertement bourgeois, ils ont été rarement plus modérés que les partis nés à l’ombre de la contre-révolution stalinienne. Ce n’est pas un hasard, mais le résultat nécessaires de tout un cycle de dégénérescence. En tant que piliers de l’ordre établi bourgeois, ces partis « ouvriers » ne peuvent pas ne pas devenir en même temps des points d’appui de l’ordre impérialiste qui réduit en esclavage les races et les peuples de couleur. L’opportunisme débouche naturellement sur le social-impérialisme.

Le stalinisme, en particulier, recherche dès ses premiers vagissements l’occasion pour se vendre (et vendre les prolétaires) à tel ou tel alignement impérialiste, flirtant d’abord avec le revanchisme allemand à travers la théorie du « national-bolchévisme » avant de lier son sort au bloc des pires brigands impérialistes : c’est donc un courant à haute tension contre-révolutionnaire qui lie indissolublement les blocs anti-fascistes des métropoles à la trahison la plus misérable des luttes d’émancipation nationale des colonies et semi-colonies.

Face à un Camilo Torrés, qui, malgré mille hésitations, empoignait
les armes contre l’impérialisme, les partis national-communistes prêchèrent sans vergogne les vertus du bon sens et des réformes graduelles pour « démocratiser » les oligarchies, en reléguant l’usage des armes à un simple complément d’une pression réformiste dans le meilleur des cas, ou, dans le pire, en ne proposant que des moyens pacifiques, pour s’acoquiner ouvertement avec les castes inféodées à Washington.

Voilà donc le vide dans lequel se sont insérées les diverses Eglises, un vide qui est le résultat du sabotage de tout un cycle de lutte national-révolutionnaire qui avait un besoin vital de trouver dans les partis communistes et leurs dirigeants les gens les plus cohérents et les plus résolus, et qui trouvèrent au contraire sous le drapeau du faux socialisme une des succursales impérialistes au service direct et explicite du « grand patron » durant la dernière guerre, dressé contre lui ensuite uniquement en paroles, et fondamentalement sur des positions de modération du mouvement national et anti-colonial, et de conciliation avec l’impérialisme après la guerre, au moment de la « coexistence pacifique ».


(1) Dans l’article « Prolétariat et religion » (Programma Comunista no 3 / 1980) qui résume un cycle plus vaste d’exposés tenus dans une série de réunions de sections, nous avions rappelé par exemple que Grégoire XVI, dans l’encyclique « Mirari vos », contre le mouvement révolutionnaire en Pologne, avait stigmatisé « l’exécrable et jamais trop condamnée liberté de la Presse » et qualifié les cercles libéraux de « dégouttantes ordures » et la « liberté de conscience » de « manie forcenée de penser selon ses caprices ».

(2) cf « Il Programma Comunista » no 2 / 1985, « Diffusion à grande échelle de l’opium du peuple »

(3) cf l’article « Amérique Latine : notre perspective » in « Programma Comunista » no 7 / 1981. Pour une analyse plus générale de la perspective révolutionnaire et du poids du prolétariat de la périphérie capitaliste, cf l’article « Les prolétaires de la périphérie capitaliste à l’avant-garde de la reprise des luttes de classe à l’échelle mondiale » in Le Prolétaire no 359.

(4) cf l’article « L’Eglise : force de conservation sociale » in Le Prolétaire no 380 (décembre 84).


EN MARGE DU SYNODE DES ÉVÊQUES

SOUS LE SIGNE DU « PRIMAT DU SPIRITUEL » L’EGLISE DE ROME CONSOLIDE SON UNITÉ DE DOCTRINE ET D’ACTION

Tous ceux qui partageaient l’illusion de voir « l’Eglise des pauvres » entrer enfin en lice pour livrer ouvertement bataille à la Curie Romaine ont subi une amère désillusion à l’occasion du Synode de décembre 85.

Ceux qui s’étaient préparés à un duel théologique acharné entre les fidèles de Monseigneur Ratzinger et les adeptes des divers Boff, Gutteriez et cie, les uns armés de la massue de l’anathème au nom de l’orthodoxie, les autres du « glaive des opprimés », ceux-là en sont restés la bouche ouverte.

Il était bien naturel que les « camarades » prêts à s ‘enthousiasmer pour les « prêtres de gauche » – d’autant plus quand ils sont du « tiers-monde » – se soient préparés à soutenir « l’Eglise populaire » et à huer l’Eglise « asservie au pouvoir » (lire : à l’impérialisme et à ses serviteurs locaux). Mais ils ont dû replier leurs banderoles et rentrer chez eux la mine déconfite.

En effet, de la « Théologie de la libération », personne n’en n’a parlé au synode.

Non que « l’Eglise populaire » latino-américaine se soit entre-temps dissoute ; au contraire, elle était bien là et ses représentants ont participé au déroulement des travaux. Mais elle n’a pas voulu marquer ses différences avec Rome, mais bien plutôt les aplanir. C’est qu’il ne s’agissait pas de différences fondamentales, mais de simples différences d’accentuation, aisément surmontables.

Car ce qui est accentué de façon différente selon les divers « partis » théologiques, c’est le discours profondément unitaire, cohérent et organique que l’Eglise de Rome tient au monde contemporain en mobilisant toutes ses ressources matérielles et spirituelles pour amortir et calmer les conflits qui ensanglantent cette vallée de larmes. C’est pour cette raison, et non par lâcheté, que Boff s’en est tenu à un silence contrit.

Dans l’article précédant à propos de la Théologie de la libération, nous reconnaissons qu’elle se trouve en polémique parfois âpre avec Rome, mais nous soulignons qu’il s’agit « toujours d’un appareil religieux, dont le radicalisme est si peu marqué qu’il lui autorise un rapport de coexistence pacifique avec Rome ». Les événements se chargent de montrer que c’est là l’aspect destiné précisément à se développer et à prévaloir jusqu’à rendre évidents les rapports de pleine convergence qui existent entre les différents « bras » du tentaculaire appareil de la Sainte Eglise. Et cette convergence ne pouvait pas ne pas trouver un écho dans les travaux du synode, avant d’être consacrée par le verbe du successeur de Pierre.

« La caractéristique de cette assemblée » proclama Jean-Paul II « a été la diversité dans l’unité : les Pères ont pu exprimer librement leur propre réflexion. Cette liberté n’a été en aucune façon un obstacle à l’unité fondamentale » (1). On peut en trouver la preuve, du reste, dans la rédaction, au terme des travaux, d’une « relatio finalis », c’est à dire d’un document de synthèse unitaire au lieu des traditionnelles « praepositiones » que l’assemblée adresse au pape.

Quel est le sens de cette convergence unitaire des diverses « âmes » qu’héberge l’Eglise catholique ?

Le titre lui-même de la « relatio finalis » nous le dit en résumé : l’Eglise, dans la parole de Dieu, célèbre les mystères du Christ pour la rédemption du monde ». Ce qui a rassemblé les évêques, c’est en substance la vigoureuse réaffirmation de la dimension surnaturelle de l’Eglise. S’agit-il alors d’un coup de force de la « Droite » qui lie l’Eglise à une interprétation réductive et restrictive du Concile Vatican II et marque donc un coup d’arrêt au processus d’ouverture vers le monde lancé par celui-ci ?

C’est ce qu’écrit la Presse à sensation, incapable de dépasser les apparences superficielles ; en réalité, l’Eglise qui veut être

« la même Eglise que celle qui est née de l’Esprit Saint » et qui se base sur le mystère de la rédemption, « désire vivement… être l’Eglise du monde contemporain… en pénétrant les inquiétudes, les souffrances et les espoirs de nos contemporains » disait Jean-Paul II au lendemain de la conclusion du synode (2).

Ce sont là des paroles auxquelles nous souscrivons pleinement : la célébration du Règne de Dieu dans les cieux est en fait indissociable du renforcement sur terre de la paix entre les individus et les classes en lutte ; une paix qui est au centre des préoccupations des évêques dont leur « Message au peuple de Dieu » proclame : « nous ne sommes pas condamnés aux divisions et aux guerres, mais nous appelons à la fraternité et à la paix » (3). La réaffirmation de l’Eglise-mystère est indispensable à son oeuvre de pénétration dans le monde afin que la paix, qui est la paix du capital, remporte ses victoires. Où en effet, sinon dans la dimension surnaturelle d’un autre monde, les misères et les souffrances endurées par les esclaves du capital dans ce monde-ci pourraient-ils trouver leur rachat ?

Ce n’est donc pas en diluant les « mystères du Christ » dans la sociologie, mais en s’appuyant au contraire sur ceux-ci que l’Eglise peut alors réaliser cette « pénétration » dans le cœur des hommes d’aujourd’hui et œuvrer pour « sauver le monde », ce mondes des marchandises, de l’argent et du travail salarié sans cesse menacé par les « forces des ténèbres ». C’est sur ce terrain que s’est nouée la convergence unitaire des différentes théologies et des différents courants politiques qui existent au sein de l’Eglise. C’est pour d’évidentes raisons de conservation sociale que les « traditionalistes » se déchaînent contre la violence dans les conflits sociaux et qu’ils prêchent la nécessité de dresser un barrage contre « l’infection » marxiste.

Mais c’est pour les mêmes fins de conservation de la paix sociale que les partisans des diverses « Eglises populaires » s’élèvent contre les injustices, les excès et les scandales du régime bourgeois. Ils ne protestent pas contre ce système, mais contre les exagérations et les déformations de son fonctionnement. Ils se lamentent contre les effets cruels, inhumains et révoltants de la dictature du capital dans le seul but de taire croire aux masses de sans réserves qu’il est possible de les éliminer sans toucher aux structures de classe qui les produisent.

Ils se penchent sans doute sur les déshérités de préférence à tous les autres (pendant les travaux l’épiscopat d’Amérique Latine a redit l’importance « décisive » de la fameuse « option préférentielle pour les pauvres »), mais seulement pour verser sur leurs plaies le calmant universel qui s’appelle démocratie, c’est à dire pour embellir leur prison et rendre un peu plus supportables leurs chaînes.

Ce n’est pas un hasard si dans le rapport d’un des groupes espagnols-portugais, à la vibrante protestation contre « la violation des droits humains » et donc contre les régimes anti-démocratiques (à condamner d’ailleurs sans aucun doute), fait écho la double lamentation contre les « les monopoles du système économique » (sans lequel le capitalisme serait… le paradis sur terre) et contre « le scandale que signifie pour la conscience chrétienne les dimensions prises par l’industrie guerrière, véritable cancer de notre époque » (4). Un cancer, c’est-à-dire une tumeur maligne apparue pour de mystérieuses raisons dans un organisme par ailleurs sain.

Et c’est dans ce sens-là, de l’impuissance pacifiste et donc du désarmement complet de la classe ouvrière, que va une initiative récente en Italie, prise par l’évêque de Trieste et de 2400 religieux et laïcs de la région, avec la bénédiction d’une hiérarchie « ouverte au dialogue », pour lutter contre les dépenses militaires croissantes par la méthode bien émoussée de « l’objection fiscale ».

Les initiatives de ce genre ne peuvent servir qu’à convaincre les prolétaires que la pression interclassiste de tous les citoyens « de bonne volonté » qui défalqueraient 1 % de leurs impôts peut être un obstacle au réarmement et menées impérialistes, plutôt que l’action de classe et l’utilisation des armes de la grève et du sabotage.

Il ne faut donc pas s’étonner que des secteurs « de gauche » de cet acabit puissent non seulement coexister avec des secteurs « rétrogrades », mais aussi faire converger leur action avec ceux-ci, pour contribuer, chacune dans l’exercice de sa fonction respective, à la diffusion au monde entier du dessein d’ensemble de l’Eglise.

En marge des travaux de l’assemblée une polémique s’est déclenchée entre partisans et adversaires de la Théologie de la Libération : elle illustre parfaitement la signification de cette convergence.

Au nom d’un groupe de cardinaux latino-américains, le Mexicain Ernesto Carripio Ahumada a exprimé sa « reconnaissance » pour l’intervention de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi contre « les erreurs d’une certaine Théologie de la Libération » : donc pas contre la Théologie de la Libération en soi, mais contre certaines tendances qui y sont présentes, ou, mieux, contre les « erreurs » et les exagérations de ces tendances. A cette position rien moins que tranchée comme on le voit, répond, de l’autre côté, José Ivo Lorscheiter, président de la conférence épiscopale du Brésil.

Ce dernier s’est empressé de préciser que la TdL fait partie « des fruits positifs du concile » et qu’elle reflète « l’ensemble de la vie de l’Eglise latino-américaine », mais surtout il a affirmé que sont erronées les interprétations qui en font « une théorie de la violence ou qui assume ou justifie l’idéologie marxiste » (5).

C’est là une défense qui se situe sur le même terrain et qui adopte le même point de vue que l’accusation et qui constitue explicitement une confession de totale loyauté envers l’ordre établi.

Le cardinal belge Daneels a donc raison quand, pour définir la situation actuelle dans l’Eglise, il fait appel au principe théologique de « pluriformité« , qui est un enrichissement de la catholicité », à la différence du « pluralisme », qui est lui, opposition » (6).

Et c’est en suivant ce principe que le synode, après avoir restauré « le primat du spirituel », a confirmé en bloc le précédent concile du secrétariat, unanimement jugé « progressiste », et a accédé à toute une série de demandes typiques du clergé « de gauche ». Le pape a lui-même souligné dans son allocution finale la nécessité d’une réforme de la Curie Romaine, qui est « l’instrument organique du Pontife romain dans l’exercice de son office suprême », rassurant du coup les évêques sur la volonté commune de limiter « la toute-puissance de la Curie »(7).

Il faut noter aussi que la nouveauté qui a marqué la fin des travaux de l’assemblée, à savoir la rédaction d’une « Relatio finalis » adressée à toute l’Eglise (alors que les « praepositiones » sont normalement adressées au pape). reprend et officialise ce concept de « collégialité » si cher au « progressisme » catholique et à ses prurits démocratiques.

Quelle signification faut-il donner à ces phénomènes apparemment
contradictoires ?

Depuis que l’Eglise, de rempart du monde féodal contre les assauts révolutionnaires de la bourgeoisie, s’est transformée en pilier du régime capitaliste, elle a établi avec celui-ci des rapports si étroits et elle s’est liée à son sort d’une façon tellement indissoluble, que les vicissitudes de son existence ne peuvent être que le reflet du cours économique et politique de la domination bourgeoise.

Il est alors impossible de ne pas voir le parallélisme entre la succession de formes toujours plus concentrées et monopolistiques en économie, centralistes et totalitaires en politique et la trajectoire suivie par l’Eglise. De même que le fascisme, qui représentait la version ouvertement anti-prolétarienne du centralisme et du totalitarisme bourgeois avait hérité et repris les tendances réformistes du bagage social-démocrate traditionnel, de même l’Eglise de la restauration du « primat du spirituel », hérite et reprend à son compte les tendances réformatrices du progressisme catholique.

Et ce cours se déroule inexorablement, que ce soit de façon ouvertement dictatoriale et fasciste, ou de façon démocratique – une démocratie que nous avons dite blindée -, le  »choix » de la méthode ne dépendant pas des inclinations particulières des classes dominantes, mais de la résistance de la classe ouvrière et de la violence des conflits sociaux. Aujourd’hui le totalitarisme bourgeois avance et se renforce dans la démocratie et grâce à la démocratie, en se nourrissant du consensus de la classe exploitée ; c’est dans ce sens que les vainqueurs démocratiques du second conflit impérialiste mondial furent des exécuteurs testamentaires du fascisme.

Que signifie en effet « limiter la toute-puissance de la Curie », sinon renforcer l’autorité centrale du pape dont elle de doit être qu’un instrument ?

Et d’autre part le triomphe de la « collégialité » ne coïncide-t-il pas avec le regroupement unitaire de l’Eglise, à travers la douce méthode de la « démocratie participative », mais sous le talon de fer d’une pression violente et exclusive venue d’en haut ?

Tel est le cours général du monde bourgeois, tel est le cours de l’Eglise qui s’en est fait le défenseur.

L’Eglise ne fait que reprendre et reparcourir ce chemin : centralisation à travers la démocratie d’un puissant arsenal de ressources anti-prolétariennes.

La révolution abattra en même temps ces deux immondes concentrations en soumettant aux feux de ses armes les serviteurs « de droite » ou « de gauche » du capitalisme, qu’ils soient prêtres ou laïcs.


(1) « Il Gionale » 8/12/85

(2) ibid. 9/12/85

(3) ibid. 8/12/85

(4) ibid. 4/12/85

(5) ibid, 1/12/85

(6) ibid.

(7) ibid. 8/12/85

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